Ne le niez pas, on vous observe. On vous voit réclamer des petits marchés de producteurs, chantant « Les marchés de Provence », de Gilbert Bécaud. Vous rêvez d’alentours grenoblois verdoyants, fleurant la pomme ou le thym serpolet. Vous aimez caresser la barbiche des cabris, entendre chanter le coq et sauter à pieds joints dans de la fraîche bouse de vache. Vous aimez vous abader dans la paille, bande de petits coquinous !
Le problème, c’est que vous n’êtes pas aidés.
Déjà, vous cherchez des tomates en janvier. Et puis, vous confondez brebis et chèvres, et vous ne savez pas quand on fait les foins. Vous vous gourez de côté à l’Estacade, confondant ainsi les rares paysans avec les revendeurs de fruits et légumes produits dans le fin fond de l’Espagne par des travailleurs clandestins, transitant ensuite en camion par le Marché d’intérêt national. Il faut y mettre du vôtre, aussi. N’empêche, c’est d’agriculture paysanne dont vous rêvez : de vrais gens cultivant en petites exploitations près de chez vous, vendant du produit frais en circuit court, sans pesticides… Tiens, l’exact opposé de ce que défendent les dirigeants de ces phares du XXIe siècle qui éclairent nos campagnes : les Chambres d’agriculture.
Les Chambres d’agriculture (comme celles d’artisanat ou d’industrie) sont des organismes « consulaires », c’est-à-dire des établissements publics à caractère économique. N’allez pas croire que c’est vieux : le monde a vécu 4,567 milliards d’années sans. Elles ne furent fondées qu’en 1924, en un temps que les moins de cent ans ne peuvent presque pas connaître.
Elles sont comme des fusées à trois niveaux, qui s’emboîtent vaguement : niveau départemental, c’est avenue Marcellin Berthelot à Grenoble ; niveau au-dessus, la Chambre régionale, rue Baldassini, à Lyon ; et au plan national l’APCA, Assemblée permanente des chambres d’agriculture, inscrite comme… représentante d’intérêts auprès de l’Assemblée nationale. Ça veut dire lobbyiste en langage châtié. Elle contribue d’ailleurs au financement du « Club de la table française », créé par un cabinet de relations publiques, Com’Publics, lequel soumet les 300 députés membres aux influences des grandes industries (Danone, Casino, Pernod Ricard, etc.).
Dans ces fusées Soyouz aux 8 010 salariés et 702 millions d’euros de budget total consolidé, le modèle dominant n’y est pas celui de Bécaud ou de Bové, mais celui de l’ultra-majoritaire Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
La fameuse FNSEA.
C’est le cheval de Troie du modèle agricole intensif : elle soutient le système concurrentiel, promeut l’industrialisation des exploitations, et s’oppose, par lobbying et manifestations, aux normes environnementales, comme récemment sur le glyphosate. Tel un poulpe, elle se ramifie en antennes départementales, les FDSEA et, croyez-le ou non, ce sont elles qui président toutes les Chambres départementales de France (à l’exception notable de celle du Puy-de-Dôme). Aux manettes, une majorité de gros exploitants, absorbant l’essentiel des aides agricoles, sans réelle contrainte sur les intrants polluants, avec de grosses machines achetées à crédit qui auront de moins en moins besoin de conducteurs car dirigées par satellite. À leurs yeux, le paysan du coin avec sa serfouette et son bio est à ranger à l’étage du Musée Dauphinois, dans l’expo « Les gens de l’Alpe », entre les croûtes de fromage dans la musette et l’écuelle en bois. Du plouc.
Parce que je le Wauquiez.
Slogan proposé à L’Oréal (refusé)
On murmure même que la FNSEA est celle qui fait et défait les ministres de l’Agriculture. Vous pensez alors, bons comme le bon pain que vous êtes, que l’État, ou la Région par exemple pourraient contrebalancer cela ? Morte-jambe !
Il est notoire que le service déconcentré de l’État, la Draaf (direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt), ne réserve que peu d’écoute à la paysannerie. Quant à la Région, la mainmise de la FNSEA y est bénite par le grisonnant Wauquiez, célèbre pour faire croire qu’il parle arabe avec deux phrases et pour avoir, à peine entré en fonction, drastiquement réduit les subventions attribuées aux associations d’agriculture paysanne – moins 500 000 euros, soit moins de 70 % pour la Fédération régionale d’agriculture biologique, moins 50 % pour Terre de liens, moins 35 % pour le réseau des Amap.
