Accueil > Automne 2019 / N°52

Dans les derniers jardins sauvages de la cuvette

Jardins ou piste cyclable ?

C’est un endroit improbable, niché entre les aménagements urbains de Saint-Martin-d’Hères, tout au bout de cette immense avenue Gabriel Péri aux abords saturés de grandes surfaces. Le long de la voie ferrée, coincés entre l’Entrepôt du Bricolage et le mastodonte Ikea, cinquante ans d’histoire et un petit bout de verdure résistent encore dans le quartier des Éparres.
Pour l’instant la trentaine de jardins ouvriers, dont une vingtaine sauvage, est toujours là. Mais depuis le mois de juin, les bineurs s’inquiètent : un projet de prolongement de piste cyclable « Chronovélo », reliant Grenoble à Gières, fait planer des menaces sur l’avenir des jardins. Seront-ils rasés en partie ? Du côté de la commune et de la Métropole (maître d’œuvre des pistes cyclables) on se veut rassurant, même si on reste dans le flou. Petite balade à la rencontre des choux, tomates, salades, concombres, poireaux, aubergines, couleurs italiennes et accents portugais. Gare aux moustiques.

Sur le parking, Éric salue tout le monde, jeunes et plus vieux, passants à pied, à vélo ou en voiture. Éric est un enfant du quartier des Eparres, il y a habité jusqu’à ses 25 ans. Il en a quasiment le double aujourd’hui et continue de cultiver le terrain transmis par sa grand-mère. Derrière le mur de tôle, Éric fait visiter ses bananiers, oliviers et plants de tomates qu’il arrose avec l’eau de pluie récupérée dans des cuves. Il a installé à l’extérieur, mais à l’abri, un évier, une table et des chaises, un minimum de confort pour accueillir des amis. Dans son cabanon trône même un four à pain.

Pour lui « c’est d’abord un lieu de vie, les jardins. Souvent on dit que le quartier est malfamé mais il fait bon vivre ici. Les jeunes viennent de temps en temps récupérer des tomates quand elles sont mûres. Dans tous les quartiers ça devrait être obligatoire, les jardins. »

Éric s’inquiète : « Ma parcelle est en plein dans le projet de tracé de la piste cyclable. Même s’ils l’enlèvent, et celle du Turc qui est juste derrière, je pense que c’est trop étroit, ils seront obligés de toucher une partie des jardins à côté. Alors qu’ils pourraient passer tout simplement là, au milieu. Tu goudronnes ici et puis c’est réglé. » «  Là, au milieu » c’est le bout de route qui mène à un cul-de-sac et sépare (en gros) les jardins sauvages et municipaux. Sauf que le tracé de la piste cyclable ne semble pas encore déterminé.

Le 18 juin, les occupants des jardins sont avertis du projet lors d’une réunion municipale. Depuis, sans nouvelles, ils restent dans l’expectative.
En interrogeant la Métropole, « la responsable des relations médias » répond par mail : « Plusieurs scénarios sont étudiés, rien n’est acté à cette étape en sachant que la Métropole privilégie un passage de la Chronovélo par le chemin actuellement piétonnisé, sans déborder sur les jardins en question.  » Et quid de la position de la municipalité martineroise ? « On veut réhabiliter le quartier, il y a la Chronovélo donc on va en profiter pour faire rentrer ces jardins dans le droit commun [NdR : c’est-à-dire légaliser et rendre payants les jardins sauvages]. Mais on va le faire très tranquillement, on ne fera pas ça tout seuls dans notre coin, on va le faire avec les gens en concertation  » tente de rassurer la directrice de cabinet.

Légaliser les jardins sauvages ? Éric est un peu dubitatif : « Les jardins communaux, en général, ce sont des parcelles qui sont plus petites, avec une cabane où t’as juste de quoi mettre des outils, tu ne peux pas planter d’arbres, tu ne peux pas faire de grillades. Si c’est plus un coin convivial comme c’est aujourd’hui, pour moi c’est non. Et je fais quoi si j’ai plus mes bananiers et mes oliviers ? »

