Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64

Jacquot, le brûleur de palais

Dans le numéro précédent, j’ai fait le portrait de Nasa, Don Quichotte de Saint-Martin-le-Vinoux. On y entrevoyait Jacquot, un de ses amis proches, ancien SDF et taulard, qui m’a invité au repas de Noël organisé chez lui par l’association d’aide au logement Totem. Je comptais y faire un reportage sur un moment d’entraide et d’allégresse. C’était sans compter la vague d’annulations prophylactiques qui, comme pour tant d’autres petits événements, n’aura pas épargné ce modeste repas. Qu’importe, l’abattement n’entrant pas dans mes attributions, je vous propose tout de même d’aller à la rencontre de Jacques Petitpas.

Je l’avais bien pressenti, et deux jours avant la date arrêtée pour ce repas, Jacquot m’envoie un message crypté d’influence post-orthographique et plein de points. Il m’avait prévenu, ses messages c’est tout un concept ; les petites touches, des gros doigts et une mauvaise vue ne sont pas faits pour s’accorder, et pour les points, c’est juste parce qu’il aime bien :

Ces.Innulet.Parsekue.Leurre.Chef.Veux.Pas.Ha.L’aise.Du.Kovide.
Ces.Reporté.Mes.J’ai.Rendevoue.Le.Vin.Deux.Pour.Faire.Le.Testé.
Et.Après.Je.Faie.Le.Premier.Vacassin.

Je savais pourtant qu’il l’attendait ce repas « escalope sauce champignons à la crème, haricots verts, foie gras et glace », ce sera donc pour l’année prochaine. Et puis de toute façon le foie gras c’est pas top, « y en a pas assez dans les pots. » Encore un qui prend ça pour du pâté.

À plusieurs reprises, Jacquot m’a ouvert la porte de son coquet appartement seyssinettois avec vue sur une branche d’arbre et chants d’oiseaux en fond sonore. Encore faut-il lui faire remarquer, parce que parmi toutes les choses auxquelles Jacquot accorde de l’importance, à savoir les hommes, les moments alcoolisés partagés, insulter sa curatelle, et l’émission de télé Le jour où tout a basculé – particulièrement lorsque l’intrigue est centrée sur un drame sentimental – la nature n’a pas encore trouvé de place dans son cœur de 59 ans. Ce qu’il résume prosaïquement : «  J’aime la bite et la bière mais la nature j’aime pas ça.  » Les seuls éléments indiquant un vague attrait pour la biodiversité sont un papillon en papier collé sur sa porte d’entrée en guise de repère, parce qu’il a la flemme d’y mettre son nom, et un chat, approximativement angora turc, qu’il appelle Niktou, gros comme un lion et tout aussi agressif.
Beau joueur, Jacquot mesure la chance qu’il a eue de pouvoir bénéficier de ce logement et balance régulièrement un gros bouquet de fleurs à l’association Totem, qui vise à « lever les freins à l’accès au logement des personnes qualifiées de “grands exclus” ». De son avis, «  c’est vachement social Grenoble !  » Pour lui, avant la retraite au calme, c’était la rue, dix années au cours desquelles les traits de son visage ont pris des tournants imprévus. « C’est de la merde la rue ». Avant ça, des galères diverses et variées, des épreuves sans plus compter. Et un peu avant, la prison, presque un an. « C’est de la merde la prison.  » Décidément, pas facile de trouver un juste milieu. «  Ça craint, hein ?  » Mais dans toute cette soupe de drames, le panache ne lui a pas fait défaut. Cette année de prison, par exemple, il la doit au fait d’avoir fait «  cramer le Palais des sports. Oh, je sais plus quand c’était, mais ça fait un moment... » Afin d’en apprendre un peu plus sur cette histoire, un collègue du Postillon est allé faire un plongeon dans le fonds documentaire des Archives municipales, pour en ressortir quelques heures plus tard avec une revue de presse relativement fournie.

Donc. Le 23 octobre 1985 vers 3 heures du matin, un immense incendie brûle une partie du Palais des sports, détruisant une partie des gradins, de la piste, les sièges du club de foot de Grenoble et ceux de l’handisport de Grenoble. « Il faut avoir vu au petit matin la piste carbonisée, les tribunes fondues, les rambardes tordues, le tartan envolé en fumée ou recroquevillé en petit tas informe pour comprendre toute la détresse et l’immense chagrin des athlètes et surtout des cyclistes grenoblois. » commente Le Daubé (24/10/1985). Des concerts de Serge Gainsbourg ou Chantal Goya sont annulés, et surtout, ce qui était alors un grand évènement cycliste, les Six jours de Grenoble : « Le plus déçu semble être Thierry Claveyrolat [cycliste local surnommé l’aigle de Vizille] ». Les dégâts sont estimés à 10 millions de francs de l’époque.

