Accueil > Décembre 2018 - Janvier 2019 / N°48
Rencontre avec des dissidents municipaux
La Métropole est-elle une fatalité ?
Aux dernières élections municipales, il y a eu dans la Métropole deux équipes élues inattendues : celle d’Eric Piolle à Grenoble et celle de Francie Mégevand à Eybens. Les deux étaient censées représenter une « autre gauche », avec pour ambition de « faire de la politique autrement ». Quatre ans plus tard, les deux équipes ont déçu nombre de leurs sympathisants en faisant de la politique comme d’habitude : langue de bois, non-respect des engagements, discrédit sur toute contestation interne. À Grenoble, Guy Tuscher et Bernadette Richard-Finot, exclus de la majorité pour « crime d’abstention » lors du vote du budget 2017, ont monté le groupe « Ensemble à gauche ». À Eybens, Raoul Urru et Belkacem Lounes ont fait scission pour fonder « Pour le respect des engagements ».
Le Postillon a rencontré certains de ces dissidents pour parler de la Métropole. Où l’on voit que le développement de celle-ci s’accompagne de nombreuses contradictions et que ces transferts massifs de compétences compliquent sacrément la tâche des élus municipaux qui veulent simplement tenir leurs engagements.
Pour parler de la Métropole, Raoul Urru a une petite anecdote : « À Eybens, il y a la rue Jean Bistési qui n’a plus eu de plaque pendant six mois. Un habitant s’en est plaint à plusieurs reprises. Il a donc contacté la Métro, la ville d’Eybens... Sans réaction concrète. Maintenant, il ne sait plus à qui s’adresser : à la ville, à la Métropole. Ça fait six mois que ça traîne, et il ne sait toujours pas qui doit s’en occuper. C’est anecdotique mais assez représentatif. »
La Métropole est une des causes de scission des élus eybinois. En septembre 2017, la majorité municipale du rassemblement de gauche et écologiste pond un pavé de 31 pages pour s’enorgueillir de son « bilan de mi-mandat ». Parmi les actes célébrant ses « trois ans de transition », les élus se félicitent de ne pas cumuler les mandats. Ainsi peut-on lire page 24 : « Principe de non-cumul des mandats : pas de vice-présidence de Grenoble Alpes Métropole ou d’autre mandat électif pour les élus de la majorité. » Et encore, page 27 : « Francie Mégevand [la maire] et Pierre Bejjaji, premier adjoint à la Ville et également élu métropolitain, ont fait le choix de ne pas se proposer pour la vice-présidence de la Métropole, afin d’exercer le plus efficacement possible leurs responsabilités eybinoises. »
Mais moins d’un mois plus tard, le 29 septembre, patatras : la maire est élue vice-présidente de la Métropole déléguée à la culture et à l’éducation. Pourquoi ce revirement ? J’ai rencontré l’élu Raoul Urru avec Eric Ragusi (ancien chef de cabinet démissionnaire) et Özlem Ragusi (ancienne présidente d’Eybens Démocratie, l’association à laquelle appartient la majorité municipale). Ils expliquent : « Francie Mègevand a utilisé plusieurs arguments, notamment qu’elle devait se sacrifier pour ce poste qui, sinon, ne reviendrait pas à un élu RCSE [NDR : Rassemblement citoyen solidaire et écologiste, le groupe de la municipalité grenobloise]. Bref, ça n’a rien à voir avec l’intérêt général, il s’agit juste de jeux politiciens à l’échelle métropolitaine, mais cela ne l’a pas empêchée de renier ses engagements. » Suite à cette annonce, ils lui ont proposé de démissionner de son poste de maire, ce qui aurait évité le cumul. Mais rien n’y a fait : « Depuis un an elle cumule donc le poste de maire et de vice-présidente à la culture, sans qu’on comprenne ce qu’elle aurait apporté à ce niveau. Elle nous a affirmé également qu’être vice-présidente à la Métropole lui permettrait de mieux soutenir les intérêts d’Eybens. C’est scandaleux de dire ça ! Sur la Métropole, il y a vingt vice-présidents et 49 communes : ça voudrait dire que les intérêts des communes qui n’ont pas de vice-président ne sont pas bien défendus ? Et pour finir elle n’a pas renoncé non plus à l’indemnité de vice-présidente, 1 600 euros par mois, ajoutés aux indemnités de maire et de déléguée au SMTC, en plus de sa retraite, ça rend le ‘‘sacrifice’’ très relatif. »
Les trois personnes rencontrées, ainsi que Belkacem Lounes, ont refusé d’avaler cette couleuvre, et se sont donc désengagées de l’équipe municipale. En ayant plein d’autres choses à reprocher à Francie Megevand : son autoritarisme, son incapacité à déléguer, ses attitudes méprisantes et agressives tout en prétendant « fonctionner de manière collégiale ». Et de me déballer quantité d’anecdotes, de reniements, de passages en force, etc. Mais mon sujet, c’est la Métropole : « Ah ben on en a une bonne ! À Eybens on avait voté un vœu demandant la suspension de l’installation des compteurs Linky. Le lendemain, il y avait un conseil métropolitain où siègent donc Francie Mègevand et Pierre Bejjaji, le premier adjoint. Et bizarrement, au moment où la Métro a voté son soutien au Linky, ils se sont très étrangement absentés de la séance. Ils n’ont même pas défendu la position qu’ils avaient votée la veille, tout ça à cause de leurs alliances dans cette majorité. La Métropole, ça lisse les désaccords. »
