Les verts à moitié pleins
La « culture du pouvoir », pour quoi faire ?
Depuis les Européennes, Piolle a une nouvelle thèse qu’il ressasse dans les médias : les écolos doivent montrer qu’ils sont responsables et qu’ils veulent le pouvoir. « Jusque-là, les écologistes “étaient des lanceurs d’alerte et l’aiguillon du Parti socialiste”, mais ils “doivent maintenant développer une culture du pouvoir”, affirme-t-il. Post scrutin, EELV porte désormais la responsabilité de mettre plus de chaises autour de la table pour “devenir un parti de gouvernement”, insiste Éric Piolle » (L’Opinion, 05/06/2019). Dans L’Obs (06/06/2019), il montre les muscles : « Nous pouvons mener des majorités, exercer le pouvoir et ne plus être des suppléments d’âme. » Dans La Tribune (06/06/2019), il rabâche : « Aujourd’hui, le temps de l’alerte est passé, il faut passer à autre chose, assumer d’être une potentielle majorité culturelle. (…) Il est de notre responsabilité de changer notre culture pour devenir leaders de la majorité. »
Yannick Jadot, la nouvelle star d’EELV qui pense aux présidentielles de 2022 tous les matins en triant ses déchets, est sur la même longueur d’ondes : « Nous n’avons jamais été aussi légitimes et crédibles pour gouverner. On ne va quand même pas laisser le volant à ceux qui nous conduisent dans le mur ! » pavoise-t-il sur BFM (18/08/2019). Dans L’Obs (06/06/2019), il s’emballe : « L’écologie a vocation à diriger. Ça a été la social-démocratie pendant des années, désormais c’est l’écologie. »
C’est on ne peut plus clair : le but de Piolle, Jadot et des caciques d’EELV est d’être aux manettes. Mais pour quoi faire ? Par goût du dévouement ou par ambition personnelle ?
Cagoules et barres de fer
Le pouvoir, ça n’a pourtant pas l’air d’être facile tous les jours : « Des fois nos anciens copains nous embêtent parce qu’ils ne comprennent rien à nos contraintes. » Tel est le sens de l’intervention de Piolle dans La Traversée, le dernier film de Romain Goupil, où il suit son ami Daniel Cohn-Bendit à travers la France. La vieillesse peut être un naufrage, et ce film en est une illustration : les deux anciens rebelles soixante-huitards montrent avant tout leur admiration béate pour Macron. À un moment Cohn-Bendit interroge Piolle dans un tram grenoblois en lui demandant si sa mairie est « attaquée par l’extrême-gauche » ?
Réponse du maire de Grenoble : « Ouais. Là, on est typiquement dans une logique où il y a une partie de l’extrême gauche ou des sphères activistes de différentes sensibilités dont le discours se durcit beaucoup. Parce qu’avant c’était assez sympa : il y avait les méchants socialistes ou sociaux-libéraux au pouvoir, les gentils dans la rue sous différentes formes. Tout d’un coup il y a une zone grise : donc ça crispe. Non seulement on a eu un conflit très dur sur les fermetures de bibliothèques, les réductions de dépenses que l’on a faites pour absorber le mois de dépense que nous a sucré Valls, mais au mois de décembre il y avait des cagoules et barres de fer au conseil municipal, donc protégé par la police. »
Hallucination ? Mensonge ? Lors des multiples rassemblements contestant le plan de sauvegarde et les fermetures des bibliothèques, on n’a vu ni barre de fer ni cagoule. Il y avait bien des tracts, un mégaphone, une batucada, des piles de livres ou un cercueil. Les protestataires étaient certes en colère mais n’ont jamais commis la moindre agression physique. Tout juste ont-ils tapé sur des vitres, sans même les briser.