Il est doux aussi de savoir qu’Éric Thébault, l’ancien chargé de mission auprès de la vice-présidente à l’agriculture était ancien directeur de la FRSEA Rhône-Alpes. Le nouveau conseiller délégué aux fonds européens agricoles est Emmanuel Ferrand, ancien président de la FNSEA03.
Le conseiller régional délégué à l’agriculture bio est Dominique Despras, je vous le donne Émile, ancien président... de la FDSEA du Rhône. Allez, un dernier pour la route ? Raymond Vial, qui va perdre ses cheveux à force de porter des casquettes, est conseiller régional de la Loire, plusieurs fois président de la Chambre d’agriculture de la Loire, ancien président de la FDSEA de la Loire, et secrétaire adjoint du bureau de l’APCA.
Voyez, avec Laurent Wauquiez, caresser le foin et se rouler dans les chèvres, c’est pas pour tout de suite.
« Le (multi)ver est dans la pomme ».
Isaac Newton
Il y a plusieurs stratégies possibles pour combattre ce rouleau compresseur.
Le pot de terre contre le pot de fer : démonter le matériel de traite de la ferme des 1 000 vaches, comme en Picardie maritime. Mais ça vous envoie en justice pour vandalisme, sans passer par la case départ, avec sursis de prison et une amende de 120 000 euros à verser. Ça pique.
Le pot de chambre contre le pot de vin : voter. Avec plus de vrais représentants paysans dans la Chambre, ça changerait pas mal de choses. Et c’est d’actualité : les prochaines élections seront en janvier 2019. OK, c’est (quasi-) peine perdue. Déjà parce que près de 50 % des exploitants ne votent pas. Et puis les élus, désignés tous les six ans sont majoritairement issus du syndicat FNSEA, dans une répartition des sièges qui n’est pas à la proportionnelle et verrouille le scrutin. Enfin, beaucoup d’exploitants votent FNSEA, par opportunisme, un peu par crainte aussi. On raconte que diverses sanctions indirectes vous pleuvent dessus si vous avez le malheur de ne pas « en être ».
« Atea itxi bada, beste etxe bat eraiki ».
Nouveau proverbe basque
Il y a une idée plus radicale encore, mais qu’on n’a pas inventée par chez nous. On la doit aux Basques, et elle se résume ainsi : si la porte est barrée, construis une autre maison.
Devant l’impossibilité de faire entendre à la Chambre de Midi-Pyrénées trustée par les productivistes un autre son d’alboka (la corne basque), les pécores du coin ont monté en 2005… leur propre chambre : EHLG, ou Euskal Herriko Laborantza Ganbara, (Chambre d’agriculture du Pays Basque) sous forme associative loi 1901. Après plusieurs années de lutte et deux procès gagnés, EHLG est devenu un partenaire légal, sans aucun représentant de l’industrie agroalimentaire. Les paysans basques ont désormais le choix de s’adresser soit à la Chambre officielle, soit à EHLG et chacune doit informer qu’il est possible de se tourner vers l’autre Chambre.
Le budget de l’association, qui compte 16 salariés, est de 750 000 euros et provient de dons de personnes physiques, de prestations de services comme l’installation de jeunes, et de subventions des collectivités sur projets.
Est-ce faisable en Isère ? Qui sait ? Il y a l’Adear (Association pour le développement de l’emploi agricole et rural), sorte de déclinaison de la Confédération paysanne, qui bastonne pour installer ou maintenir des paysans qui sentent bon l’humus sous les bras. Mais elle suffoque chaque année et rame pour payer ses rares salariés. Il y a aussi toutes les structures associatives du réseau InPACT, Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale. Alors si tu souhaites toi aussi petit plouc, petite plouque, que ce front uni fonde une Chambre d’agriculture alternative, il y a deux trois choses que tu peux faire.
Assez fortuné pour payer l’impôt sur le revenu ? Tu pourrais user d’une niche fiscale : en adhérant et/ou en donnant à la Conf paysanne, ou à l’Adear dès janvier 2019, tu défiscaliseras 66 % du montant de ton impôt, et tu l’orienteras non pas vers le renflouement des banques, mais vers la cause de la paysannerie.
Fauché (comme les blés) ? Tu peux quand même adhérer tout court, et venir grossir les rangs (d’oignons).
Propriétaire d’une terre ? S’il te plaît, ne la vends pas à la construction : loue la ou vends la à un bouseux. Ça sera potimarron contre peau de chagrin. Tu auras moins d’argent, certes, mais tu rendras le monde meilleur, le foin fouinera, les poules pouleront, les lys liseront, tu mangeras mieux. Il y aura moins de camions sur les routes. Les enfants autour de toi mourront un peu plus tard.