Accueil > Février / Mars 2013 / N°19

boulot de merde

« J’avais pas de boulot, j’ai pris ce qu’il y avait »

Ils garent leur utilitaire comme ils peuvent, parfois à l’arrache sur un bout de trottoir. Sortent leurs seaux, balais, serpillières et autres produits d’entretien, puis s’engouffrent dans les halls d’immeubles. Nettoient et récurent. Sortent et rentrent les poubelles. Et repartent sur un autre « chantier », le plus vite possible pour terminer leur « tournée  ». Quasiment invisibles.
Ce sont les ouvriers des entreprises de nettoyage. Un secteur florissant dont le nombre d’entreprises a doublé ces quinze dernières années (cf. encart). L’Isère comptait en 2010 plus de 340 entreprises qui employaient 8 700 personnes. Alors, quand on a rencontré par hasard Nicolas -que l’on appellera Gaspard pour préserver son anonymat- qui pestait contre son patron et tenait absolument à nous raconter ses conditions de travail, on n’a pas hésité.
Gaspard a arrêté l’école en cinquième pour des raisons familiales. Il a enchaîné des petits boulots en intérim et a décroché quelques CDD dans des grandes surfaces. Aujourd’hui, à 30 ans, il travaille pour une entreprise de nettoyage de l’agglomération grenobloise.

« Je commence à 4h30 du matin et je fais la maintenance des immeubles, c’est-à-dire le nettoyage. On lave, on décape, on nettoie les toiles d’araignées, c’est un métier assez varié malgré tout. Le nettoyage ne se résume pas à un balai et un pompon. Dans la matinée j’ai plusieurs dizaines d’immeubles à faire, on appelle ça des chantiers. Le temps passé à faire un immeuble dépend de la taille, de l’état de saleté des montées et de ce qu’il faut faire : s’il y a le hall à nettoyer ou seulement la montée. Il faut aussi que je trouve de l’eau parce qu’il y en a pas sur les chantiers. Je fais un stock dans la voiture et je sais à quel moment et où je peux trouver de l’eau sur mon parcours, par exemple sur les marchés je remplis les jerrycans. (…) Quand tu travailles dans un immeuble, il faut prendre la température des gens. Le nettoyage c’est aussi beaucoup de relationnel même si ça se voit pas. Si quelqu’un fait bien son boulot mais que lorsqu’il croise un habitant il ne dit pas bonjour et baisse la tête, les gens ils vont l’allumer direct, ils vont pas être contents. (...)
Je termine entre 15h et 18h. C’est moi qui ai choisi de faire autant d’heures. T’es payé à la tournée : t’as quinze, vingt ou trente immeubles à faire et le patron te paie tant. Dans le nettoyage, il y a du boulot et si tu veux travailler du matin au soir, c’est possible. Je fais entre cinquante-cinq et soixante heures par semaine mais sur mon contrat c’est marqué trente-neuf heures. Le patron, il ne me paie pas en heures supplémentaires, il passe tout en primes pour ne pas payer la majoration des heures supplémentaires. Il détourne la législation du travail. En heures sup’ normalement t’es payé 20 ou 25 % en plus, je ne connais plus bien les taux. C’est-à-dire qu’on devrait être payé plus mais la plupart des entreprises de nettoyage paient en primes, ça les arrange bien. Nous ça ne nous arrange pas parce qu’on paie des impôts là-dessus et on n’est pas payé plus. (...)
À la fin du mois je touche entre 1 700 et 1 900 euros. Pour ce que je fais, je suis mal payé, honnêtement je devrais être à 2 500 euros. Mon patron au début m’a rajouté des tournées en augmentant mon salaire et après il ne me demandait plus mon avis, il m’a dit : « vous prenez ce chantier ! ». J’ai demandé une augmentation, il m’a répondu « oui », mais j’attends toujours. Moi je veux bien travailler mais pas si c’est pour travailler plus et ne pas gagner plus. (…) Le parton, il veut avoir de la qualité en augmentant la charge de travail, c’est pas possible. On ne peut pas avoir de la qualité avec trente ou quarante chantiers. Physiquement et mentalement, ça ne suit plus. (...)

