Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27

L’anti-modèle grenoblois

Chers adolescents de la cuvette, je profite de la rentrée des classes pour m’adresser à vous. Dans les prochaines années, ceux d’entre vous, nés sous une bonne étoile, qui « réussiront » à l’école et iront grossir les rangs des facultés, risquent de beaucoup entendre parler du « modèle grenoblois ». On vous le donnera en exemple comme si c’était quelque chose dont il faudrait s’inspirer. On vous vantera la formidable « liaison université-recherche-industrie », la merveilleuse « innovation », le génial « écosystème propice au développement des start-up », l’époustouflante « attractivité ». On vous promettra des salaires mirobolants, des carrières fulgurantes, des situations alléchantes. Mais méfiez-vous. Ne tombez pas dans le panneau de l’argent facile.
Ne suivez pas bêtement vos grands frères. La communication s’acharne à rendre ce « modèle grenoblois » admirable, alors qu’il repose sur un pillage de l’argent public, une philosophie inepte et des procédés immoraux. Tout ça pour un impact social au mieux inexistant, le plus souvent négatif. Rien de souhaitable pour des jeunes gens pleins d’entrain comme vous à la recherche d’une vie qui vaille le coup d’être vécue. Laissez-moi vous convaincre par une illustration du « modèle grenoblois » avec une histoire de Raise Partner, la société co-fondée par Eric Piolle, le maire vert de Grenoble.

Je ne vais pas être très original : pour fêter la rentrée, je vais commencer par un petit cours de rattrapage de l’actualité locale. Dans notre précédent numéro, nous révèlions qu’Éric Piolle, le maire de Grenoble, avait co-fondé Raise Partner, une société spécialisée dans la finance. Nous ajoutions qu’il en était encore aujourd’hui actionnaire très minoritaire (moins de 0,5 %), et que sa femme y travaillait toujours. Six semaines plus tard, l’UMP de l’Isère a profité de cette information, en ajoutant que Raise Partner avait des clients dans des paradis fiscaux, pour attaquer le maire de Grenoble, qui s’était engagé pendant la campagne à « boycotter les banques qui pratiquent les paradis fiscaux ». L’information a été reprise par des médias nationaux et la polémique a agité quelques jours le lanterneau politique local. Car comme on l’écrivait dans le précédent numéro : « il est malvenu d’avoir œuvré dans la finance et de mener une liste ‘‘verte-rouge’’, dont certains membres appartiennent à des organisations hostiles à la finance ».

Obligé de s’expliquer plusieurs fois dans la presse, Éric Piolle a déclaré que Raise Partner « c’est vraiment le modèle grenoblois » (Paris Match, 9/07/2014). Raconter des morceaux d’histoire de Raise Partner, c’est donc expliquer comment marche ce fameux « modèle grenoblois ». Par chance, nous avons pu nous procurer des dizaines de documents sur cette société. À la première lecture, je n’ai pas compris grand chose : ils sont si rebutants qu’ils feraient passer un cours de physique-chimie pour un document limpide. J’ai donc demandé à un connaisseur de me les traduire, de les faire parler. Enzo - c’est son nom d’emprunt - connaît bien ce « modèle grenoblois » et il en comprend toutes les ficelles. Pas franchement convaincu par les « hourras » de la communication, il a cet âge où l’on n’est plus vraiment jeune, pas encore vieux, plus vraiment naïf, pas encore résigné.