Au fond de l’allée, près de la voie ferrée, il y a un jardin sauvage où poussent un oranger, un mandarinier et des oliviers. Antonio travaille dans les travaux publics et a lui aussi grandi aux Eparres : « Ça fait cinquante ans que je connais les jardins ici. C’est mon père qui a commencé à cultiver ici. Avant il y avait le train qui passait à 5h du matin, il alimentait les usines des biscuits Brun et des soutifs Lou. Juste derrière, il y avait un grand étang où on allait se baigner et pêcher. On a trop de souvenirs ici. Moi, il va falloir me tuer pour me l’enlever, ce jardin.  » Le projet de piste cyclable est-il avant tout un prétexte ? « Ils ont besoin juste de trois ou quatre mètres de large pour faire une piste cyclable, pas de quarante. Peut-être leur but c’est avant tout de transformer les jardins sauvages en jardins municipaux. Mais ce serait trop bête de raser tout ça.  »

Quelques dizaines de mètres plus loin, Rocco, 57 ans, d’origine sicilienne, possède aussi un jardin sauvage. Ses cabanons sont peints aux couleurs du drapeau italien. Entre deux piqûres de moustiques, il explique : « On est un quartier défavorisé aux Éparres, avant il y avait un autre jardin, là-bas, il a été démoli pour faire un terrain de foot, et puis le terrain a été détruit pour construire l’Entrepôt du Bricolage. La piste cyclable, je veux bien mais il y a de la place sans tout raser, ils peuvent me prendre un mètre ou deux, je m’en fous ! On va faire quoi dans un appartement ? Je vais devenir fou s’ils m’enlèvent le jardin.  »

Un train passe, des chiens de chasse parqués dans un des jardins aboient. Les habitants des Éparres vont et viennent à proximité, deux hommes discutent sur une petite butte, un jeune étranger se paume dans le cul-de-sac : « How can I get there ?  » demande-t-il en pointant du doigt le campus.

Avant de refermer le cadenas de son jardin, Éric analyse : « Ça serait bien qu’on trouve une issue sympa, je pense que tout le monde est prêt à faire un effort. S’ils gardaient les jardins comme ça, je pense qu’on serait prêts à payer des loyers. Ils ont tellement d’histoire et d’importance pour les gens, ces jardins.  »


Dans le jardin d’Éric.
« Ça fait du bien de discuter avec les anciens et d’apprendre de leurs savoirs. Faire pousser des carottes ça se fait pas comme ça, faut écouter les anciens. Pour eux, ici c’est leur gymnase, c’est du sport un jardin, faut biner !  »


Antonio, grutier, a une parcelle du jardin municipal qu’il loue pour une centaine d’euros par an. Il vient tous les matins amener son chien et tous les soirs arroser ses légumes variés : choux, tomates, salades, concombres, poireaux, melons, aubergines, poivrons, radis, navets, etc. Bien que non impacté directement par le projet, il reste solidaire de ses voisins. « C’est un plaisir d’être là avec les copains. Ils pourraient très bien faire une piste cyclable sans détruire les jardins. »


Un autre Antonio (à droite) et son frère : « À la place d’Ikea il y avait une ferme où mes parents venaient chercher le lait. Avant c’était des champs, des bois, gamins on chassait avec des lance-pierres des moineaux et même les chasseurs de Gières venaient là. On coupait du bois pour une vieille qui nous donnait un franc et on s’achetait de la limonade. Ça fait 40 ans qu’ils disent qu’ils vont casser les jardins, ils l’ont jamais fait, on espère que cette fois non plus. Je bosse dans le BTP, je suis du métier, ça m’empêche pas de dire qu’aujourd’hui il y a trop de béton, trop d’enrobé. »


Le four à pain dans le cabanon d’Éric.
« Je devais avoir dix piges, il y avait un voisin portugais qui faisait son pain deux fois par semaine, j’ai appris avec lui et puis c’est devenu ma passion. J’en ai fait mon métier, j’ai tenu une pizzeria. Ce four il doit bien avoir 35 ans, on l’a déplacé des anciens jardins au mien.  »


Mokhtar, 76 ans. Ancien ouvrier et chef de chantier, sur un des jardins municipaux. Dans les années 70, il cultivait un jardin sauvage où se trouve maintenant son fils.
«  Il vaut mieux que les petits ouvriers aient un jardin plutôt qu’ils aillent traîner dans les bars. Celui qui n’aime pas la terre, il ne vaut rien même s’il est millionnaire. C’est elle qui nous nourrit. Nous, on est ouvriers, on est pauvres, si on avait les moyens on prendrait des skis sur l’épaule et on irait à la montagne. Mais on n’a pas les moyens !  »