Et là-dessus, les exemples ne manquent pas. Tenez, par exemple, prenez l’élargissement de l’autoroute A480. Un grand projet inutile comme on les aime, pour faire transiter toujours plus de bagnoles, alors que la Métropole prétend par ailleurs être pionnière dans la lutte contre la pollution atmosphérique. Trois cents millions d’euros dépensés par Area en échange de la prolongation de ses concessions d’autoroutes, des centaines d’arbres abattus, des travaux qui s’annoncent très compliqués, avec une partie de la rocade fermée pendant plusieurs mois : tous les ingrédients sont présents pour susciter à priori une opposition de la part d’élus écologistes. Eh bien figurez-vous que Piolle et les autres élus grenoblois, bons petits soldats de la majorité métropolitaine, ont voté un avis positif à la Métropole, en l’assortissant de quelques molles réserves. S’ils avaient été élus dans l’opposition, nul doute qu’ils auraient été vent debout contre cette extension du domaine autoroutier.
Les contradictions similaires se ramassent à la pelle, une des dernières en date étant l’agrandissement du centre commercial Grand’Place. Alors que les écolos étaient farouchement opposés à la création d’une nouvelle zone commerciale à Neyrpic à Saint-Martin-d’Hères, ils soutiennent cette fois l’extension du domaine du consumérisme. Un projet monté catimini par la Métropole, avec un permis de construire déposé après le début de la très discrète « concertation » qui a eu lieu cet été. Cette opération opaque semble être avant tout un prélude à de grandes opérations immobilières dans cette partie de l’agglomération : là-bas il n’y a pas d’habitants, alors les promoteurs peuvent construire tranquillement, avec l’accord des écolos.
La dissolution des responsabilités
Le développement de la Métropole complique sacrément le travail des élus communaux, comme en témoignent Raoul Urru, Özlem et Éric Ragusi : « Il y a un gros problème de circulation de l’information entre la Métropole et la commune. Nos deux élus métropolitains ne font qu’un retour sélectif de ce qui se passe à la Métropole. Quand ils parlent de la Métropole aux autres élus municipaux, c’est surtout pour influencer et manipuler la majorité. Ils donnent l’information Métro quand ils en ont besoin pour imposer leurs vues. »
Un constat partagé par Guy Tuscher, l’élu dissident grenoblois : « Dans la municipalité grenobloise, c’était le vice-président à la Métropole, Yann Mongaburu qui devait faire des comptes-rendus de ce qui se passait à la Métropole. En fait, il n’a jamais correctement assuré ce rôle, les élus grenoblois avaient très peu d’informations sur ce qui se décidait à l’échelon au-dessus. »
Si la relation avec la Métropole est distante pour les simples élus municipaux, elle est inexistante pour les habitants : « Les élus se rendaient quand même un peu compte de ce problème. Alors au début du mandat, il y a eu l’idée de créer des maisons des habitants métropolitaines, pour qu’il y ait une interface entre la Métropole et les simples habitants. Et puis cette idée a complètement disparu sans qu’on sache pourquoi. »
Depuis qu’ils se sont retrouvés dans l’opposition, Guy Tuscher et Bernadette Richard-Finot ont demandé à avoir un siège à la Métropole : « On nous l’a refusé, parce que notre cas d’élus dissidents en cours de mandat n’était pas prévu. Nous nous retrouvons ainsi le seul groupe municipal à être exclu de la Métropole : le Front national avec deux élus comme nous est à la Métropole. On est donc privé d’information, ce qui est tout à fait anormal et crée une catégorie de "sous-élus". Quand on demande des documents, on ne nous les donne jamais. Ce qui se passe à la Métropole reste très mystérieux pour nous. »
« La Métro ça technocratise, ça a éloigné la décision à des années-lumière des citoyens, analysent les dissidents d’Eybens. Dans nos engagements, on promettait que les élus métropolitains allaient partager toute l’information pour que tout le monde puisse s’en servir de manière objective. Pour pas que ça arrive au dernier moment en nous disant ‘‘de toute façon on n’a pas le choix parce que la Métro a décidé ça’’. Et en fait c’est ce qui se passe en ce moment à Eybens. »
Des économies d’échelle ?