Trois millions d’euros d’argent public

L’histoire de Raise Partner, c’est celle de plein d’autres petites boîtes de la cuvette. Une histoire pas très simple, qui nécessite de s’accrocher à la lecture – j’en vois déjà qui bâillent au fond. Une histoire qui vous permettra de cerner un peu le monde dans lequel vous allez devoir bientôt croûter. Une histoire dans laquelle des millions d’euros sont donnés à des start-up pour la seule raison qu’elles font des « technologies innovantes ». Raise Partner a donc été copieusement arrosée par l’argent public, par les impôts de vos parents. Entre sa création (2001) et 2010, l’entreprise a bénéficié de plus d’un million d’euros de CIR (Crédit Impôts-Recherche), plus de 420 000 euros de la part d’Oséo (anciennement Anvar - une banque publique), plus de 288 000 euros d’exonérations de la part de l’Ursaff. En 2009, c’est le jackpot : 380 000 euros de la part du pôle de compétitivité Minalogic, financé notamment par les collectivités. Soit au moins 2 080 000 euros de subventions directes. À cela il faut ajouter toutes les aides « remboursables » : 30 000 euros de l’Inria Transfert en 2001, encore 200 000 euros de l’Anvar en 2004, 60 000 euros de la Coface entre 2007 et 2009, et 600 000 euros d’Oséo entre 2008 et 2010. Soit au moins 890 000 euros d’aides remboursables. Selon Enzo : « De nombreuses aides remboursables ne le sont qu’en cas de ‘‘succès’’ mais c’est un peu compliqué à définir ce qu’est un ‘‘succès’’. Souvent ces aides ne sont pas remboursées si l’entreprise reste déficitaire. Et généralement, il n’y a pas de ‘‘contreparties’’ et pratiquement pas de ‘‘contrôles’’. C’est rare que l’État vienne voir si l’argent public est bien utilisé, et ça reste une formalité. C’est un système qui permet, par exemple, de recevoir des aides publiques et en même temps donner de gros salaires à certains des cadres. Et ça ne dérange personne. » Au total, en neuf ans, Raise Partner a touché près de 3 millions d’euros d’argent public – sans probablement n’avoir rien remboursé.

Tout ça pour quoi ? Pour une dizaine d’emplois. En 2010, juste avant le licenciement de cinq personnes, la société comptait neuf emplois à temps plein et cinq à temps partiel. à priori, elle n’a jamais embauché plus de douze équivalent temps plein. Ça ne fait pas lourd pour plus de trois millions d’euros d’argent public. Peut-on dire que ce sont des voleurs ? Pas exactement. Pas au sens littéral du terme. Raise Partner n’a rien fait d’illégal. D’immoral, si. Vous vous en apercevrez plus tard : tant de personnalités ont bâti leur carrière sur cette distinction.

Changer le système de l’intérieur ?

Tout ça pour quoi ? Pour produire des logiciels. Ces fameuses « technologies innovantes ». Si on fait des logiciels depuis des dizaines d’années, le rythme s’est sensiblement accéléré ces dernières années. Le principe, en gros, c’est de créer des programmes informatiques pour rendre les machines plus intelligentes et les humains inutiles. Raise Partner désire également rendre certains humains plus riches : ses logiciels servent à aider ceux qui investissent sur les marchés financiers. Ses clients s’appellent Achmea, Halbis Capital Management, Gestion Privée Indosuez, Citadel, Millenium ou GLG Partners : loin d’être des organisations caritatives, ce sont des fonds d’investissement mouillés dans un tas d’histoires louches et notamment des paradis fiscaux. Piolle prétend que Raise ne fait que « introduire de la régulation dans les opérations financières ». En réalité, jamais il n’est question de régulation dans les statuts de Raise Partner. On y apprend par contre que « la société a pour objets, en France et dans tous les pays (…) tous conseils, études et assistance en stratégie financière (...) ». En résumé, Raise Partner vend ses services à des fonds d’investissements pour les aider à faire plus d’argent. Business as usual. Vous êtes à un âge où certains ont la volonté un peu ingénue de vouloir « changer le monde ». Si vous parvenez à garder cette volonté intacte, il vous faudra toujours vous méfier des « faux amis », de tous ces charlatans qui prétendent œuvrer pour la liberté et l’égalité alors qu’ils ne s’éloignent jamais des autoroutes capitalistes. Faussement naïf, Piolle prétend qu’il s’est engagé dans cette entreprise pour « changer le système de l’intérieur ». Mais en quoi les 9 000 actions du maire de Grenoble dans Raise Partner ont-elles fait bouger le système, même d’un iota ?

