Imaginez. Habitante de Saint-Martin-d’Hères, Maryline a une voiture diesel construite au début des années 2000. Elle l’utilise pour faire cinquante bornes par semaine en moyenne : les courses à Comboire, une visite chez sa sœur à Froges, une petite balade en Chartreuse le dimanche quand il fait beau. Dans son boulot d’aide à domicile, elle ne s’en sert presque jamais : pour visiter tous ces appartements, c’est plus pratique à vélo, ou en tram quand il pleut.
Benoît réside lui dans une maison sur les hauteurs de Seyssinet-Pariset et se déplace tous les jours grâce à son nouveau véhicule hybride. Allers-retours quotidiens à Bernin pour son boulot d’account manager à Soitec, des fois précédés d’un petit détour par le col de Porte pour aller voir le lever de soleil du sommet de Chamechaude. Le soir, il emmène ses enfants à leur cours de piano ou de tennis, et une fois par semaine, il va à Voiron pour une séance d’escalade. Un week-end sur deux, Benoît fait les deux-cent-vingt kilomètres qui le séparent de sa résidence secondaire du Luberon. 800 kilomètres en moyenne par semaine, 16 fois plus que Maryline.
Si la future ZFE est étendue aux particuliers, Maryline n’aura pourtant plus le droit d’utiliser sa voiture quand Benoît pourra rouler autant qu’il voudra.
Les élus de la ville de Grenoble et la Métropole viennent de voter le développement d’une ZFE dans la cuvette (voir encart). Une ZFE, appelée également ZCR, est un dispositif national en cours de développement dans quinze villes françaises où certains véhicules sont interdits - ceux qui sont censés être les plus polluants, à savoir les plus vieux et plus spécifiquement les Diesel. Pour l’instant, ça ne concerne que les véhicules de livraison, les poids-lourds et les véhicules utilitaires légers. Mais d’ici peu, elle devrait également s’appliquer pour les simples habitants. Au Conseil municipal du 24 septembre, l’adjointe à la santé à la ville de Grenoble, Mondane Jactat a affirmé : « Nous souhaitons qu’une zone à faibles émissions pour les véhicules de particuliers soit aussi mise en place sur tout ou partie du territoire métropolitain dès 2019 » (Le Daubé, 26/09/2018).
Injuste socialement et écologiquement
Les particuliers sont déjà concernés par des mesures de restriction de circulation avec la mise en place de la pastille Crit’air, entraînant des interdictions de circuler pour les véhicules les plus vieux pendant les pics de pollution.
Ce genre de mesures pose un problème de justice sociale, comme illustré par les cas de Marilyne et Benoît. Mais c’est loin d’être la seule incohérence : même d’un point de vue strictement écologique, cette mesure est inepte. Imaginons que Maryline parvienne, malgré son salaire inférieur au Smic, à réunir assez d’argent pour acheter un nouveau véhicule jugé moins polluant que son Diesel. Serait-ce vraiment « bon pour l’environnement » en prenant en compte le bilan carbone de la construction d’une nouvelle voiture ? Son vieux Diesel lui aurait sans doute permis de réaliser pendant des années ses 2 500 kilomètres annuels. Les particules relâchées en plus auraient-elles été plus nocives que la quantité d’énergie nécessaire à la construction d’un nouveau tas de tôle ? Sûrement pas, surtout quand on connaît les ravages provoqués par l’extraction de métaux rares nécessaires aux nouveaux véhicules censés être non polluants. Guillaume Pitron affirme dans son livre La guerre des métaux rares qu’« un véhicule électrique pollue autant qu’un Diesel », si on prend en compte son cycle de vie en entier. Vaut-il mieux polluer à l’autre bout du monde qu’ici ?
La Métropole veut renforcer les dispositifs d’aide au changement de véhicule ou de « prime à la conversion » pour l’achat de véhicules non polluants, afin d’aider des personnes comme Maryline à se débarrasser de leur Diesel. Loin d’être un « geste pour la planète », il s’agit en fait de subventions déguisées en faveur des constructeurs de véhicules électriques ou hybrides.
