Comment occuper sa retraite ? Michèle a de drôles de passe-temps. Je l’avais rencontrée en pleine action contre le projet de Center Parcs (voir « la vieille dame qui pétille contre le Tahiti de pacotille » dans Le Postillon n°28). J’ai toqué à sa porte cet été, et je l’ai dérangée en plein boulot : elle était en train de déchiffrer des manuscrits du XVIIème siècle. « Si tu veux, je peux écrire un papier pour Le Postillon », m’a-t-elle proposé, en commençant à m’expliquer les détails d’une affaire d’agression sexuelle, datant d’il y a quatre siècles et sur laquelle elle planchait. Sur son écran d’ordinateur, il y avait des documents scannés, écrits en vieux français : j’y comprenais rien, elle me les a déchiffrés en me racontant comment elle avait décodé cette ancienne façon d’écrire.
Si elle vit depuis presque toujours vers Roybon, Michèle a des origines du côté du Gua, près de Vif, dans la vallée de la Gresse. La mairie de ce village a un petit trésor à l’intérieur d’une armoire forte : plein de vieux documents datant pour certains de 1570, sauvegardés grâce à un secrétaire de mairie du XIXème siècle qui les a scrupuleusement classés et reliés. Depuis quelques années, ces archives sont décortiquées par une association « Histoire et patrimoine du Gua » dont fait partie Michèle. Toutes ces archives ont été photographiées, ce qui permet à Michèle, qui a des difficultés pour se déplacer, de bosser depuis chez elle. Tata Michèle, s’il-te-plaît, raconte nous une histoire !
Imaginez-vous en juin 1600, dans cette charmante vallée de la Gresse. Trois bergères : Jeanne Oddoz, Thony Richard et Jeanne Breyton, gardent le troupeau de leur maître. Elles ont une vingtaine d’années.
Passent trois cavaliers : le seigneur du Gua, Gaspard de Bérenger, son valet, dénommé Vache, et un notaire, Antoine Dusser. Ils ne sont guère plus âgés : à peine trente ans. C’est le printemps, l’herbe est verte, les bergères sont attirantes …. Et c’est un procès pour tentative de viol que nous relatent les manuscrits qui décrivent longuement les interrogatoires des plaignantes, des accusés et des témoins.
La plainte de Jeanne Oddoz et de son père résume assez bien les faits. « Le premier de ce mois, les suppliantes gardaient le bétail de leur maître à un lieu appelé vers Boyres … Environ une heure après midi, survinrent trois chevaliers qu’elles ne connaissaient pas …. excepté l’un d’iceux qu’elles estimaient qu’il fut Me Antoine Dusser, lequel descendit de cheval les voulant forcer à leur honneur, entre autres, Jeanne Oddoz, laquelle il poussa par terre lui donnant un coup, la voulant forcer, que, si elle ne se fut bien défendue il la déshonorait chose qui est contre leur honneur et réputation. »
Étrangement, les parties civiles n’engagent aucune poursuite. Et, plus étrange encore, ce sont le procureur et le juge qui prennent les choses en main.
Dans le mois suivant l’agression, le juge va multiplier les auditions. Dans sa première déposition, Jeanne Oddoz explique que le notaire Dusser s’approche d’elle et lui demande : « ma mie ne me veux-tu pas faire la courtoise et si tu me veux faire ce plaisir je te donnerai d’argent. » Il descend de son cheval et la prend pour la baiser, lui disant que, si elle lui voulait faire plaisir et se laisser embrasser il lui donnerait force argent. Elle se dégage, protestant : « Tirez votre chemin, nous ne sommes pas de celles que vous recherchez, j’aimerais mieux être morte cent fois que vous me puissiez baiser. » Dusser, alors, remonte sur son cheval et rejoint les autres, après s’être efforcé de la « vouloir baiser » - ce qu’il ne put faire.