Si Raise Partner n’a sûrement pas remboursé les aides perçues, c’est parce que l’entreprise a toujours été déficitaire, malgré les millions reçus. Parce que ses logiciels étaient nuls ? Parce qu’elle ne les vendait pas assez cher ? Pas exactement. En fait, Raise Partner n’a jamais voulu faire de bénéfices, en tous cas en France. « C’est une technique courante, m’explique Enzo. Une boîte développe une technologie en France, qui est devenue un quasi paradis fiscal pour la R&D (recherche et développement), grâce aux aides reçues et la qualité de ses ingénieurs. La R&D ne vend jamais rien ou presque rien. Mais cette technologie est vendue par une autre société, basée dans un autre pays, qui peut même appartenir aux mêmes personnes. La structure française ne fait pas de bénéfices, donc elle est toujours déficitaire et ne rembourse pas les aides. Par contre, l’argent peut rentrer dans l’autre société ». C’est exactement ce qui s’est passé pour Raise Partner. Après avoir pompé un maximum d’argent public pendant plus de dix ans en France, la société réalise maintenant des bénéfices à... Singapour, qui est comme on dit un « paradis fiscal ». Selon le « traité d’apport de titres », toutes les actions de Raise Partner appartiennent, depuis le 30 novembre 2012, à Raise Partner Pte Ltd, qui est une « société de droit Singapourien dont l’adresse de correspondance se situe 70 Anson Road – 12-02 Hub Synergy Point – Singapore 079905 – Singapour, immatriculée auprès du Companies Act (Cap.50) de Singapour ». Le président de cette nouvelle société s’appelle Gilbert Gagnaire, et il œuvre depuis longtemps dans le domaine de la finance. Sa précédente entreprise - qui s’appelait Fermat - a été revendue à l’agence de notation Moody’s et possède un centre de R&D à Montbonnot : encore un « modèle grenoblois ». Dans un article de 2006, il expliquait que son ancienne entreprise se situait « sur un marché de niche haut de gamme pour lequel il faut répondre à des appels d’offre. La vente et l’installation d’un logiciel coûtent au minimum cinq millions d’euros » (L’Express, 28/04/2006). Je ne sais pas combien il revend aujourd’hui les logiciels de Raise Partner, développés grâce à l’argent public français, mais les sommes doivent être comparables. Voilà ce qu’un maire censé incarner « l’autre gauche » « assume totalement ». Je ne suis pas né de la dernière crise mais quand même : un tel cynisme, un tel sans-gêne dans le pillage de l’argent public, une telle dégueulasserie me font halluciner. Enzo, lui, reste placide : « Mais t’es naïf ou quoi ? C’est comme ça que ça marche aujourd’hui. » Le fatalisme fait que plein de monde participe - consciemment et sans complexe - à ce système inepte. Il semble même être la « voie royale » pour beaucoup des post-ados des écoles d’ingénieurs, au même titre que le deal l’est pour certains gamins des quartiers. Si le pompage des subventions publiques via les start-up est une pratique quasiment jamais critiquée, je ne suis pas sûr qu’elle soit plus morale que le trafic de drogue.

