Dans le lycée de l’agglomération grenobloise où je travaille, la priorité donnée au numérique ne date pas d’hier. L’établissement prête des tablettes aux professeurs depuis quelques années. Ça doit coûter monstrueusement cher, d’autant qu’il faut les renouveler tous les trois ans, mais je n’ai pas les chiffres. Ce bémol mis de côté, je ne suis pas contre l’ordinateur pour les professeurs. C’est un outil de travail dont je me sers pour préparer mes cours et projeter un document de temps à autre. Rien que de très banal.
Le problème, c’est que ça ne s’arrête pas là. Il y avait déjà des signes avant-coureurs de ce que je qualifierais de dérive, à savoir la « numérisation de l’enseignement », entre guillemets, car je tiens cette expression pour un quasi-oxymore. Il est vrai que ce n’est pas le seul, avec l’« intelligence artificielle » et tout le cortège de pseudoconcepts qui jettent la confusion dans la langue, puis dans les esprits. Bref, à la fin de l’année scolaire à trous pour cause de Covid 19, lors des journées pédagogiques, on nous a demandé de faire le bilan de la période d’« enseignement à distance » au cours de laquelle nous avions beaucoup eu recours à la visio. Très rapidement, il m’est apparu qu’il s’agissait en réalité de faire remonter ce qui avait mal marché pour améliorer la soupe, préparer doucement la mise en œuvre de l’« enseignement par le numérique ». Après un temps de sidération, je me suis permis de dire clairement ce qui était en train de se passer, à savoir que nous passions d’une déshumanisation contrainte de notre métier à une stratégie déshumanisante — qu’on ne le fasse pas exprès n’y change rien. Bien sûr je n’ai pas jeté ça tout cru, mais avec un peu d’argumentation. À la fin de la réunion, les participants étaient tous convaincus… que j’étais plus ou moins passéiste, obsolète du genre Windows 3.1, à l’exception d’un collègue suffisamment proche de la retraite pour observer la scène d’un œil mi-désabusé mi-narquois en attendant la fin.
Ce n’est pas tout. Pendant ces mêmes journées, nous avons eu la joie de bénéficier « en distanciel » d’une formation généreusement dispensée par un cadre de Microsoft pour nous faire comprendre à quel point le numérique était formidable pour remédier aux difficultés d’apprentissage des fameux élèves qui dysfonctionnent. Quelle bonté d’âme ! Du reste, je n’ai pas retenu grand-chose, car, comme la plupart des élèves qui ont eu à subir des cours devant un ordinateur, j’ai fait autre chose : je lisais un livre, avec du vrai papier, c’était génial.
Tout ça pour dire que l’air du temps ne m’avait pas échappé, même si je lui préférais d’autres parfums moins chargés en silicium, produits chimiques et gaspillages divers. Je suis quand même tombé des nues lorsque j’ai appris en fin d’année dernière qu’une « e-classe » allait se mettre en place dès cette rentrée. En somme, une classe d’élèves allait se retrouver à travailler sur des tablettes numériques. C’est-à-dire que dans toutes les matières, les activités sur lesquelles repose le cours seront réalisées sur la tablette, le professeur pouvant vérifier le travail en direct sur un classeur virtuel et interagir avec les élèves.
Ni une ni deux, j’ai pris mon plus beau clavier pour rédiger un tract assez sceptique. En substance, je rappelais que notre métier, comme beaucoup d’autres, est fondé sur une relation humaine. Il est difficile, exposé aux ratages répétés dont tous ne sont pas inévitables. Bien entendu, on aimerait faire mieux. Mais penser que l’on peut remédier aux problèmes rencontrés dans une activité humaine grâce à la technologie est un fantasme. Accessoirement, c’est un désastre écologique.
J’ai déposé mon texte en salle des professeurs. Quelques-uns m’ont fait savoir qu’ils étaient tout à fait d’accord, la majorité n’en a rien dit. Je ne sais pas si tous l’ont lu et je pense qu’au fond beaucoup font leur travail en se fichant un peu des controverses. Cela nous fait une grande majorité d’indifférents, une minorité d’opposants et une minorité plus petite encore, mais qui s’agite avec ferveur dans le sens de la numérisation.
Évidemment je mesure au pifomètre. Mais j’ai d’autres indices. Je me suis rendu à une réunion d’information sur ce projet… pour m’y retrouver seul devant le comité de pilotage. Ce fut une belle joute verbale, très fair-play, mais entre sourds. On bute à la fin sur une forme d’incommunicabilité. J’aimerais expliquer à quel point la confrontation au réel est non seulement inévitable, mais aussi source de la pensée, de la créativité, à rebours du bricolage numérico-ludique qui ressemblerait plutôt à une esquive. Dommage, ça ne s’explique pas... Ça s’éprouve [1].
D’ailleurs, à partir de cette confrontation frustrante, j’ai rédigé un autre tract, un peu plus précis peut-être. Je ne joue pas aux héros. Ça ne m’amuse pas beaucoup de passer du temps à essayer de faire entendre un discours différent alors que j’ai moi-même beaucoup d’autres choses passionnantes à découvrir. Enfin, deuxième tract, avec à peu près la même réception que le premier. À ce stade, je me dis qu’il faut passer à la parole vivante.
J’ai donc essayé d’obtenir une salle et un créneau pour inviter les collègues à une libre discussion sur le numérique. Ma demande a reçu un accueil poli, mais embarrassé. Le projet était déjà validé et lancé, pas question de le remettre trop franchement en cause. Une réunion, pourquoi pas, mais un an après la mise en œuvre de la e-classe, lors des journées pédagogiques et avec le comité de pilotage (traduction : sur un terrain déminé). Ce qui pose, entre autres choses, le problème délicat de l’évaluation du projet. Notons que l’évaluer c’est déjà se situer dans le projet. Ensuite, que certains élèves trouvent plus amusant de travailler avec une tablette (et encore, ce n’est pas certain à la longue) pourquoi pas, mais comment voulez-vous mesurer les effets à long terme de ce type d’outils sur l’aptitude à penser, le rapport au savoir, aux autres, etc. ?
En toute fin d’année scolaire, un troisième tract finira mort-né dans une poubelle de la salle des professeurs.
Deux mois plus tard, voici la rentrée. La e-classe est lancée, sans tambour ni trompette. Notons que seuls ceux qui ont candidaté explicitement pour cette classe, côté professeurs et élèves, sont embarqués dans l’aventure, d’autant que les élèves doivent apporter leur propre matériel. Pour un premier aperçu des scores, il faut aller chercher dans les chiffres. Sur environ 250 élèves pour ce niveau, seule une petite vingtaine est inscrite dans la classe du futur. Une aubaine ! Les autres classes comptent plus de trente élèves. Cela ne semble pourtant pas suffire, car des bruits de couloir laissent entendre que la mise en œuvre est laborieuse. Mais on va perfectionner tout ça, n’est-ce pas ?