L’imagination au butoir
« On fait le bilan calmement, en se remémorant chaque instant ». Il y a douze ans, en 2006, c’était la lutte victorieuse contre le CPE (Contrat première embauche) : quelques lascars du Postillon étaient encore étudiants à cette époque.
Cette année, il y a aussi eu un mouvement étudiant, contre Parcoursup et la loi Ore (Orientation et réussite des étudiants). Comme en 2006, il y a aussi eu une occupation, des blocages de bâtiments, de fortes tensions entre bloqueurs et anti-bloqueurs, mais en 2018 plus personne n’est étudiant dans notre équipe. Ce qui n’empêche pas de comparer rapidement les deux périodes et de faire le bilan de ce qui a changé en douze ans.
Aujourd’hui, la police peut venir tous les jours sur le campus.
Ce printemps, les policiers ont débarqué presque tous les jours à l’université pour participer au déblocage des bâtiments, et même pour protéger des conseils d’administration de l’UGA. Il y a douze ans, on n’a pas souvenir de les avoir vus une seule fois, alors qu’il y avait beaucoup plus de blocages et d’occupations. En plus des flics, il y avait également en 2018 plein de vigiles, un peu partout, un peu tout le temps. À quand un master de maintien de l’ordre à l’UGA ?
Aujourd’hui, Patrick Levy est du côté du pouvoir. Du col Mao au Rotary. Patrick Levy, le président de l’Université Grenoble-Alpes, est notre petit Cohn-Bendit local. Ancien militant des jeunesses communistes, lui-même bloqueur de fac dans les années 1970, il se retrouve aujourd’hui de l’autre côté de la matraque, plein de mépris pour les étudiants contestataires, manigançant pour faire émerger une « université intégrée » et se placer en vue de prochaines élections. On parle d’un ralliement à En Marche. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne perd pas une occasion de dire du bien du nouveau gouvernement et de ses réformes.
Aujourd’hui, il y a des « consultations virtuelles ».
Ah, les assemblées générales étudiantes ! Bruyantes, bordéliques, où l’on vote à main levée la poursuite ou non d’un mouvement. Les plus audacieux prennent la parole et se découvrent orateurs, les anti-blocage ronchonnent sur l’absence de démocratie, la conscience se forme, se frotte, s’affine. La provocation trouve un écho direct, sans avalanche de « hashtags ». Depuis 1968, dans toute grève étudiante, l’assemblée générale est souveraine. Patrick Lévy, malgré son passé a priori remuant, a décidé d’y couper court en lançant une consultation par mail auprès des étudiants. Chacun devant son ordinateur. Dans son coin, in virtual life. Sans débat, sans confrontation, sans échange d’arguments. Les AG ont plein de défauts, c’est sûr. Manigances, prime à la grande gueule, manœuvres de la part de grosses organisations... C’est complètement imparfait comme moment. Mais par rapport à une consultation électronique solitaire, qu’est ce que c’est charmant !
Aujourd’hui, l’université apprend la manipulation.
D’autant que la question posée lors de cette consultation était sacrément orientée et ne parlait même pas des réformes débattues : « Êtes-vous favorable à la liberté d’accès aux bâtiments des étudiants et des personnels permettant notamment la mise en œuvre des examens dans les conditions normales à l’Université Grenoble-Alpes ? » Comment être contre la liberté ? Moi, je suis pour, mais résolument contre les questions biaisées, surtout de la part d’une institution censée enseigner la rigueur et un certain esprit critique.
Aujourd’hui, l’université enfreint les règles de confidentialité.
Ça ne suffisait pas que la question soit foireuse : la consultation ne s’est pas faite dans les clous de la Cnil (commission informatique et liberté). Un membre du syndicat Licorne raconte : « Ils ont organisé cette consultation dans la précipitation. Le logiciel mis en place n’est pas prévu pour garantir l’anonymat et donne la possibilité de savoir en direct qui a voté, et quoi. Ils ont affirmé avoir une autorisation de la Cnil , nous ont donné un numéro de déclaration, mais ce numéro était un faux. En fait ils avaient juste déclaré la consultation au Cil (correspondant informatique et liberté). Donc on a porté plainte pour “fausse déclaration” , ça va prendre du temps, mais c’est pour éviter qu’ils refassent ça dans le futur. » Ne pas faire les choses dans les règles : mais qu’est-ce qu’on leur apprend aux étudiants aujourd’hui ?
Aujourd’hui, l’université ne sait toujours pas compter.
Suite à l’occupation du CLV (Centre de langues vivantes), la fac a avancé le chiffre d’un million d’euros de dégâts matériels dans ce beau bâtiment historique. Un million pour recouvrir des tags et remplacer quelques ordis volés ? Salé, le devis. Après le CPE, on parlait déjà de plusieurs centaines de milliers d’euros de dégâts après l’occupation de la galerie des amphis voisine. Manque de pot, pour célébrer les 40 ans de mai 68, personne n’a été foutu de retrouver la facture de l’occupation de la Sorbonne. Consolons-nous : quand il s’agit de rédiger un devis pour l’UGA, c’est toujours l’imagination au pouvoir.