Accueil > Décembre 2018 - Janvier 2019 / N°48
Pêcher en remontant le Drac – Épisode 3
Et ça continue enchlore et enchlore
En Occitanie et en Catalogne, les « dracs » sont des « créatures imaginaires de formes variables, dont la plupart sont considérées comme des dragons représentant le diable liés à l’eau et à ses dangers ». Dans la cuvette, le Drac est une rivière sagement canalisée. Mais que sait-on du Drac ?
Pour le troisième épisode de ce feuilleton, on est allés pêcher juste derrière l’espace Comboire, à échirolles. À proximité de l’endroit où deux canaux se jettent dans notre torrent adoré. De l’eau du Drac, qui a fait un petit détour par les plateformes chimiques de Jarrie et du Pont-de-Claix. De quoi offrir au Dragon plein de joyeusetés, chlorate, perchlorate, mercure, etc.
Est-ce que ce monde est sérieux ?
Il y a les caddies, les entrepôts, les bagnoles, les parkings, les enseignes, partout. L’espace Comboire, plus grande zone commerciale de l’agglomération.
Et puis juste derrière, au bout du parking de l’Entrepôt du Bricolage, il y a la digue du Drac. On la passe, cinquante mètres plus loin, c’est le dépaysement total. On ne voit plus que les falaises du rocher de Comboire et les rives presque abandonnées à la végétation. Qu’ils sont loin les ronds-points, les promos, les caisses automatiques, les vigiles, les caméras, les drives. Ici on est avec les oiseaux, les cailloux, le bois flotté et le paysage. C’est l’été indien, les feuilles rougissent, le soleil n’est plus écrasant, le ciel est un peu pastel, et on ne voit aucune marque de la civilisation humaine.
Enfin presque. Il y a bien quelque chose, dans toute cette zone au sud de l’espace Comboire : un centre de tir pour les militaires. Lolo, mon guide, y est venu et revenu, et n’a jamais vu le moindre bidasse. Il y a des portails avec des têtes de mort et des « attention danger », du barbelé au-dessus, des trucs qui ressemblent à des cibles, des terre-pleins pour manœuvrer, mais le tout semble être à l’abandon : les grillages sont ouverts par endroits, et il n’y a même pas besoin de les enjamber pour pénétrer dans la zone. Aux dernières nouvelles, la zone appartiendrait toujours à l’armée, qui n’en ferait rien depuis plusieurs années. Vu la pénurie de grands terrains constructibles dans la cuvette, il y a hélas fort à parier que du béton risque de couler prochainement ici.
T’es toute seule au fond de l’espace… Et t’as personne devant
On a monté les cannes un peu en-dessous d’un grand seuil de rochers, dans une zone plus calme. Splendide. On se croirait à des dizaines de kilomètres d’une métropole.
À cet endroit, une petite rivière débouche, sauvage, accueillante. On traverse pour aller voir de l’autre côté, je manque mon saut entre deux cailloux, et je trempe mes godasses. Si je les analysais, je ne trouverais pas seulement des traces d’eau : aussi quelques composés chimiques. Parce que cette rivière est en fait le débouché du canal des Cent vingt toises, appelé également canal du Rondeau. De l’eau du Drac, déviée depuis le saut du Moine, situé juste en-dessous de la confluence entre la Romanche et le Drac, et qui accueille les rejets de la plateforme chimique du Pont-de-Claix.
Quand on le regarde, le Drac, surtout à cet endroit derrière Comboire, qu’est-ce qu’il est beau ! On n’imagine pas que parmi toutes ces molécules d’eau qui s’entrechoquent, il y a aussi des rejets chimiques, des trucs pas sympas, qui rendent peut-être la baignade vénéneuse, peut-être la consommation de poissons dangereuse. On n’a pas mangé les deux truites qu’on a pêchées, de toute façon elles faisaient pas la maille.
Et ça fait marrer les oiseaux qui s’envolent
Avec Lolo, on avait pris des bouteilles pour prélever de l’eau du Drac, en amont et en aval du canal, et la faire analyser. Pour savoir ce qu’il se prenait dans la gueule à ce niveau, le Dragon. Mais on n’a pas su comment faire.