Apprentissage express de la culture du pouvoir
S’ils étaient en colère, c’est parce qu’ils se trouvaient face à un mur. Un mur tenu par des personnes qui trois ans auparavant auraient sans aucun doute participé à la contestation d’un tel plan d’austérité [1]. Mais qui, une fois au pouvoir, se sont mis à agir comme tous les autres adeptes du pouvoir : annonce d’un plan d’austérité sans concertation, aucune marge de négociation, argumentaire du « il n’y a pas d’alternative », mépris des contestataires, petite reculade sans avouer qu’elle est due à l’ampleur de la mobilisation, annulation d’un RIC local en refusant d’organiser un vote autour de la fermeture des bibliothèques (alors que le nombre nécessaire de signatures avait été collecté), et tentative de répression contre une agente impliquée.
On voit que Piolle et les autres « leaders de majorité » grenobloise possèdent déjà cette fameuse « culture du pouvoir », celle qui cherche à faire taire les citoyens et associations un peu trop « rebelles » à leur goût, en allant jusqu’à instrumentaliser le droit. On a ainsi vu la Ville (ou ses sociétés) attaquer pour diffamation une Union de quartier pour une petite ligne sur le bakchich dans un article sur les marchés, réclamer la somme délirante de 2,3 M€ à des requérants contre un permis de construire, envoyer les huissiers à Vivre à Grenoble, association dont elle soutenait l’action avant 2014, et lui exiger dans une autre procédure le paiement de 2400 € de frais de justice, menacer d’amendes sévères (40 € par affiche décollée) les collectifs qui ne se cantonnaient pas aux 111 malheureux panneaux destinés aux associations dans la ville. Bref, les anciens lanceurs d’alerte ont bien appris de leurs luttes passées et sont très rapidement devenus, à l’abri du droit, les champions de la procédure-baillon locale. Sans doute le fruit malheureux de leur conviction d’être, comme l’avait écrit un jour l’élue Laurence Comparat « les bonnes personnes au bon moment au bon endroit » (Le Postillon n°36). Quand on a de toute façon raison, on peut tout se permettre.
Pour quels résultats concrets ? D’accord, ils ont enlevé un peu de pub’, ont pris un arrêté anti-expulsion (retoqué depuis), expulsent moins les squats, font de jolies pistes cyclables bariolées, et les budgets participatifs aboutissent quelques (rares) fois sur des projets sympas. Mais il n’y a pas grand chose qui les démarque d’une politique menée par le PS. Entre les deux tours de l’élection de 2014, Piolle avait prévu de s’allier avec les Socialistes, mais ce sont les Socialistes qui n’ont pas voulu. Pour les municipales de 2020, le secrétaire d’EELV David Cormand propose au niveau national – attention novlangue – une « cogestion dans le cadre de ce que nous appelons une “alternance bienveillante” avec le Parti socialiste et les autres forces désireuses de participer de cette alternance. »
Sur les sujets d’importance, les écolos grenoblois font donc la même politique que les socialistes [2]. Ils encouragent toujours la monoculture grenobloise du high-tech énergivore et le développement de la Smart City. Ils militent pour l’attractivité du territoire, donc pour toujours plus de béton et de déplacements. Ils manigancent pour augmenter les pouvoirs de la métropole, éloignant sans cesse le pouvoir du simple citoyen. Ils acceptent le chantage financier de l’Anru (agence nationale de la rénovation urbaine) et les destructions de logements sociaux en bon état à la Villeneuve. Et ils ne s’opposent même pas à l’agrandissement de l’autoroute A480, grand projet inutile à 300 millions d’euros, proposant seulement quelques « aménagements » très Smart City (une voie de covoiturage avec vidéoflicage à la clé).
Dissonance entre le local et le national
Ce qui change vraiment par rapport aux véritables « partis de gouvernement », ce sont les prises de position à propos de la politique nationale et internationale. Là on retrouve les discours enflammés, les marqueurs écologistes et de gauche, les idées généreuses sur la « vraie démocratie ».