Le scandale de la propriété intellectuelle

Naïf que je suis, j’avais trouvé « gentil » François Oustry quand je l’avais rencontré au printemps dernier (voir Le Postillon n°26). Mais niveau dégueulasserie, il est particulièrement doué. Le cofondateur de Raise Partner, qui a entraîné Piolle dans ce « business-plan », est même parvenu à arnaquer ses propres associés. En 2006, il a déposé un brevet sur une méthode dont Raise Partner avait besoin. Avec ce brevet il a créé une société au charmant nom de Praxvalue. Ce brevet a ensuite été loué à Raise Partner par PraxValue (les deux sociétés ayant le même patron) pour 86 000 euros par an. Cette somme lui a permis d’emprunter 600 000 euros à la banque, et de se présenter comme le « sauveur » de Raise Partner en injectant cette somme dans la société, alors déficitaire. Sauf qu’avec cette combine, il est parvenu à prendre « gratuitement » de nombreuses parts en plus dans la société et à se faire personnellement au moins 600 000 euros, alors que sa société était déficitaire et pompait l’argent du contribuable. En comprenant le cynisme de la démarche, je tombe des nues une fois de plus. Enzo, lui, connaît le « milieu » depuis trop longtemps pour s’indigner : « Tu sais, ce genre de montage est courant. Aujourd’hui, le meilleur levier pour s’enrichir c’est la propriété intellectuelle. La grande majorité des actifs de la planète c’est devenu l’immatériel. Quelqu’un peut donc devenir millionnaire en quelques années s’il a eu la bonne idée de breveter un procédé, déposer une marque ou un logiciel qui peut être valorisé rapidement, c’est ce qu’on appelle la création de valeur… ». Depuis l’année dernière, tout le techno-gratin local se félicite que Grenoble ait été classée « cinquième ville la plus innovante du monde » par le magazine Forbes. Mais quand on sait que le critère de ce classement est « le nombre de brevets déposés rapportés au nombre d’habitants », il y a de quoi avoir honte. Si Grenoble est cinquième, c’est parce que François Oustry et d’autres malfaiteurs de son acabit se sont fait plein de fric avec des procédés aussi scandaleux que celui décrit ci-dessus.

La R&D ne connaît pas la crise

« Aujourd’hui on peut dire que les aides versées à la R&D industrielle, c’est le seul poste où l’État ne se serre pas encore la ceinture », confirme Enzo. Et c’est vrai que s’il n’y a plus d’argent pour les hôpitaux publics, les services publics et la culture, il en reste par contre toujours pour la R&D. Persuadés que les nouvelles technologies assureront la croissance et les emplois de demain, les pouvoirs publics continuent à arroser les start-ups et les pôles de compétitivité, pourvu que ce soit « innovant ». « Pourquoi une entreprise étrangère viendrait créer un centre de R&D à Grenoble ? C’est pour profiter de cet écosystème, avec un moindre coût des ingénieurs français et beaucoup d’aides. Dans certains cas 50 % du salaire d’un ingénieur R&D peut être finalement payé par l’État », explique Enzo. Tiens, ça me rappelle la joie de Michel Destot suite à l’annonce, l’été dernier, de l’implantation à Grenoble d’un centre de R&D de Salesforce, un « éditeur de logiciels » américain, spécialisé notamment dans le marketing. Pour celui qui était encore maire de Grenoble, cette implantation était « une excellente nouvelle pour notre ville, pour notre métropole, pour notre pays ». Depuis cette « excellente nouvelle », rien n’a changé dans la cuvette. Le chiffre d’affaires de Salesforce, par contre, continue à croître depuis.
Enzo enchaîne : « La R&D possède une image noble alors que ça peut aboutir à des choses nuisibles. Ce sont par exemple des logiciels extrêmement performants qui permettent de mieux ficher les gens, spéculer sur les matières premières, guider un missile, etc. Est-il normal que l’argent public soit utilisé pour innover sur ce type d’applications ? Je pense que le grand public ne le sait pas, il n’y a pas en France de débat public sur ces thèmes, ça reste un choix du pouvoir en place. On nous présente généralement les innovations socialement utiles, écologiques, afin de mieux arroser le reste. ». Les « logiciels » sont un des points forts de « DigiGre » la candidature de Grenoble à la « French Tech » dont le slogan est « Tous unis pour la croissance de nos start-ups ! » (voir Le Postillon n°26). Aujourd’hui, alors que les luttes sociales sont moribondes, on nous presse de nous « battre » et de nous « unir » pour la croissance, pour nos start-ups, pour le « modèle grenoblois ». Ces causes pitoyables sont une insulte à ceux qui se sont battus pour de grandes idées émancipatrices. L’enjeu de notre temps, c’est de redonner de l’élan à des combats dignes.

