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Un corbeau qui poukave des indics

La chasse à la balance est ouverte

Sur l’internet grenoblois, on trouve de tout, même des photos de potentiels indicateurs de la police. Cette « nouveauté » vient briser un tabou de la rue : le silence. Balancer ses amis gangsters aux flics, qu’ils dealent ou braquent des banques, c’est faire face à des représailles desdits dénoncés. Mais pour dénoncer les dénonciateurs, Snapchat apporte la solution : un corbeau utilise le compte «  Mort aux poukaves » [1] et balance des indicateurs de la police. Mais à la fin, un mec qui « poukave » une balance n’est-il pas un indic ?

Il y a une photo, un nom, et souvent une insulte. De mauvaise qualité, l’image laisse découvrir un visage, un petit sourire ou de gros pectoraux. Une chaîne en or les habille parfois. On lit : « Tu t’es mis a table plusieurs fois  », «  t’es une grosse tapette », « gros suceur de bite » et encore « en voyage en Thaïlande grâce à ta paye d’indicateur  » [2]. Au petit jeu des dénonciateurs d’indics de la police, les dealers grenoblois font (encore une fois) preuve d’innovation. Sur le compte « Mort aux poukaves », disponible sur Snapchat, on peut consulter régulièrement des photos de garçons dénoncés comme « balance  ». L’un est juché sur une moto, l’autre dresse un majeur en l’air. Le troisième, accolé au rappeur Jul, est désigné comme « un gros indic avec son frère ». Les jeunes hommes viennent du Village olympique, de la Bajatière, de Saint-Martin-le-Vinoux. Parfois, des détails précis sur leur vie apparaissent : celui-ci a déménagé dans le sud, cet autre travaille dans un restaurant. Pour le procureur adjoint de Grenoble, Boris Duffau, en charge de la criminalité organisée, « ces messages vont inciter toute personne à renoncer à collaborer avec la police », tout en notant que « ce type de dénonciation est un phénomène nouveau pour nous  ». Afin d’intimider un potentiel indicateur, les malfrats d’antan devaient se salir les mains, « aller au contact avec la personne intéressée ou sa famille. La particularité des réseaux sociaux est cette diffusion très large de la menace et l’anonymat  », analyse le procureur adjoint, qui rappelle que dénoncer un indicateur de la police peut coûter jusqu’à cinq ans de prison. Pour l’instant, il n’y aurait pas eu de « suites judiciaires » à propos de ce compte. Aujourd’hui, la personne derrière «  Mort aux poukaves » est plus efficace : elle ne court presque aucun risque, a une large audience et peut actualiser la liste des indicateurs régulièrement. La dernière publication est un simple message, sans photo : « Ne pas oublier les deux frères de Villeneuve Y et Z, des gros indicateurs qui rase les murs pour aller dire voir leur maman deu grosse tapette faut pas les oublier ils sont rechercher par pas mal de personne il mette que des pilule pour se qui font des affaires faites vraoment attention » (sic).

Balancer le crime, ça paie

Parmi les noms qui apparaissent sur « Mort aux poukaves  », l’un fait tilt dans la tête d’Alain Devigne, un policier grenoblois ayant déjà témoigné au Postillon (voir Le Postillon n°46) : celui de X. Il « devrait se taper sa maman tous les soirs  » selon le corbeau Snapchat qui le désigne comme « gros indicateur de la PJ [NDR : police judiciaire] ». D’après le policier Devigne, X serait impliqué ou relié dans toutes les affaires qu’il dénonce depuis des années : le braquage Delatour en 2010, celui du casino d’Uriage en 2010, et le gofast Bessame en 2011. Or, pendant le braquage Delatour, il y a eu une tentative de meurtre sur des policiers. « À cause de cela, il devrait être rayé de la liste des indicateurs », assure Devigne qui constate que comme X a continué à fournir des informations à la police, il s’agit d’un indic’ criminel. « À ce moment, X n’est pas bête : il sait qu’il tient les flics, car si un flic protège un criminel, il est marié avec lui. S’il tombe, le flic tombe aussi.  » Ainsi X est mis en garde à vue dans l’affaire Delatour par les gendarmes car des empreintes ADN et un SMS l’incriminent, mais il sort rapidement libre grâce à l’aide de la PJ grenobloise.