Parce que sept cent mètres au-dessus, il y a un autre canal qui débouche aussi dans le Drac. Celui-là est totalement enterré, et juste au-dessus il y a un panneau avec marqué « accès à la passerelle interdite à toute personne étrangère à la société Vencorex ». Vencorex, c’est une des boîtes de la plateforme de Pont-de-Claix. Sur la passerelle, et même sur le chemin au-dessus, ça sent sévèrement le chlore et puis d’autres trucs chimiques. Alors où faire les prélèvements ? D’autant que deux kilomètres plus haut, il y a aussi les eaux sales de la plateforme chimique de Jarrie, déversées dans le canal de la Romanche, qui finissent aussi dans le Drac. Avec toutes ces différentes arrivées de saloperies, on ne savait pas où prélever.
De toute façon, ça nous aurait coûté trop cher de l’analyser, cette eau, et puis il faut choisir quels polluants il faut mesurer, et puis il paraît qu’il y a plus de rejets la nuit ou à certaines périodes de l’année.
Surtout, on n’est pas des spécialistes, alors on pourra toujours nous opposer tout un tas de discours compliqués pour nous expliquer qu’il n’y a pas de problème. C’est ça qui est terrible avec cette pollution invisible que sont les composés chimiques : on est forcé de s’en remettre à des personnes « responsables ».
C’est toujours le même film qui passe
« Responsables », comme ceux qui ont décidé il y a un siècle qu’il fallait implanter une usine de production de gaz moutarde, pour que l’armée française puisse répandre cette saloperie mortelle sur toute la ligne de front. Et qui, guidés par cette noble cause, ont utilisé le Drac comme un vulgaire égout.
Depuis, la plateforme s’est développée : des cuves, des tuyaux, des entrepôts, des tas de sel, et de la production de chlore, de l’eau de javel, du détergent, des mousses pour les bagnoles, du vernis, de la soude, etc.
Il y a eu des études, des normes, des seuils, des contrôles, des mesures.
Pendant des décennies, le chlore était fabriqué à l’aide d’électrolyse à anode de mercure qui fuyait en petite quantité régulière dans les eaux, malgré les alertes d’associations écologistes. Le mercure est une catastrophe pour tous les organismes vivants, humains ou non humains : en 2008 France nature environnement avait relevé des valeurs jusqu’à 20 fois le maximum autorisé dans les environs de Jarrie. Depuis ce procédé a été abandonné, et on assiste, selon un arrêté de la préfecture du 22 novembre 2017 à une « stabilisation du panache mercuriel », ce qui permet de ne pas étendre « l’empreinte mercurielle à des zones non contaminées par le mercure »(1). Comme on ne comprend pas trop ce verbiage, on a demandé à un militant de la Frapna (fédération de protection de la nature) son avis sur l’évolution de la pollution en général : « Il est probable que le flux de matières polluantes ait diminué tant en volume qu’en dangerosité … notamment sous la pression des normes européennes relativement contraignantes en la matière. Mais tout ce que l’on peut dire c’est que la situation du Drac inférieur s’est (sans doute) améliorée depuis cinquante ans et le retour de la faune piscicole est une indication de cette amélioration. Cependant on est encore loin du bon état. »
Ce qui est certain, c’est que certains polluants sont toujours déversés en quantité dans notre cher Dragon. Le même arrêté nous apprend que la société Arkema est autorisée à rejeter 2,3 tonnes de chlorate par jour dans le canal de la Romanche. 2,3 tonnes par jour, avec la permission de l’État ! Qui autorise aussi 45 kilos de perchlorate, composé qui a déjà pollué des nappes phréatiques, comme à Genève en 2017. Et ces chiffres concernent juste Arkema, la grosse usine de la plateforme de Jarrie. Il y a aussi toutes les autres, sur Jarrie et Pont-de-Claix. Des milliers de kilos de chlorate, des centaines de perchlorate, et puis aussi du plomb, de l’ammonium, déversés chaque jour dans ce Dragon transformé en égout.
Et peut-être que toutes ces souillures respectent les normes, et peut-être que les normes sont foireuses, comment savoir ? Tout ce qu’on sait, c’est que le Drac ne mérite pas ça. Alors on va continuer à l’observer et le remonter. C’est que le début d’accord, d’accord.
(1) Arrêté disponible sur : http://www.isere.gouv.fr/content/download/33922/251087/file/APC-DDPP-IC-2017-11-16%20ARKEMA%20%C3%A0%20JARRIE.pdf