C’est pour ça que je vais arrêter de vous parler de Raise Partner, même s’il y aurait encore tant à dire (je vous passe les licenciements foireux, les rachats d’actions forcés à bas prix, le coût des bureaux à New-York, etc.). Cette entreprise est indéfendable et il est ahurissant de voir des militants écologistes ou gauchistes faire comme si l’investissement d’Eric Piolle dans cette société – lui n’a « aucun souci avec ça » et « assume totalement » (Le Monde, 7/07/2014) - était insignifiant. Même Jean-Luc Melenchon a défendu sans réserve le maire grenoblois : « Tout le monde peut avoir des voisins de paliers peu respectables, sans être responsable de leurs actes. Je pense juste que cette polémique a été une façon misérable de chercher à lui nuire. En ce qui me concerne, ma confiance en Éric Piolle est intacte. » Où est-il, le leader du parti de gauche qui s’emportait contre le pouvoir des banques et des agences de notation – soit les clients et collègues de Raise Partner ?

Le véritable anti-modèle : la Silicon Valley

Au fait, quel est le véritable « modèle » de cet « anti-modèle » grenoblois ? Vous avez certainement déjà entendu parler de cette région d’où émergent toutes les innovations technologiques : on l’appelle la Silicon Valley, c’est à côté de San Francisco et c’est là que se trouve le siège de toutes les grandes sociétés guidant la marche de la fuite en avant technologique (Google, Twitter, Facebook, etc.). Là-bas, ce « meilleur des mondes » commence à être contesté : cet hiver, des manifestations contre les « Google Bus » et le rouleau compresseur urbain et sociétal qu’imposent ces entreprises ont agité la ville. Un tract distribué aux salariés high-tech expliquait : « Sans vous, les prix des logements ne seraient pas à la hausse et nous ne serions pas menacés d’expulsion. Vous vivez votre vie, entourés par la pauvreté, le déracinement et la mort, apparemment inconscients de ce qui se passe autour de vous, à fond dans vos gros salaires et le succès. (…) C’est le monde que vous avez créé, et vous êtes clairement du mauvais côté. Vous pensez certainement que les technologies que vous créez servent le mieux-être de tous les humains. Mais en réalité, ceux qui bénéficient de ces développements technologiques sont les publicitaires, les riches, les puissants, et les analystes de la NSA et leur réseau de surveillance des e-mails, des téléphones, et des médias sociaux ».

Enzo trouve aussi qu’il y a des rapprochements à faire entre les situations grenobloise et californienne : « Tous ces ingénieurs, ces chercheurs, ces cadres qui peuplent les entreprises innovantes du coin vivent au détriment de la population en ne faisant rien d’intéressant. C’est un peu comme dans la Silicon Valley : il y a une classe de nantis, qui est en train de gagner et l’autre, les losers, qui perdent. Les start-up ont une image ‘‘cool’’ : tu peux venir habillé décontracté, les horaires sont fluctuants, ce n’est pas du tout aussi rigide que l’industrie classique ou les banques. Et puis ça fait des heureux car, grâce à cette population, les restos marchent bien, les concerts marchent bien. Peut-être que ton journal, il marche bien aussi grâce à ces gens-là. N’empêche que dans la Silicon Valley comme dans une moindre mesure à Grenoble, deux mondes se font face : les ingénieurs surpayés et choyés comme des rois et les pauvres qui en chient ».
Courrier international (13/03/2014) dressait le même constat dans un dossier du mois de mars et s’interrogeait : « La péninsule de San Francisco abrite la plus forte concentration du monde de techies, mais les tensions locales pourraient préfigurer ce qui risque d’arriver ailleurs. » Les manifestations de San Francisco préfigureront-elles ce qui arrivera à Grenoble ?