Au début, les médias privilégient la piste accidentelle sauf Le Figaro (24/10/1985) affirmant dès le lendemain : « Par effraction, des malfaiteurs se sont introduits dans les locaux. Ont-ils voulu découper le coffre-fort à l’aide d’un chalumeau ? C’est vraisemblable.  » Mais les enquêteurs assurent pourtant «  qu’aucun élément ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’un acte criminel  » (Le Daubé, 25/10/1985). «  Peut-être un mégot oublié  » titre Le Progrès (25/10/1985) en racontant qu’un buffet dans les locaux du club de foot s’est achevé vers 23 heures et qu’un feu aurait pu couver.

Vaines hypothèses. Une semaine après, Jacques Petitpas est mis en examen puis incarcéré à Varces. « Chômeur psychologiquement instable », sa présence et celle de son frère avaient été remarquées aux abords du Palais la nuit de l’incendie. Interrogé par les enquêteurs, il a vite « craqué  » en garde-à-vue et affirmé avoir agi par « vengeance  », pour son père, qui était le gérant du bar du club. « Jacques Petitpas semble en effet reprocher aux dirigeants du club grenoblois d’avoir délaissé son père, gravement malade et actuellement hospitalisé » (Le Progrès, 30/10/1985). Depuis son hospitalisation, le frère de Jacques, Thierry, avait pris la relève, mais le bar n’avait plus beaucoup de clients, les cadres et supporters du club «  espaçant leurs visites » à cause du nouvel emplacement du centre de formation professionnelle dans le quartier Teisseire. « Déjà connu pour une tentative d’incendie et divers vols » (Le Daubé, 31/10/1985), « considéré par le magistrat comme un “être fragile »(Le Figaro, 31/10/1985), âgé de 22 ans à l’époque, Jacquot aurait « mis le feu avec un briquet à une grande poubelle » car il « estimait que sa famille était exploitée par le club ». « Accusation formellement démentie par Marc Braillon, PDG de la société RMO et président du club [NDR : notre Bernard Tapie local, multi-entrepreneur et sponsor d’équipes sportives, condamné en 1996 à cinq ans de prison pour détournement de fonds et escroquerie] qui qualifie ce geste “d’acte isolé d’un paranoïaque, d’un fou”, ajoutant que les dirigeants du club “n’ont rien à se reprocher” » (Libé, 31/10/1985).

À noter, la réaction digne et empathique de l’adjoint aux sports de l’époque Yves Machefaux, loin des hystéries actuelles sur les réseaux sociaux suite à chaque fait-divers : « Nul ne peut se réjouir d’un tel fait-divers. Personnellement, je plains l’auteur de cet acte criminel, qui ne s’est sans doute pas rendu compte du préjudice matériel et moral qu’il inflige au monde du sport grenoblois. Pour ma part, j’estime que ce rebondissement fait déjà partie du passé. » (Le Daubé, 31/10/1985).

Après son année d’incarcération, Jacquot passe par La Boussole, établissement de réinsertion aujourd’hui fermé, dans lequel il a pu entretenir son aversion pour la nature, car ici, on lui fait planter des poireaux et des courges en tout genre. Mais comme en témoigne le reste de son histoire, Jacquot ne parviendra jamais à trouver sa place. Au moins ce dérapage lui aura-t-il permis de calmer sa pyromanie, penchant qu’il met désormais au service exclusif de son goût prononcé pour le tabac.
Aujourd’hui, sa retraite d’intensité modérée, il la doit surtout à de fidèles amis : Nasa, qui l’embarque en manière de Sancho Panza dans des aventures d’une journée (voir numéro précédent), et puis Abdel, qui fut pendant longtemps son voisin dans l’immeuble, mais qui s’est exilé sur les quais de l’Isère depuis cet automne, laissant Jacquot seul entouré de cette nature qu’il abhorre et d’un concierge qui « gueule en pleine nuit  ». Là où il n’avait qu’à descendre d’un étage pour regarder Le jour où tout à basculé en bonne compagnie, il est désormais obligé de sortir de l’immeuble, marcher 10 minutes, prendre le tramway, et marcher encore 15 minutes pour réveiller Abdel à 6h du matin, sans oublier de ramener quelques canettes de Kœnigsbier (la verte, 0,55€ chez Carrefour), une bière fraîche et légère, seulement 4,5 % d’alcool, idéale pour soutenir l’intensité dramatique des épisodes qu’ils regarderont une bonne partie de la matinée. Si Abdel préférerait que la Chauve-souris, comme il dénomme Jacquot, se pointe un peu plus tard pour pouvoir effectuer une nuit à peu près complète, quelque chose qui doit s’apparenter à une véritable amitié le pousse malgré tout à lui ouvrir la porte à n’importe quelle heure. Sans compter le vin rosé qui l’aide à supporter les saloperies que Jacquot sort sans modération. « En garde à vue, je suis insupportable. Je fais craquer les matons. » Oui, on s’en serait douté Jacquot.

Voilà donc sommairement qui est Jacques Petitpas. Pour le repas en compagnie de Totem, on repassera donc une prochaine fois. Et pour me rappeler combien celui-ci lui a fait défaut, le matin du 25 décembre, alors que je suis en train de cuver mon énième banquet gargantuesque, Jacquot m’adresse un message dans un style toujours constant :

Ta.Passer.De.Bonne.Fête.Moi.Jeter.Tout.Seule.Avec.Mon.Chat