De cette journée de blocage du 17 novembre, on retiendra d’abord ce qu’elle nous a permis de faire d’inédit. Rouler plusieurs kilomètres à vélo sur la rocade, on n’avait jamais fait. On a profité de l’opération escargot menée par les gilets jaunes entre Meylan et le Rondeau, et ça faisait marrer tout le monde de nous voir pédaler sur cette deux voies.
Et puis on n’avait jamais assisté à une teuf sur l’autoroute. Oh, c’était pas grand chose. Au maximum dix personnes se trémoussaient derrière les grosses enceintes d’un camion alimentées par un groupe électrogène. Musique techno boum boum, pas notre tasse de thé, mais eux dansaient avec leur drapeau pirate et leurs gilets jaunes, au milieu d’environ deux cents autres gilets jaunes qui filtraient la circulation. C’était marrant de voir cette scène décalée sur l’autoroute A480 derrière l’espace Comboire, la plus grande zone commerciale de l’agglomération bloquée pour l’occasion. Tous ces magasins fermés ou sans client, ça non plus on n’avait jamais vu : aucune manif syndicale, aucun coup de poing insurrectionnaliste n’était parvenu à vider un samedi ce temple du consumérisme.
On souligne ces « innovations » parce que justement on allait à cette journée avec plein de questions autour des mobilisations « habituelles ». Les gilets jaunes avaient-ils déjà manifesté, et sinon pourquoi venaient-ils à celle-là plutôt qu’à d’autres ?
On a questionné nombre de participants aux blocages – pour une fois on ne connaissait quasiment personne. Précisons que malgré tout le barouf médiatique, ils n’étaient pas si nombreux, ces gilets jaunes. La préfecture a annoncé 3 200 manifestants dans tout le département, chiffre certainement sous-évalué. Ce qui est sûr c’est que c’était loin d’être une déferlante.
Au Rondeau, on a papoté avec Henri, technicien qui a déjà manifesté contre le mariage pour tous, pour les retraites, contre la Loi Travail mais « le problème, c’est que les syndicats ont été détruits par Mitterrand, ils ont été mis hors d’état de nuire par les socialistes. Il n’y a plus personne pour freiner alors les réseaux sociaux ont pris le relais des syndicats. » À côté, il y a deux jeunes d’une vingtaine d’années qui nous assurent d’abord participer à leur première mobilisation. « Ah si, moi, j’avais déjà manifesté contre les zadistes, pour le Center parcs », rectifie finalement l’un d’eux. Qui nous assure aussi qu’à l’assemblée générale au début du blocage, 80 % des personnes assuraient n’avoir jamais manifesté. Un peu plus loin, un quarantenaire raconte seulement avoir défilé avec les Motards en colère : « De toute façon c’est les lobbyistes qui gouvernent. On vend plus assez de bagnoles en France, donc on va forcer les Français à renouveler le parc automobile sous prétexte d’écologie. »
Au rond-point de Comboire, en contrebas du blocage sur l’A480, on croise un gars en béret qui les a toutes faites depuis 68. Un autre, ancien syndicaliste, qui juge les syndicats « tous vendus » et ne manifestait plus depuis 1995 : « Là, c’est un mouvement spontané : en France des gens travaillent et dorment dans des voitures et on fait des cadeaux aux riches, la Pénicaud avec l’ISF elle va récupérer 67 000 euros dans l’année ! Il n’y a pas que l’essence, c’est un ras-le-bol. » Il râle, Joseph, mais il se dit « nanti », avec ses 2 500 euros de retraite d’ancien de chez Areva. Il critique même les voitures électriques. « Le nucléaire c’est l’énergie la plus propre. Mais l’extraction de l’uranium ? Et les déchets ? C’est pas de la pollution ? »
Pas mal de gens avaient la ferveur des nouveaux convertis et s’insurgeaient avec candeur contre les automobilistes qui râlaient du barrage filtrant mis en place au milieu de l’A480. « C’est fou, y’en a qui veulent rentrer. Ils croient pas au mouvement ? » s’étonne une habitante de Vif. Une voiture de riche passe le barrage filtrant sous les huées et sarcasmes : « Lui l’essence ça doit pas lui coûter cher ». Un gars proteste : « Faut pas l’laisser passer c’t’enculé il cherchait dans tous les sens une sortie avec sa Porsche. »
Des belles bagnoles, des gros 4x4 coûtant des fortunes, il y en avait aussi quelques-uns chez les manifestants, mais on n’est pas allé causer avec leurs proprios. On s’est plus intéressé à ceux qui semblaient constituer le gros des troupes, représentant la classe moyenne inférieure blanche ou la « France périphérique », comme disent les sociologues.