Pour ne rien vous cacher, si j’avais envie de vous écrire tout ça, c’est parce que notre journal est en pleine crise d’adolescence. Le genre de moment où l’on cherche le sens de notre vie. Donc on se demande, d’une façon un plus aiguë que d’habitude, à quoi on sert si ce n’est à offrir des « scoops » à l’UMP de l’Isère. Loin de nous l’idée d’avoir un modèle mais quand même, si les manifestations de San Francisco pouvaient être une source d’inspiration...

Anti-modèle : le cas d’école de STMicro

Outre les start-up et petites PME comme Raise Partner, le modèle grenoblois repose sur quelques grands groupes dont le plus connu est la multinationale STMicroelectronics. Pour que le plus gros employeur privé de la région (6 000 personnes embauchées à Grenoble et Crolles) reste dans le coin, les autorités sont prêtes à faire n’importe quoi, et notamment remplir les poches de ses actionnaires : 1,1 milliard d’euros (600 millions d’euros de l’État, 100 des collectivités et 400 de l’Europe) ont été promis pour le plan Nano2017. Le précédent plan, Nano 2012, avait entraîné plus de 550 millions d’euros de subventions pour une centaine d’emplois créés, soit la jolie somme de 5,5 millions d’euros d’argent public par emploi. Pour Nano2017, les responsables ont préféré n’avancer aucun chiffre de création d’emplois. Cette indécence n’empêche pas le député Destot d’affirmer avec joie que cette débauche d’argent public était « une nouvelle reconnaissance de la singularité et de la compétitivité du modèle grenoblois ». Quand on leur parle de « modèle », Sophie et Denis, deux syndicalistes du site de Crolles, rient jaune : « Cette société verse environ 350 millions de dollars de dividendes par an, alors même qu’elle est en déficit. Elle reçoit plein d’argent public alors que c’est une société franco-italienne de droit néerlandais avec un siège fiscal en Suisse. Super, le modèle. » Mais alors au moins, c’est plaisant de bosser sur ce « site industriel d’avenir » ? Moue dubitative de mes interlocuteurs. « Bof. À Crolles 1 [NDR : il y a deux usines de ST à Crolles], ceux qui bossent en bureau sont dans des algécos depuis quinze ans : c’est complètement anti-écologique, il fait très chaud l’été, très froid l’hiver, il y a des fuites d’eau régulièrement et une grosse soufflerie en permanence qui donne des vertiges à certains. On a même eu un malaise vagal. Les salles blanches, c’est très dur. Il y a un bruit phénoménal. Au niveau des plaquettes, tout est fait pour qu’elles soient d’une qualité optimale. Par contre, au niveau des humains, ils ont oublié de mettre des ingénieurs pour améliorer les conditions de travail. Ils préfèrent se séparer de tous les salariés pas assez productifs. Dernièrement, il y a eu quelques licenciements pour des motifs bidons, des petites erreurs, ou des cas ‘‘d’inaptitude’’. Il y a pas mal d’accidents de travail, notamment dûs aux produits toxiques utilisés. Un salarié a été gravement contaminé à l’arsenic, un autre a été brûlé au second degré. Ces accidents ont été reconnus en accidents de travail et la direction a tout fait pour que cela ne se sache pas trop : pour pas qu’on parle des conséquences de l’utilisation des produits chimiques, des risques de développement de cancer. Le but de la direction est simplement de gagner de l’argent. Donc si jamais la protection des salariés lui permettait de faire des économies, elle le ferait, mais bon comme c’est pas rentable... . » Bon, ok, mais au moins c’est de l’emploi assuré pour les prochaines années, non ? « Rien n’est moins sûr. En ce moment, à Crolles 1, en salle blanche, il y a 20 % d’effectif en moins par an. Notre hypothèse, c’est qu’ils aimeraient dans quelques années fermer Crolles 1 et tout concentrer sur Crolles 2. Forcément il n’y aura pas autant de salariés, donc petit à petit, ils dégraissent... ». ST ne fait pas que des ravages humains, mais aussi environnementaux [1]. Dans un mail envoyé aux salariés en janvier 2014, intitulé « Le saviez-vous ?...Résultats de l’année 2013 dans le cadre de l’ISO 50001 », le service de communication de la multinationale s’enorgueillit que « les actions sur les dépenses énergétiques du site de Crolles, réalisées en 2013 ont permis d’économiser 4,1 % d’électricité et 2 % de gaz naturel par rapport à notre consommation de 2012, soit l’équivalent de 50 % de la consommation annuelle en éclairage public de Grenoble et son agglomération et d’un point de vue environnemental 1550 tonnes de CO2 non-émises ». Un rapide calcul permet donc de conclure que le seul site de ST-Crolles consomme en électricité douze fois plus que l’éclairage public de Grenoble et son agglomération. Et après, ils vont demander aux habitants de tout faire pour économiser l’énergie... Tu parles d’un modèle.