Métropole is watching you
Pour s’assurer que les véhicules « interdits » ne circulent pas, la Métropole va installer des mouchards de partout. Le Daubé du 22/02/2018 nous apprend que « concrètement, afin d’assurer le contrôle des voitures, le territoire pourrait se doter de caméras intelligentes. Des petites merveilles technologiques qui reconnaîtront automatiquement les plaques d’immatriculation. » Ces caméras scanneront toutes les plaques d’immatriculation, repèreront les véhicules ne devant pas rouler et pourront potentiellement ficher les trajets de tous les conducteurs. Bizarrement les élus verts et rouges, frileux sur le développement de la vidéosurveillance dans les rues grenobloises, ne semblent pas du tout gênés par cette invasion d’espions électroniques.
Ces ZFE sont une grande supercherie, parce qu’elles donnent l’illusion que des déplacements motorisés peuvent être non polluants. « Changer les habitudes » après des dizaines d’années de civilisation automobile est bien évidemment loin d’être simple. Mais ce genre de mesures va dans la mauvaise direction : le but ne devrait pas être de permettre à Maryline de faire 800 kilomètres par semaine en ayant, comme Benoît, la conscience « tranquille » en polluant « propre ». Le but devrait être d’abord de contraindre Benoît à faire cinquante kilomètres par semaine comme Maryline, quel que soit son véhicule.
Maryline pourrait certainement se passer de sa voiture individuelle : arrêter d’aller au supermarché, aller voir sa famille en transports en commun, louer une voiture en autopartage les rares fois où elle en a vraiment besoin. Mais si elle est contrainte à le faire pendant que tous les Benoît du monde peuvent rouler comme ils veulent, les ZFE passeront d’abord pour de l’injustice plutôt que pour de l’écologie. C’est comme la taxation du Diesel et de l’essence pour les particuliers. Si en même temps, le kérozène pour les avions et le fioul pour les cargos ou bateaux de luxe n’est pas au moins aussi lourdement taxé, si on continue à subventionner les véhicules électriques alors qu’ils polluent autant, c’est complètement incohérent.
Pendant ce temps-là, rien n’est fait pour la gratuité des transports en commun urbains (bus, trams et trains), la remise en état des chemins de fer secondaires, l’arrêt de la construction de « zones » à l’extérieur des villes, la relocalisation dans les lieux de vie de la production et des commerces.
Quand les mêmes élus qui défendent la ZFE permettent à Area et à l’État de faire un grand projet inutile à 300 millions d’euros pour faire passer l’A480 de deux à trois voies, comment voulez-vous que toutes les Maryline de la cuvette ne pensent pas qu’on se fout de leur gueule ?
La ZFE de Grenoble, comment ça marche ?
La zone à faibles émissions (ZFE) grenobloise ne concerne pour l’instant que les véhicules de livraison, les poids-lourds (PL) et les véhicules utilitaires légers (VUL). Depuis 2017, les PL antérieurs à 2001 et les VUL antérieurs à 1997 n’ont plus le droit de circuler à Grenoble. Dès janvier 2019, les PL Diesel antérieurs à 2006 et les VUL Diesel construits avant 2001 ne pourront plus rouler à Grenoble et neuf autres communes de la Métropole (Bresson, Echirolles, Eybens, La Tronche, Poisat, Le Pont-de-Claix, Saint-Egrève, Saint-Martin-d’Hères, Saint-Martin-le-Vinoux), sauf sur les voies rapides urbaines (A48, A480, rocade Sud) où tous les véhicules pourront circuler. L’objectif, c’est de « sortir du Diesel » d’ici six ans, et que seuls les véhicules électriques, hybrides, au gaz, ou les PL essence d’après 2014 et les VUL essence d’après 2011 soient autorisés à rouler en 2025. Tout ceci ne concerne pas encore les véhicules de particuliers, qui devraient cependant être visés bientôt par le même genre de mesure.