L’arbre va tomber
Pendant soixante-dix ans, Raphaël Bichebois, 94 ans, a cultivé et entretenu un terrain voisin de son immeuble avec d’autres jardiniers. Le dernier jardin ouvrier du quartier de la Buisserate à Saint-Martin-le-Vinoux, planté d’arbres fruitiers et patiemment jardiné. Aujourd’hui ce sont trois immeubles que la mairie de Saint-Martin-le-Vinoux voudrait voir pousser au pied du Néron, mais le flou sur le lancement des travaux laisse planer le suspense : en 2019, Raphaël pourra-t-il continuer à planter ses patates ?
Avis aux gilets jaunes privés de rond-point, à Saint-Martin-le-Vinoux, il reste une zone à défendre : le potager de Raphaël Bichebois. Il y a aussi planté et greffé une vingtaine d’arbres fruitiers. Il se souvient : « Je suis arrivé à la Buisserate le 2 décembre 1952, dix ans dans l’allée 6 et depuis, dans l’allée 4 ». À 94 ans, l’ancien garçon de ferme de l’assistance, devenu boucher à la Mure, jeune maquisard dans l’Oisans puis technicien à Merlin-Gerin, n’a pas prévu de se battre de nouveau : il attend seulement de savoir à quelle date les travaux débuteront sur le terrain, pour y planter ou non ses pommes de terre en 2019. « S’ils attaquent pas avant septembre, octobre, je fais mon jardin. À partir du 15 ou 20 juin tu peux enlever tes patates, il faut 90 jours de terre. » Depuis sept ans que le projet du promoteur immobilier Cogedim est dans les tuyaux, les acheteurs ne se bousculent pas pour investir sur plans. Un projet de 88 logements : c’est fou ce qu’on peut mettre comme monde, dans des immeubles de 20 mètres de hauteur. « Ce qui les emmerde c’est qu’ils ont personne. » En attendant le lancement, la mairie le laissait cultiver, en lui confiant la « bonne coordination » avec les autres jardiniers. C’était avant l’affichage du permis de construire en janvier 2018. Depuis, il est tout seul.
Entouré d’immeubles, bordé par la voie de chemin de fer, ce potager a des airs d’îlot au milieu du bitume. Au bout, une grande maison vide : celle de l’ancien propriétaire qui louait aux ouvriers les parcelles de potager. Il était responsable financier chez Merlin-Gerin, cette grosse entreprise grenobloise de matériel électrique rachetée en 1992 par Schneider. « Avant lui, son père y était contremaître » se souvient Raphaël, qui s’occupait du terrain après le travail, plantait et greffait les fruitiers, pour le compte des propriétaires. « Eux ils vendaient les fruits, on n’avait pas le droit de les prendre ! Mais je me suis jamais gêné, ils faisaient rien au jardin. C’est pas eux qui allaient me gendarmer » sourit-il. En échange de l’entretien, Raphaël ne payait rien pour planter ses légumes. Maigre échange en apparence, encore que... On trouve dans le sol une bactérie aux vertus curatives : mycobacterium vaccae, qui stimule les neurones et active l’immunité de ceux qui ont les mains dans la terre. Et Raphaël bêche encore. Tout autour du jardin, le quartier Buisserate logeait les ouvriers de « Merlin-G’rin » et des cheminots. En face, de l’autre côté de l’Isère, c’est la presqu’île scientifique et ses constructions toujours plus denses et nombreuses, qui débordent maintenant sur Saint-Martin-le-Vinoux. « Start-up de mes couilles » proclame un graffiti sur une palissade. Grignote. Grignote. Mange, petite ville, mange les derniers jardins.
Avis aux jardiniers, Raphaël se défie des fainéants et des salauds. La dernière fois qu’il a trouvé des amateurs de potager pour bêcher le terrain, « c’étaient des guignols, sauf un ancien cultivateur » qui est parti vivre dans l’Oisans. « Les gens s’en foutent, quand ils ont su qu’on risquait de plus avoir le terrain ils ont laissé tomber. Ils ont pas la maturité d’esprit du vrai jardinier, il faut savoir échelonner. Les fraisiers, les framboisiers… » Il sulfate ses plantations « malgré les écolos qui savent tout mieux que tout le monde. Quand vous avez un rang de blettes, belles comme tout, et que le lendemain tout est ravagé par les pucerons… ils sont amenés par les fourmis, ça se reproduit à une vitesse phénoménale ». Alors – comme pas mal d’écolos en fait – il protège ses légumes à la bouillie bordelaise ; les tomates, ou « le haricot qui donne peu mais qui paye sa place, parce que c’est cher, faut voir ». Il a un cinq pièces et ça le fait râler parce qu’il est veuf et se contenterait de deux, il l’a dit au maire, cinq pièces serviraient mieux à une famille.
Avis aux promoteurs, il faut savoir renoncer. De votre côté, officiellement, il reste 14 lots invendus, peut-être plus, et quand un client vous interroge sur les délais de construction, vous avouez que « rien n’a encore été décidé » et promettez de le rappeler. Quand ça veut pas, ça veut pas. De l’autre côté, on voit bien que les fruitiers sont en pleine forme : qui peut lutter contre un arbre en pleine forme ? Je veux dire, à mains nues ? À tous les coups, vous ne savez même pas que le gros tilleul a été redescendu du Néron, sur son dos, par Raphaël. Il doit rester là ce tilleul, il est trop vieux pour bouger maintenant. Posez-vous les bonnes questions : les trois immeubles que vous projetez de planter là, voudriez-vous y vivre ? Ce jardin que vous condamnez sans le connaître, aimeriez-vous y flâner ?
Avis aux révoltés permanents, allez pas croire que Raphaël soit résigné. « Un voisin qui est politiquement révolté, il me disait ça sert à quoi de s’occuper du terrain ? Je lui ai dit ça te regarde pas, t’es trop cossard [NDR : feignant], c’est pour pas que ça reste abandonné c’est tout. » Quand ça le prend, Raphaël fauche aussi le talus du chemin de fer, de l’autre côté de la rue. Personne ne lui a demandé. Ça lui apporte pourtant mieux que du pognon. Comme l’homme qui plantait des arbres dans la fable de Giono, Raphaël a trouvé « un fameux moyen d’être heureux ».