Dusser donne, lui, une toute autre version. Connaissant Jeanne Oddoz comme « bonne et honnête fille », il met pied à terre, « se jouant avec elle de paroles ». Et, comme « il fait semblant de la prendre par la main, elle se donna peur sans occasion, se recula et tomba par terre. Elle était effrayée qu’il la voulusse forcer », ce qu’il n’a, bien sûr, jamais envisagé ! Il ne lui a pas non plus « levé sa robe ». Il ne nie pas qu’elle se soit évanouie, mais la chute n’y est pour rien, et, moins encore un éventuel coup de poing qu’il lui aurait donné. « Elle pouvait faire l’évanouie sans cause. Quand il vit que ladite Oddoz prenait son jeu de mauvaise part, il remonta à cheval », pour aller rejoindre le seigneur du Gua. À la question du juge, il répond qu’il sait, bien sûr, qu’il est mal d’attaquer les filles, de les scandaliser et de les forcer. Mais ce qu’il disait ce n’était qu’en se jouant et pour passer temps, et il n’a usé d’aucune force.
« Tais-toi, si tu cries, je te battrai »
Ce serait donc le notaire Dusser qui aurait voulu violer une des bergères ? Pas si simple : une autre bergère, Thony Richard, explique qu’elle a vu passer et s’éloigner les trois cavaliers, qui les saluaient « adieu filles ! ». Mais Dusser fait demi-tour et leur dit qu’il faut que monsieur du Gua jouisse de toutes trois. Et, alors que les bergères se retirent, le notaire saisit Thony par sa robe, invitant le seigneur du Gua : « descendez monseigneur ! » Ce qu’il refuse. Dusser n’est pas content : « par la mort je les aurai, et par la mort si je ne les ai ! » et, son chapeau à la main, il court après les autres.
Mais le seigneur Bérenger, resté à côté de Thony, la prend par le bras, veut savoir d’où elle est, chez qui elle demeure, où elle va. Puis il lui demande de se coucher à terre, ce qu’elle refuse, objectant qu’elle aimerait mieux qu’il la tuât, et le priant de la laisser aller. Aux cris qu’elle pousse, il la menace d’un petit bâton « tais-toi si tu cries je te battrai. » Et, alors qu’elle tente de s’enfuir, il se fait séduisant : « allons-nous-en vers ce ruisseau, là-bas, où personne ne nous verra. » Et elle supplie : « par le nom de Dieu, laissez-moi m’en aller. » Ce qu’il fait sans lui dire autre chose et sans lui faire aucune injure.
Changement de version
Dans sa deuxième audition, Jeanne Oddoz change de version et minimise l’agression dont elle a été victime. Dusser n’a pas tenté de la « forcer » et si elle est tombée, c’est parce qu’elle « choppa sur une pierre qui la fit tomber. » Surpris par ce revirement, le juge songe à une contrepartie financière. Il insiste beaucoup auprès des jeunes filles pour savoir si elles n’auraient reçu quelque argent afin de ne faire aucune plainte et de ne pas faire d’ombre au seigneur du Gua. Elles s’en défendent, ce qui ne convainc pas le procureur Roux - et moi non plus d’ailleurs !
Dans un remarquable réquisitoire, le procureur assène : « (…) Il faut donc, sans tergiverser, confesser que, si l’intention et désir imbriqués de Dusser eussent été accompagnés d’effet, ladite Oddoz était foulée et déshonorée. Mais Dieu, protecteur de virginité, ne voulut point que tel énorme délit fût permis et commis. Mais fut, ledit prévenu, contraint par le moyen des défenses qu’elle rendit vivement, de quitter son dessein impie et cruel. Et partant, en tel fait si exécrable, on doit tenir la volonté à l’égal du fait même, qui fait conclure à ladite Jeanne et à Guigues Oddoz son père, que, pour réparation de son honneur, ledit Dusser soit déclaré suffisamment atteint et convaincu du délit à lui imputé : c’est d’avoir voulu forcer et ravir l’honneur d’icelle. Et que, pour réparation de ce, ledit Dusser, (…) étant à genoux, tête nue, demandera merci à Dieu et à ladite Oddoz, envers laquelle il sera condamné à cinquante écus d’amende et à dix écus pour le procureur d’office avec les frais et dépens de justice, et défense à icelui de retourner à tels et semblables actes à peine d’être puni et châtié. »
Il y a quatre cent dix-huit ans ! Il n’y a plus de seigneur, ils sont remplacés par les « capitaines d’industrie », les responsables politiques, les dignitaires religieux, les célébrités artistiques. Les agressions sexuelles existent toujours, et on en parle beaucoup depuis #BalanceTonPorc. Mais je ne sais pas si la justice consacrerait aujourd’hui autant de moyens à une telle agression qu’à cette époque de l’Ancien Régime.