Harcèlement rectoral
Jeanne est prof d’histoire-géo au lycée Aristide Bergès à Seyssinet-Pariset. Du genre à aimer son métier, sans être pour autant toujours d’accord avec des orientations prises par le gouvernement ou sa direction. Ces derniers mois elle a un peu ouvert sa gueule, participé à des mouvements de contestation sur les retraites ou la réforme du bac. Rien de méchant, sauf que depuis des années l’idéologie sécuritaire s’étend à l’administration des services publics. Gros retour de bâton pour Jeanne. Son cas met en lumière la manière dont le pouvoir, y compris par ses relais locaux, se considère comme absolu et n’hésite pas à malmener les contestataires, assimilés à des agitateurs infantiles et dangereux, fussent-ils professeurs.
Quand elle a reçu la première lettre de menace, Jeanne a pensé qu’il s’agissait d’une initiative personnelle destinée à lui faire payer son opposition au nouveau bac. Pour avoir refusé d’assumer la charge de professeure principale, la proviseure du lycée où elle enseigne l’a menacée de sanctions disciplinaires, à l’instar d’une dizaine de ses collègues (et aussi de professeurs d’autres lycées, comme Marie-Curie). Pourtant, lorsqu’elle avait envoyé son premier e-mail pour demander des volontaires car il manquait dix-neuf professeurs principaux, la proviseure avait bien écrit qu’elle ne forcerait personne. Alors Jeanne ne s’était pas proposée. Elle estimait qu’après cinq ans à assumer cette charge, elle pouvait légitimement espérer qu’elle tourne, d’autant plus que cette année, avec la réforme du bac, elle devait préparer cinq classes de trois niveaux différents (chacun avec un nouveau programme), alors que les épreuves commencent désormais en janvier de l’année de 1ère. C’est du boulot et comme la charge de prof principale est lourde, elle a voulu cette fois passer la main. Mais non. Sous la menace, elle a dû accepter d’être la prof principale d’une classe. Quand au conseil de classe suivant elle a été invitée à s’asseoir à côté de la proviseure, elle a répondu que non, elle ne siégerait pas aux côtés de la personne qui lui avait adressé une lettre de menace. Elle a osé le faire car elle a été soutenue dans cette démarche par le médecin du travail, qui a été outré de ces méthodes de management et qui avait constaté le stress délétère que lui avait causé cette lettre. Et puis voilà que quelques jours plus tard, convoquée par la proviseure, elle se voit enjointe de signer une lettre au rectorat écrite par celle-ci pour signaler ce comportement. Cet incident paraît ridicule, pourtant, non ? Eh bien au rectorat, il y a une lettre écrite par la proviseure du lycée Aristide Bergès pour signaler le fait que Jeanne a refusé de s’asseoir à côté d’elle au cours du conseil de classe. Par contre, la raison de ce refus n’est pas indiquée. Jeanne a beau se dire que rationnellement, elle qui a toujours rempli son rôle et a toujours été bien notée par sa hiérarchie, ne peut pas être sanctionnée pour ça, sa médecin lui a prescrit des anxiolytiques.
Mais à l’approche des épreuves du bac, Jeanne s’est rendu compte que le problème était à la fois plus général et beaucoup plus grave qu’elle craignait. La contestation enflait déjà depuis des mois, le ministère restait droit dans ses godillots et les premières épreuves promettaient d’être perturbées, tant par des élèves que par des enseignants. Et là, le lundi 27 janvier 2020, premier jour des épreuves, ce sont des policiers armés et casqués qui se dressent au milieu des élèves, dans la cour. Il faut savoir que la police n’est pas censée entrer ainsi dans un lycée, qui est sous la responsabilité du proviseur. Même en mai 68 les flics étaient restés aux portails. Mais là, la rectrice et la proviseure du lycée Aristide Bergès n’ont pas hésité à les faire entrer dans la cour pour intimider les élèves et les professeurs récalcitrants. Au lycée Vaucanson, à celui des Eaux-Claires, à Moirans également, les CRS sont entrés dans les lycées. Le fond de l’air est pour le moins tendu. La répression s’est abattue sur nombre d’élèves du lycée de Jeanne, qui finiront au poste de police ce jour-là. L’un d’entre eux fera même 24 heures de garde à vue pour avoir lancé un fumigène dans le hall du lycée (il expliquera ensuite que pendant qu’il se trouvait au commissariat, les policiers ont tenté de lui faire dire que c’était des profs qui lui avaient demandé de lancer ce fumigène). Au lycée du Grésivaudan, un élève a été blessé puis placé en garde à vue malgré son état.