Laurent Chicoineau, la saucisse comme modèle

Les saucisses sont à la pointe de l’innovation grenobloise. Pour défendre le projet « Digital Grenoble », les acteurs de l’économie numérique à Grenoble ont organisé un « barbecue numérique » avec saucisses à volonté. Cet exploit innovant a été réalisé par le CCSTI (Centre de culture scientifique, technique et industriel) de Grenoble, structure ultra-subventionnée pour rendre sympas et cool les gadgets qui sortent des laboratoires grenoblois. Il faut dire que ce n’était pas la première fois que la Casemate (autre nom du CCSTI) avait affaire aux merguez : le « Fablab » du centre (soi-disant « atelier de bidouillage ») propose, entre autres progrès numériques majeurs, des ateliers où l’on apprend à faire griller des saucisses grâce à une « découpeuse-laser » qui coûte des dizaines de milliers d’euros. Cet activisme sur le front des barbecues et de l’acceptabilité des crasses technologiques a sans doute valu au président du CCSTI, Laurent Chicoineau, une belle consécration : la ministre Fioraso vient de lui confier une mission nationale. Son amie de longue date, toujours prête à lui filer un coup de main, lui a demandé de bûcher sur « les possibilités du numérique pour permettre une appropriation la plus large de la culture scientifique, technique et industrielle ». Comme les choses sont bien faites, Laurent Chicoineau connaît particulièrement bien ce sujet : le CCSTI fait partie du programme InMédiats, dont un des buts est de « développer et d’expérimenter de nouveaux outils de médiation culturelle exploitant le potentiel des nouvelles technologies numériques ». InMediats est un « investissement d’avenir », dont l’objectif est de rendre les métiers de la recherche plus attractifs pour les « jeunes » – ces ingrats qui ne comprennent pas l’intérêt de numériser la vie entière. L’argent public ne manquant jamais pour ce genre de projet désintéressé, InMediats a rincé à hauteur de trente millions d’euros les six CCSTI de France. C’est dire si Chicoineau est une personne neutre pour traiter du sujet de sa mission. Le pire c’est que ces liquidités balancées par la fenêtre de l’État ne permettent même pas au CCSTI d’avoir une situation financière saine : l’établissement traverse en ce moment des « difficultés financières » et connaît de « graves problèmes de trésorerie », selon un document interne : l’année 2013 s’est soldée par un déficit de 56 000 euros. Comment fait le CCSTI pour être dans le rouge, malgré les millions d’InMédiats et les centaines de milliers d’euros de la ville, de la métro, du département et de la région ? Est-ce le licenciement mystérieux de Jean-Luc Parel, le prédécesseur de Chicoineau placardisé depuis des années, qui a plombé les comptes ? Est-ce à cause de l’agenda overbooké de Chicoineau, qui était jusqu’à peu – malgré son salaire de « plein temps » au CCSTI – professeur associé à mi-temps à l’ICM (Institut de la communication et des médias) ? Ou est-ce la faute d’un trop-plein de saucisses ?

Notes

[1Pour plus d’informations, voir Le Postillon n°20 et les textes se rapportant à STMicroelectronics sur www.piecesetmaindoeuvre.com