Isabella est retraitée et c’est sa première manif. « J’étais pas tranquille. Je vais peut-être finir au poste, ça fait flipper mais on vient quand même parce que Macron il nous enfle profond. » Elle se réfère aux révoltes des croquants, ces paysans insurgés qui s’en prenaient aux percepteurs de la gabelle et la taille - impôts levés par le roi de France. « C’était plus violent à l’époque, les gens n’avaient rien à perdre. Nous on a trop à perdre, le canapé, la télé, le crédit (…). On dit que les pauvres coûtent cher. On donne 32 milliards aux entreprises, on enlève 5 euros aux APL. C’est vrai ou pas ? » Au-dessus des gilets jaunes, un drone plane sans que personne ne s’en émeuve. « On laisse passer que ceux de notre mouvement ! » gueule un mec. Et comment on se reconnaît du « mouvement » ? Mystère. Ça chante « joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire » à un automobiliste qui circule au ralenti. Et puis voilà un conducteur avec une plaque d’immatriculation « GERARD ». « Oué Gérard, allez Gérard ! »
« Ceux qui n’ont pas le courage il peuvent mettre un gilet jaune sur leur pare-brise. Ils font des sondages Ipsos mais il suffit de regarder tous les gilets jaunes, pas besoin de sondage. » Ceux qui ne l’arborent pas au barrage à 100 mètres de là sont chambrés, chahutés, se chauffent avec les manifestants. Un jeune mec bien mis, bien rasé, sort carrément de sa voiture neuve en bombant le torse, un organisateur vient calmer le jeu. Il repart en tendant un majeur vengeur haut dans le ciel. Le coffre de sa Nissan à 30 000 euros arbore un logo « zéro émission ».
Au rond-point à côté de l’autoroute, qui bloque la zone commerciale, on papote avec un couple dans la trentaine, lui, grand, mal rasé, bonnet, deux boucles d’oreilles, employé communal, elle, cheveux bruns longs, bonnet, lunettes, saisonnière aux Deux-Alpes. Sept gamins, 1 300 euros chacun, comme nous explique Bruno : « On vient du Freney d’Oisans. La vie trop chère, c’est pour ça qu’on est là. On est à une heure de Leclerc. Si vous faites les courses à Bourg d’Oisans vous allez voir les prix, et en saison ça augmente encore. On vit plus, on survit. J’ai pas voté depuis que Sarkozy est arrivé au pouvoir. Ce qui risque d’arriver et qui m’inquiète c’est que le Front National arrive au pouvoir. » Sarah enchaîne : « C’est pas une question d’écologie, quand on voit Macron, tous ses déplacements en voiture et en avion, lui il pourrait faire des économies et la première dame qui fait rien et touche 487 000 euros par an (en fait c’est son « coût » pour l’état, NDR). Si Macron était aussi écolo que nous… »
On pourrait en faire des pages, de ces histoires de vie. Mises bout à bout, elles raconteraient peut-être mieux qu’en chiffres la frustration des manifestants, comme Florence qui est venue de La Mure retrouver ses parents sur ce même rond-point.
« Je sue toute la journée, j’ai un métier dur dans la métallurgie, le travail paie pas. Mon fils je lui inculque le boulot mais il voit bien que ça sert à rien, il a 12 ans. Et quand ma mère lui demande ce qu’il veut faire plus tard il dit « chômeur ». Et en un sens il n’a pas tort. On travaille toute l’année et on part deux jours en vacances pour notre anniversaire de mariage. Mon fils, il a vu une fois la mer. »
On pourrait raconter encore cette vieille dame souriante marchant avec une canne et son gilet, heureuse d’être là. « Je n’habite pas trop loin, ça me fait une promenade. C’est bon enfant. Je suis à 100 000 % avec eux. » Elle pense qu’il faudrait tout bloquer, pas filtrer ; qu’un gars du Cac 40 a du répondant, mais qu’avec 800 euros par mois on sait pas se défendre. Elle s’est dit ce matin : « va en plein milieu, prends le temps de discuter avec les uns et les autres. »
On pourrait raconter les incidents : à un moment une conductrice s’est fait chahuter, un homme est monté sur son capot. En panique, la conductrice a accéléré sur une centaine de mètres, l’homme a roulé-boulé. Blessé à la cheville, il a finalement été secouru par les pompiers.
On pourrait aussi raconter les motards cramant leur plein en pétaradant bêtement ; ces deux messieurs qui ont essayé de nous défendre le principe du « consentement à l’impôt, ou chacun paye s’il a envie » et tant pis pour la solidarité et les services publics ; les patrons de commerces et leurs discours habituels sur le « trop de charge » ; ceux qui ne croyaient pas au réchauffement climatique et qui voulaient juste qu’on les laisse rouler tranquille. Ou ce gilet jaune qui braillait à une camionnette pas contente : « Espèce d’esclave ! Va bosser ! Y a des Roumains qui font ton travail pour 300 euros ! ». Et puis les déferlements d’insultes pas fines, « enculés ! » comme mot de ralliement. Ou cette étonnante minute de silence à la mémoire de la présidente du syndicat des policiers en colère, suicidée la semaine précédente, et des victimes de la journée.
On gardera aussi comme souvenir cette imprévisibilité charmante.
À 13 heures, ça faisait déjà quatre heures que l’autoroute était squattée et personne ne savait jusqu’à quand ça allait durer. Parmi les deux cents personnes présentes certaines commençaient à partir, d’autres parlaient de rester toute la nuit, et en tout cas aucun horaire de levée de camp n’était prévue. Une sorte de bouffée d’air par rapport à toutes ces manifestations rituelles, départ 10h, arrivée midi, sandwich-bière et tout le monde rentre chez soi – des journées bien trop prévisibles. Nous, on avait un journal à boucler alors on a repris l’autoroute à vélo vers le nord en fredonnant un slogan désuet. « C’est la fin du pétrole, préparez vos guibolles... »