L’aventure de l’élève de Jeanne ne s’arrête pas avec son retour de garde à vue : convoqué en conseil de discipline, il a vu la proviseure de son lycée demander son exclusion définitive alors qu’il n’avait jamais fait parler de lui auparavant. Heureusement pour lui, cette demande n’a pas emporté l’adhésion et il a écopé d’une exclusion avec sursis.
Les épreuves de cet hiver étaient pourtant une mascarade, au lycée Aristide Bergès comme ailleurs. De nombreux enseignants ont signalé une quantité sidérante de dysfonctionnements : pas assez de sujets pour tous les élèves, ou pas le bon nombre d’écoutes pour les épreuves de langue, des classes surchargées avec trop peu de surveillants, voire aucun... Pourtant la proviseure du lycée Aristide Bergès n’a pas hésité, auprès des parents d’élèves, à attribuer le mauvais déroulement des épreuves aux enseignants et aux élèves qui dénoncent un bac mal ficelé et inégalitaire entre les lycées.
Autre innovation : les enseignants doivent corriger les copies de bac sur écran. Les copies des élèves sont sur papier bien sûr, mais les secrétaires de chaque lycée doivent scanner chaque copie (tous les lycées ont dû s’équiper de scanners rapides hors de prix, à croire que cette règle a été écrite par Canon et Ricoh). Ce n’est pas pour les faire parvenir facilement à des correcteurs éloignés, puisque depuis cette année, les copies restent toutes dans les lycées des élèves qui les ont rédigées. C’est une des raisons de la colère, puisqu’on entérine qu’il vaut mieux avoir eu son bac à Champollion, dans le centre-ville bourgeois de Grenoble, plutôt qu’à Marie-Curie, à Échirolles. Cette brillante idée de correction en ligne pose d’autres problèmes : il est évidemment bien plus long de corriger un document scanné sur un ordinateur que de corriger au stylo sur une feuille, cela suppose de passer des heures supplémentaires devant un écran et l’anonymat est désormais totalement illusoire. Une collègue de Jeanne a ainsi reçu l’ordre du rectorat de recorriger son lot de copies, au prétexte d’ « anomalies majeures ». Ses demandes d’explication sont restées lettre morte. Épuisée, Jeanne a fait valoir, certificats médicaux à l’appui, qu’elle ne pourrait pas corriger sur écran les copies qui lui étaient attribuées, en raison de l’importante fatigue oculaire et des migraines dont elle souffrait. Aucune loi n’impose la correction en ligne, au contraire, le texte de loi prévoit même explicitement que les corrections puissent toujours se faire sur papier mais rien à faire, elle n’a jamais pu obtenir les copies originales, qui étaient pourtant conservées dans son lycée, à côté de la salle des profs. Au lieu de quoi, deux nouvelles lettres de menaces, de la part de la rectrice. Ce qui fait quatre lettres de menaces de sanctions disciplinaires entre octobre 2019 et mars 2020.
Les réformes de l’Éducation, en particulier du lycée, se succèdent depuis plus de trente ans, et elles sont presque toujours combattues, par des élèves comme par des enseignants, notamment au motif qu’elles visent principalement à mettre en œuvre la « nouvelle gestion publique », qui n’est jamais que la vieille lune libérale selon laquelle les règles du marché privé devraient s’appliquer partout et le statut de fonctionnaire devrait être remplacé par le contrat. L’égalité de traitement entre les usagers, qu’ils sortent de Champollion ou de Marie Curie, c’est fini ! Place à la flexibilité, à la pénurie organisée des moyens, aux « indicateurs » (d’où l’évaluationnite dont témoigne le nouveau bac) et au remplacement de l’inspection par le contrôle. Voilà pourquoi lycéens et professeurs sont désormais traités par le rectorat comme des ennemis intérieurs et non comme des interlocuteurs légitimes exerçant leur droit de grève.
Alors le rectorat de Grenoble sévit. En procédant par exemple à des retenues sur salaire punitives, au mois de mars, en plein confinement, en retirant à de nombreux professeurs mobilisés cet hiver des jours de weekend quand ils ont fait grève le vendredi qui précède et le lundi qui suit.
Depuis, il y a eu le covid-19 et il est devenu manifeste que l’idéologie de la « nouvelle gestion publique » nous a menés droit dans le mur : on manquait de personnel, de lits, de respirateurs, de masques, de blouses, que des trucs de base. La perte de sens, le « faire toujours plus avec toujours moins » qui étaient dénoncés par les soignants ont été mis en évidence par les coups de faux d’un virus. Qu’en sera-t-il dans l’enseignement ?