Mon boss met toujours la pression, il menace ses ouvriers. Quand il n’est pas content, il n’hésite pas à retirer de l’argent sur nos salaires. Bien sûr, il n’a pas le droit. Je lui ai dit, il m’a répondu : « Mais moi je prends le droit et si vous êtes pas contents, il y a d’autres boites de nettoyage, vous partez ». Soit tu te tais, soit tu te casses. Il manque de respect, il est très hautain alors que c’est grâce à nous qu’il vit. Et tous les chantiers qu’il a, il pourrait pas les faire tout seul. Son chiffre d’affaires augmente grâce à notre travail mais il n’y a aucune reconnaissance. On nous parle comme à des chiens et pour les femmes maghrébines c’est encore plus difficile, certaines ne parlent pas très bien français, elles se font encore plus maltraiter. (…) Il y a aussi beaucoup de copropriétaires qui n’aiment pas que ce soit les maghrébins qui fassent le ménage. (...)
Mon patron a mis des puces sur nos véhicules pour nous géolocaliser et vérifier où on en est sur notre tournée. C’est aussi la surveillance de la vie privée parce qu’il y a des employés qui rentrent chez eux avec le véhicule de la boîte. (…) Il fait aussi en sorte qu’entre collègues on ne se croise pas. Il organise les tournées pour que les employés ne se voient pas sur des chantiers à proximité. Mais on arrive à discuter de temps en temps avec les collègues. On se passe des coups de fil le matin et on essaye de se boire un p’tit café. On parle de nos conditions de travail mais on a peur de perdre notre emploi, alors on préfère se taire et subir. Quoiqu’il en soit il faut toujours dire « oui ». (…) Les patrons se sentent toujours au-dessus des ouvriers. Des collègues qui travaillent pour d’autres boites de nettoyage me racontent la même chose. (…)
Le décapant, c’est nocif même en mettant des gants, t’as les mains toutes râpeuses. L’ammoniaque aussi c’est dangereux, tu le mélanges avec du Mir pour nettoyer les vitres et tu reçois à force d’en respirer tous les jours. Parfois sur des gros travaux, il peut nous arriver de balayer sans masque et on se prend tout dans la gueule. On recrache plein de saleté. Parfois l’ascenseur ne marche pas et on se retrouve à monter à pied les seaux d’eau. Une fois je suis tombé dans les escaliers. J’avais bien mal au coccyx mais j’ai pas fait de déclaration d’accident de travail. On répète tous les jours les mêmes mouvements, c’est vrai que c’est pas facile. (...) J’avais pas de boulot, j’ai pris ce qu’il y avait. C’est un métier sale, sous estimé. Les gens dans la rue ils nous regardent parfois de haut avec notre tenue. Alors que c’est important pour les gens. Qui est-ce qui nettoierait les halls, les escaliers, qui rentrerait les poubelles des immeubles si nous on le faisait pas ? (...)
Si je devais rentrer aujourd’hui dans une entreprise de nettoyage, j’essaierais de travailler pour une grosse boîte connue, où il y a des délégués du personnel, des tickets restaurant, où tout est cadré. Ce boulot, c’est vraiment pas facile, ça reste un métier de merde. »

Des chiffres et une poignée de morts

Les boîtes de nettoyage (en novlangue les « entreprises de propreté ») ne s’occupent pas seulement des halls et des montées d’immeubles comme le fait Gaspard. Elles taillent leur part de marchés auprès des entreprises et collectivités en s’occupant des bureaux, locaux administratifs, hôpitaux, laboratoires, maisons de retraites, industries, hôtels, industries...On a mis notre nez dans les documents publiés par la FEP [1], l’organisation patronale du secteur « activité propreté », fait le tri dans ces jolis camemberts en couleurs et extrait les données qui nous intéressaient. Sur l’ensemble du territoire français, le nombre d’entreprises a pratiquement doublé, passant de 10 500 entreprises en 1995 à presque 20 000 en 2009. Leur chiffre d’affaires a suivi la même croissance : les quatre milliards huit cents mille euros en 1995 sont devenus onze milliards en 2009. Allez encore quelques chiffres : en 2010, ces entreprises employaient 428 000 personnes soit 1,7 % de la population active ayant un emploi (données Insee 2009). Un tiers de ces salariés sont de nationalité étrangère et les trois quarts sont à temps partiel. En 2009 ce secteur a comptabilisé plus de 15 000 accidents du travail et cinq morts, tout comme l’année précédente. Rien que ça.

Notes

[1Fédération des entreprises de propreté et services associés.