Les désertions d’ingénieurs sont à la mode
Faut-il « tout plaquer » ?
Alors qu’elles existent depuis des dizaines d’années, les désertions d’ingénieurs sont dernièrement devenues « tendance », pour le meilleur, et pour le pire. Pour contrecarrer les jolis storytellings de déserteurs suscitant une certaine complaisance médiatique (Le Postillon n°47 avait d’ailleurs été précurseur avec un dossier « Ingénieurs : pourquoi ? » il y a cinq ans), une ingénieure n’ayant « pas pour plan de carrière de déserter (oui, c’est possible !) » publie aux éditions Le Monde à l’envers (octobre 2023) un court pamphlet titré « Tout plaquer ». Le sous-titre, plus explicite : « la désertion ne fait pas partie de la solution… mais du problème », est représentatif des limites du positionnement de l’autrice qui apporte néanmoins quantité d’éléments de réflexion originaux.
Ce qui ulcère Anne Humbert, ce sont les déserteurs « arrogants qui sont persuadés de savoir ce qu’il faut faire et qui font la morale à tout le monde » tout en jouissant d’une « reconnaissance sociale exceptionnelle ». Premier constat : on n’est pas tous égaux face à la possibilité de désertion, surtout réalisée par des gens biens nés, au capital culturel et financier important, aux ressources leur permettant toujours de rebondir. « Les désertions ne permettent pas de remettre en cause la façon dont fonctionne la société : elles permettent juste à ceux qui ont plus de ressources que les autres de tester plusieurs métiers, en pouvant revenir en arrière si leur bifurcation tourne mal. » Deuxième constat : « Si les histoires de désertion sont tant glorifiées par les médias c’est qu’elles servent l’idéologie néolibérale. […] Dans tous les domaines de notre vie, en cas de difficultés (et même d’ailleurs si on ne rencontre pas de difficultés), on est incités à être mobiles, à tout plaquer, à ne pas être réfractaires au changement. On doit changer de ville, de pays, d’amis, on doit couper les ponts avec notre famille. [...] Tout plaquer, c’est aussi célébrer le jetable, le droit de se débarrasser de tout (et de tout le monde), de ne rien entretenir (ni les objets, ni les relations, ni les connaissances). »
Anne Humbert évoque même une formation qu’elle a suivie à la demande de son employeur, dénommée Springboard, qui incite à déserter. « Si les désertions desservaient les multinationales, elles ne dispenseraient pas ce genre d’“enseignements” à leurs salariés. […] Un autre intérêt pour la société néolibérale des injonctions à tout plaquer est de mettre perpétuellement les individus en concurrence les uns contre les autres. On est tous sommés de devenir de meilleures versions de nous-mêmes pour être acceptés dans un projet ou un collectif. On se retrouve à dix candidats de quarante ans postulant frénétiquement pour un stage en permaculture, pour travailler dans une ferme ou dans un refuge. On passe notre temps à se vendre. »
En dehors de ces considérations pertinentes, l’autrice charge son plaidoyer anti-désertion d’arguments beaucoup plus contestables. Ainsi les déserteurs sont accusés de tous les maux : ils mépriseraient ceux qui restent, prendraient la place des vrais paysans alors que la société ne manque pas d’agriculteurs, n’auraient « aucune solidarité envers les générations suivantes d’étudiants » en ne faisant « rien pour éviter qu’on oriente tant de personnes vers ces métiers d’ingénieurs », n’oseraient pas avouer leur « degré d’incompétence » et leur « vulnérabilité », quitteraient le navire sans « se demander ce qu’il adviendra des infrastructures qu’ils ont créées et laissées derrière eux, des nuisances qu’ils ont générées, [...] des connaissances qu’ils auraient dû transmettre avant de partir. » Anne Humbert recycle même la rhétorique éculée du « retour à la bougie » en sous-entendant que les ingénieurs déserteurs critiquant la technique devraient par cohérence aussi se passer des réseaux d’eau potable ou des vélos… Bref, pour l’autrice, rien ne sert de partir, il vaut mieux croupir dans son bullshit job. Si elle n’a pas de « solution miracle à proposer », elle prône la défense « des valeurs et des comportements plus subversifs dans une société néolibérale que ne le sont la mobilité et la flexibilité, comme : la loyauté, le respect des engagements, le fait d’être une personne sur qui on peut compter sur le long terme ». Certes, mais cela justifie-t-il pour autant de continuer à passer ses journées à taper des lignes de code pour une nouvelle appli inutile ou un nouveau robot néfaste ? Que faire quand on se coltine ce genre de métier dit « intellectuel » mais « de plus en plus taylorisé, de moins en moins épanouissant et de plus en plus précarisé » et qui contribue, de plus, à l’artificialisation et la numérisation générale ?
Si ce livre pointe quelques limites importantes à la « mode » de la désertion chez les ingénieurs, il peine à convaincre sur le fait que les désertions « feraient plutôt partie du problème ». On serait plutôt du genre à plaider pour des désertions de qualité, pas celles mettant en avant des storytelling individualistes, mais celles qui arment la critique du capitalisme technologique (en faisant fuiter des données internes, en révélant des pratiques douteuses, en illustrant le non-sens de la fuite en avant technologique, etc.). Alors si vous le pouvez : désertez, mais sans arrogance, et surtout en nous filant tous les dossiers…
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Il aime les ingénieurs qui doutent
La Lettre aux ingénieurs qui doutent d’Olivier Lefebvre (éditions l’Échappée, 2023) est un livre beaucoup plus attendu et néanmoins efficace pour aider de potentiels déserteurs à passer à l’acte. Cet ancien ingénieur en robotique n’est ni arrogant ni prétentieux et décortique plutôt « pourquoi beaucoup d’ingénieurs ne désertent pas en dépit de l’état de dissonance cognitive dans lequel ils se trouvent » et les « trésors d’ingéniosité » déployés pour inventer des « narrations rationalisantes en vue d’étouffer la dissonance ». Dans cette plongée à l’intérieur des âmes des ingénieurs, l’auteur évoque notamment la « pensée calculatoire » qui modèle bien souvent les esprits de ces bac+5. « C’est une déformation professionnelle embarrassante. Il m’est ainsi arrivé de modéliser des situations de ma vie personnelle comme des variables d’un algorithme et de chercher l’enchaînement de fonctions élémentaires qui me permettrait de résoudre mon problème. » On confirme, pour côtoyer beaucoup « d’anciens », que cette manière de penser et de voir la vie ne disparaît pas en cas de désertion… Celle d’Olivier Lefebvre se situe en tout cas dans le cadre d’un projet politique de « bifurcation industrielle » « laquelle consisterait d’une part à produire ce dont nous avons réellement besoin – ce qui nécessite une mise en débat démocratique des besoins essentiels – et, d’autre part, à changer l’échelle et l’organisation de la production industrielle. » Au boulot !
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