Il y a cinq ans, au moment de la création des métropoles, ses promoteurs promettaient des économies d’échelle, des mutualisations et une meilleure-utilisation-de-l’argent-du-contribuable. Depuis, aucun bilan financier de ces fameux « transferts de compétences » n’a été fait. Ce qui se voit pour l’instant, ce sont plutôt les nouveaux frais : l’année dernière, les élus de la Métropole ont lancé l’agrandissement et la rénovation de leur siège pour la coquette somme de 46 millions d’euros. Alors que les communes se plaignent sans arrêt de la baisse des dotations de l’État, la Métropole ne semble pas avoir de problème de liquidités.
Raoul Urru analyse : « La Métro apparaît parfois comme une excuse facile à certains immobilismes avec un maire qui va vous dire ‘‘oui j’y peux rien c’est la Métropole’’. À la fin du conseil municipal d’Eybens, il y a des questions du public, et très souvent la réponse des élus c’est ‘‘attends ce n’est pas nous c’est la Métro donc on sait pas’’. La Métro renforce le côté ‘‘il n’y a pas d’alternative’’. »
Et alors, eux, proposent-ils une « alternative » ? Les dissidents d’Eybens vont sûrement monter une liste pour les élections municipales de 2020 contre leurs anciens alliés « parce qu’il faut qu’ils soient battus : ce n’est pas possible que cette équipe continue à faire l’inverse de ce sur quoi on s’était engagé. C’est le genre de comportements d’élus qui font monter les extrêmes. »
Que comptent-ils faire au sujet de la Métropole ? « Déjà, il y a une chose très simple : le maire ne doit pas être élu métropolitain. Ce rôle, important, doit être dévolu aux autres élus. Le maire peut peser grâce à la conférence mensuelle des maires et surtout grâce à un travail collectif au sein de sa majorité, qu’il doit favoriser. »
Mais sinon ? Faut-il continuer dans cette voie, déléguer toujours plus de compétences à la Métropole ?
En octobre 2013, Le Postillon plaidait pour la dissolution de la Métropole et la création de communes libres dans tous les quartiers. Cinq ans plus tard, force est de constater que cette revendication est restée lettre morte : tout le monde s’est résigné au renforcement du pouvoir de la Métropole. Cette structure technocratique a été créée sur injonction de l’État, avec la réticence de pas mal de communes, notamment dans le sud-grenoblois. Aujourd’hui, personne ne se bat contre, comme si les transferts des compétences étaient une fatalité, comme s’il n’y avait d’autre choix que d’accepter l’éloignement du pouvoir des simples habitants.
Sur son blog, l’ancien maire de Saint-Paul-de-Varces Denis Bonzy, est souvent très critique envers la Métropole. Après avoir été candidat aux dernières municipales grenobloises (3,5%), il retentera sa chance à Saint-Paul-de-Varces en 2020. Si jamais il est élu, que compte-t-il faire de la Métropole ? « Quand je parle autour de moi du retrait de la Métro, les personnes réagissent comme face à l’Europe. L’instance est détestée mais elle est subie comme irréversible. Je vais proposer une organisation différente avec des comités territoriaux. Les comités territoriaux doivent correspondre à des bassins de vie. Et en plénière, la Métro ne peut statuer que sur des projets proposés par un comité territorial. Cela rend le pouvoir à la proximité. »
Les dissidents eybinois n’envisagent pas non plus de sortie de la Métropole : « Sans doute faudrait-il faire une pause sur la Métropole, prendre du recul sur ce qui a été fait. Il faut se donner le temps de faire fonctionner correctement ce qui est en place avant de réfléchir à d’éventuels autres transferts de compétences municipales. Et puis déjà, poser le débat car il faut qu’une critique de la Métropole puisse naître. Parce que là, on culpabilise les gens qui critiquent la Métro en les traitant d’ignorants ou de poujadistes. Mais qu’est-ce qu’on dit à celui qui veut juste que la plaque signalétique de sa rue soit changée dans un délai raisonnable, sans avoir à se perdre dans les labyrinthes technocratiques de la Métro… »
Face à toutes les critiques naissantes de la Métropole, ses partisans plaideront pour les nécessaires ajustements en cette période de transition. Mais en-dehors des dysfonctionnements « anecdotiques », il faudrait surtout questionner les fondements de l’existence des Métropoles : le besoin pour l’État de réorganiser le territoire pour peser dans la compétition internationale. Aucune prise en compte de l’intérêt des habitants, tout pour la drague des investisseurs et pour les besoins de la mondialisation.
Bien entendu, il est logique que certaines choses soient gérées au niveau de l’agglomération : le ramassage des poubelles, la gestion de l’eau potable, le crématorium, etc. Mais a-t-on besoin pour cela d’une structure aussi lourde que la Métropole, nivelant toutes les politiques locales et empêchant toute prise de position originale au niveau communal ?