Selon Devigne, la PJ a souvent rémunéré des indics en leur remettant illégalement une partie des stupéfiants saisis grâce à leurs informations. « C’est illégal. Les policiers grenoblois sont borderline dans leur gestion des indicateurs. Certains sont allés trop loin.  » De son côté, le procureur Duffau explique qu’une « charte des indicateurs est créée en 2004, qui amène un code déontologique afin de gérer ces sources. La loi offre la possibilité de rémunération et officialise une pratique qu’on utilisait jusque là de manière cachée. » Les policiers grenoblois poursuivent les échanges avec les tontons. D’ailleurs le corbeau de Snapchat mentionne dans une publication le nom d’un membre de la PJ grenobloise, « J ». Il serait proche d’un indicateur balancé par « Mort aux poukaves  » : K. 

Heurts et malheurs de la poukave

Celui-là aussi, Alain Devigne l’a rencontré au tribunal, il y a quelques années. Arrêté avec une arme à feu, il attendait de partir pour six mois de détention. Peu avant, il interpelle Alain Devigne qui s’occupe de la sécurité du palais de justice. « Il m’a dit qu’il était un indic d’un haut gradé de la PJ, J, et qu’il avait une info sur un meurtre à Saint-Martin-d’Hères. J’en parle au substitut du procureur qui est intéressé par l’info et le laisse sortir.  » Cette info, K l’a recueillie en garde-à-vue, en entendant d’autres accusés se mettre d’accord sur leur version des faits. « K balance tout ce qu’il peut. Mais depuis, il a été victime de tentative d’homicide. Sa vie est en danger », poursuit Devigne, lucide et bien informé. Et effectivement sur Snapchat, les détails sur sa vie sont si nombreux que K semble bien « cramé ».

T est encore plus mal barré tellement son nom est paru dans la presse. Il est impliqué dans les meurtres de Kevin et Sofiane, à Échirolles, en 2012, alors qu’il avait 21 ans. Sur Snapchat, c’est carrément sa carte d’identité qui apparaît, avec l’annotation «  le roi des balances  ». Selon ce compte, il fait partie des deux accusés à avoir collaboré avec la police, et a accusé ses comparses – celui-ci a frappé à la tête, l’autre avec une arme, et divers détails sordides. Acquitté, il évite la prison mais fait face à la haine de la famille de ses co-accusés au point de se faire «  agonir d’insultes » (Le Daubé, 13/12/2015) lors de la décision du tribunal. « C’était très difficile pour lui la détention. On l’accusait de balance, le mot était passé, il ne pouvait pas sortir en promenade », explique Maître Ripert, son avocat, sur France 3 (9/11/2015). Parti à Lyon pour se faire oublier après sa détention, « il fume tous les jours pour oublier les menaces  », et se fait attraper pour des infractions de la route. « L’Isérois a cette fois écopé de 6 mois de prison ferme. Il a été écroué  », selon Grand Grenoble Alpes (10/02/2017). Depuis, silence radio.

Sur « Mort aux Poukaves  », d’autres noms et visages de balances apparaissent. Devigne ne les connaît pas tous. Certains doivent cacher des histoires aussi tordues que celle de X, aussi opportunistes que celle de K, ou plus inquiétantes que celle de T. D’autres n’ont peut-être rien fait, leurs noms simplement donnés en pâture. Mais qui pourrait bien être M. Corbeau ? Qui dénoncera celui qui dénonce les poukaves ? On attend la photo sur Snapchat.

Notes

[1Une « poukave » est un mouchard, quelqu’un qui balance des infos qu’il devrait garder secretes.

[2Les fautes d’orthographe des messages Snapchat n’ont pas été corrigées.