Un épisode révélateur s’est déroulé le 26 juin dernier. Le député François Ruffin était venu faire un meeting devant la Belle Électrique pour inciter les Grenoblois à signer la pétition pour un référendum sur la privatisation des aéroports de Paris et avait invité Piolle à venir à la tribune [3].
Suite aux prises de paroles, Place Gre’net (27/06/2019) raconte qu’un militant du Dal (Droit au logement) est monté sur la tribune pour dénoncer « la fusion annoncée entre le bailleur social Actis et la société mixte Grenoble Habitat, de “l’ordre d’une privatisation”, tout cela “sans débat public”. (…) François Ruffin, témoin de la scène, a alors glissé au maire : “Il n’y a pas eu de débat public ?” Réponse du tac-au-tac de l’intéressé : “Ça aurait tourné au pugilat !” Sur quoi le député LFI a discrètement applaudi le militant du Dal 38. »
Voilà un bon résumé de la situation : au niveau national, Piolle est dans l’opposition, dénonce les privatisations et le manque de débat public. Au niveau local, Piolle a la « culture du pouvoir », bosse main dans la main avec les multinationales (sur l’éclairage public, les parkings ou l’urbanisme) et trouve qu’organiser des débats publics génère un risque de « pugilat ».
Reconnaissons que Piolle et les Verts ne font que suivre l’exemple de tous les « partis de gouvernement ». Combien d’espoirs déçus en des mairies socialistes ou communistes, ayant fait rêver leurs électeurs le temps d’une campagne ? Combien de dissonances entre les grandes envolées théoriques et les petites magouilles quotidiennes une fois « la culture du pouvoir » incorporée ?
Les électeurs locaux des communistes peuvent en témoigner : ça fait soixante-dix ans que le Parti gère les trois plus grosses communes de la banlieue grenobloise mais à part le nom des rues, rien ne différencie ces communes de leurs homologues social-traîtres. Il y a peut-être un peu plus de logements sociaux et de centres sociaux, mais sinon les mêmes bâtiments, les mêmes zones industrielles, les mêmes centres commerciaux, les mêmes centres-villes déserts que partout ailleurs. Bien entendu, cette évolution n’est pas de la faute des communistes. En bons gestionnaires, ils n’ont fait que simplement l’accompagner. Cerise sur la faucille : les mairies de Fontaine et d’Échirolles sont mouillées en ce moment dans des histoires de conflit d’intérêt, de fraude et de favoritisme.
Alors oui, ma brave dame, gouverner c’est compliqué. On peut pas plaire à tout le monde, au pouvoir comme ailleurs. Dans la suite de sa confession à Cohn-Bendit, Piolle balance : « La politique c’est l’exercice de la frustration par définition. »
Quels dessous du pouvoir ?
Ces dernières années il nous est souvent arrivé de croiser des élus ou des membres du cabinet du maire nous reprochant notre ton trop critique envers la municipalité. « Vous vous rendez pas compte, tout le monde est contre nous, nos adversaires manigancent des coups bas, on doit faire face aux lobbies, le préfet nous met des bâtons dans les roues, alors on peut pas faire ce qu’on veut. »
On leur suggérait alors de nous expliquer cette part sombre du pouvoir, de nous balancer des faits, des noms, des histoires qui racontent cette difficulté à gouverner en gardant ses idées généreuses. On aurait pu faire des papiers pour dénoncer tout ça (en leur garantissant l’anonymat bien sûr). Pour qu’au moins leur passage au pouvoir municipal serve à quelque chose, pour que l’intelligence collective progresse, pour que d’éventuels candidats aux idées généreuses soient mieux armés et ne reproduisent pas les mêmes erreurs. Et surtout pour qu’on puisse mieux combattre tous les aficionados de la « culture du pouvoir »...
Mais on n’a jamais rien reçu. Qu’ils n’aiment pas Le Postillon, on comprend, mais on n’a rien lu de cet ordre-là non plus sur Place Gre’net, Le Daubé ou France 3 ou sur le bulletin de Vincent Comparat (autrement appelé Le Rouge & le Vert). Ils ne nous ont rien appris sur les travers de la « culture du pouvoir », pourquoi on en arrive à se renier ou se compromettre, comment les lobbyistes font avancer leurs dossiers, quels manigances honteuses sont mises en place, pourquoi ce fameux pouvoir est maudit, comment on se transforme en simple gestionnaire. On ne sait rien de leurs erreurs, de leurs regrets, de leur part d’humanité dans cet exercice du pouvoir qui semble être tellement froid.
À la place, on a eu droit récemment à un joli document de vingt pages d’autosatisfaction de bilan du mandat célébrant ce « Grenoble qui innove, se transforme et change ». Une belle éco-langue de bois, comme dans toutes les productions municipales. Le journal municipal Gre.mag était censé faire la part belle aux « débats sur les controverses municipales » (engagement 13). À la lecture de cette œuvre de propagande tout à fait classique, on ne peut que penser qu’il s’agissait d’une bonne blague.
« Il y a toujours des gens qui sont dans la logique de casser le système pour des raisons qui leur sont propres qui sont pas mon choix parce que moi je veux le transformer de l’intérieur ». Voilà l’explication donnée par Piolle à Cohn-Bendit sur le divorce entre la mairie et les contestataires. Qui aujourd’hui dit qu’il veut prendre le pouvoir pour laisser le système tel qu’il est ? « Transformer le système de l’intérieur », c’est le but de tous les tenants de la « culture du pouvoir ».
La « culture du pouvoir » ne connaît pas de faiblesse, n’a pas d’humilité et ne veut pas renverser la table. La « culture du pouvoir » a pour but de bien gérer les budgets, faire des beaux coups de com’ et que le business prospère. La « culture du pouvoir » conduit surtout à vouloir rester au pouvoir, et qu’importent les compromissions. C’est notamment elle, et son fameux « sens des responsabilités » qui nous a conduit dans le mur écologique où l’on se précipite. Comment peut-on croire qu’elle permettra de prendre une direction raisonnable ?
Le pouvoir est une chose trop importante pour le laisser à ceux qui le veulent. Ruffin, encore lui, balançait dans Marianne (19/06/2018) : « C’est presque une limite dans ma position et en même temps, il serait peut-être sain que le pouvoir échoie, parfois, à des hommes qui n’en ont pas le goût » [4]. Message transmis à Piolle et à tous ses amis verts.
Notes
[1] Il y avait d’autres scénaris à ce plan d’austérité, révélés par les élus dissidents Guy Tuscher et Bernadette Richard-Finot (voir Le Postillon n°51), dont un qui globalement préservait le budget de fonctionnement, en gros les services publics (bibilothèques, santé,…) et les subventions aux associations. Mais la majorité a préféré celui qui coupait dans ces dépenses pour favoriser les investissements de fin de mandat, et donc les grosses multinationales du BTP, comme on le voit actuellement avec ces chantiers qui poussent un peu partout.
[2] Pour plus d’éléments de réflexion sur le bilan de la municipalité Piolle (réalisé ici à la hache par manque de place), vous pouvez commander la collection presque complète du Postillon.
[3] Comme par hasard, depuis qu’il est député, le journaliste Ruffin préfère inviter Piolle plutôt que Le Postillon quand il passe à Grenoble. Pas grave : on se retrouvera quand Le Postillon sera maire de Grenoble.
[4] Remarquons le « parfois » qui lui laisse quand même la porte entr’ouverte pour la présidentielle de 2022. La direction du Postillon se déchire d’ailleurs à ce sujet depuis juin 2017 ; deux de ses membres ayant parié une bouteille de rhum qu’il sera le prochain président, les autres trouvant cette perspective complètement fantaisiste et peu intéressante. Pas grave : dans tous les cas, on se réconciliera grâce à la bouteille de rhum.