Liberoo, Deliveroo
En attendant que ça sonne
Beaucoup a été écrit sur l’exploitation des nouveaux prolétaires que sont les livreurs à vélo. Une critique qui ne satisfaisait pas totalement le spécialiste en boulots de merde du Postillon. « Regarde, ils n’ont pas de patron sur le dos, ils bossent quand ils veulent, ils découvrent la ville. J’ai envie d’écrire un truc positif dessus ! » Après tout, pourquoi pas ? Si les personnes rencontrées sont plutôt contentes de gagner de l’argent grâce à cette nouvelle manière de travailler, elles ont aussi des histoires d’exploitations et d’injustices à raconter.
Je ne pense pas que j’ai été le seul confiné à être vert de jalousie en les voyant passer sous mes fenêtres dans les rues ensoleillées. Quelle chance inouïe ! 80 km par jour s’ils veulent. Leur alibi, en or massif : un gros cube posé sur le dos, et parfois le signe de la victoire en gris sur fond bleu turquoise. Les Uber eats et autres Deliveroo parcouraient en vélo (ou en scooter) une ville dont on a tous rêvé. Une ville sans voiture, sans danger, sans pollution.
D’ailleurs, bien avant le confinement, il y a 20 ans quand j’avais 20 ans, si Deliveroo et Uber existaient, j’aurais bossé pour eux. Personne derrière toi, des interactions, faire du vélo, se libérer avec facilité si besoin, toutes choses confirmées par tous les livreurs rencontrés.
Il y a des endroits pour faire du stop, et d’autres pour attendre que ça sonne. Des sortes d’épicentres des points de connexion, lieux de rassemblements des coursiers. Celui où j’ai passé quelques heures n’est pas une place, mais il suffirait de quelques bancs pour qu’il le devienne. C’est un endroit où le trottoir est étrangement large, sur le cours Jean Jaurès, à côté de McDonald’s. À 11h30 ou à 18h20 il peut y avoir jusqu’à une quinzaine de livreurs qui attendent que « ça sonne ». Leur profil ici est assez homogène, des Africains de l’Ouest, la plupart Guinéens, en France depuis peu.
Des lieux regroupant les coursiers, il y en a d’autres dans la ville, aux abords des concentrations de kebabs ou surtout des MacDo et autres Burger King. Le banc circulaire qui entoure un gros platane au bout de la rue Lafayette en est un. Il y a aussi les marches de l’église de la place Félix Poulat, face au MacDo. Ça compte beaucoup d’être à proximité de ces leaders de la restauration rapide : l’algorithme attribue des commandes en partie en fonction de ça. Pour cette raison, l’arrêté pris par la mairie de Tours pour empêcher les rassemblements de livreurs au motif qu’ils gênaient le passage a mis en difficulté les coursiers, certains témoignant d’une chute de moitié de leur chiffre d’affaire.
C’est que les plateformes de livraison profitent d’un phénomène que certains ont nommé « captation de ressources ». Le capitalisme dépend d’éléments non capitalistes pour se développer, et une entreprise peut profiter de ressources dont elle n’est pas à l’origine. L’espace public est une usine à ciel ouvert pour Uber et Deliveroo qui tirent spécialement profit du développement des pistes cyclables sans avoir participé à leur financement.
L’autre captation opérée par les « plateformes », c’est l’outil de travail. Il y a bien les sacs en forme de cube, parfois des vestes, mais ils sont fournis contre une caution. Et pour l’essentiel, le vélo donc, c’est au livreur de le fournir.
Il pourrait y avoir également captation des Métrovélo par le système Uber, mais je ne crois pas en avoir vu beaucoup. Le seul que j’ai rencontré au point de ralliement de l’Aigle, c’est Karamba [1]. Il avait prévu l’achat d’un vélo électrique la semaine suivante. 1 200 euros. Pas question de monter les côtes sans ça. Les côtes ? Il y en a quelques unes oui, pour accéder à des habitations situées dans les hauteurs bourgeoises.
Effectivement, les douze gars qui sont posés là en attendant que ça sonne ont plutôt le style de VTT à 400 euros, avec fourche à suspension, voire électrique pour beaucoup d’entre eux. Daouda est bien d’accord, lui qui a commencé il y a deux semaines à livrer avec un VTC neuf. L’an dernier, il avait déjà fait un essai de seulement deux semaines, tristement soldé par le vol de deux vélos valant chacun entre 400 et 500 euros. Chaque fois, le vélo était posé contre la vitrine du restaurant. C’est une évidence pour lui aussi : on ne pourrait pas faire 80 kilomètres sans ce qu’il appelle un bon vélo.
Qu’est-ce qui vous plaît dans ce boulot ? Ousmane se lance : « Ce qui me donne le courage, c’est aider les gens. Ceux qui n’ont pas le temps parce qu’ils ont une petite pause au boulot, ceux qui sont fatigués ». Junior ajoute : « L’humanisme de certains clients t’encourage. Ils te souhaitent bon courage, bon boulot, ils te font un sourire, ils te donnent un pourboire. » Selon eux, durant le confinement, 60 % des clients donnaient un pourboire de 50 centimes à cinq euros, alors qu’habituellement ils ne sont que 10 %.
Amadou est assis à même le sol adossé à la grande vitrine d’une ancienne banque. Sa spécialité, c’est les éclairs. Vanille, chocolat, café. Tout ce qui est crème pâtissière, crème anglaise, pâte feuilletée, pâte brisée. À part les stages qu’il a pu faire dans le cadre de son CAP pâtisserie, c’est la première fois qu’il travaille depuis qu’il est arrivé de Guinée. Il a obtenu ce boulot dès l’obtention de son titre de séjour, il y a deux mois. Forcément, il est chez Uber. Chez Deliveroo, c’est plus long. Il faut attendre 6 mois, parfois plus, parce qu’il y a une liste d’attente pour les nouveaux livreurs. Mais ils paient mieux. Et il y a un autre « mais » : « Je sais pas s’ils vont fermer mon compte. – Comment ça, ils vont fermer ton compte ? – oui, il faut respecter les consignes ! » Amadou a bien perçu le côté « CDD » du concept. « J’ai 80 points, pour l’instant je suis encore à 100 %. Il faut sourire, il faut monter au 7ème étage si le client veut que je monte au 7ème, et si je renverse une boisson, ou n’importe quelle raison, les clients peuvent commenter. Donc je perds des points. »
Amadou a raison de s’inquiéter. Ils sont nombreux à avoir été surpris, et ils le font savoir sur les groupes de discussion en ligne, comme cet ex-livreur : « Je viens de me faire licencier :) ou plutôt désactiver d’Uber Eats définitivement pour mauvaise notation avec un misérable taux de 74% de satisfaction, des gobelets tombés dans le sac, des mecs introuvables avec leur numéro de barre d’hlm dans la nuit, pas livrés à la porte et mécontents, un bug de l’appli de commandes qui m’est imputé et c’est la porte. Je vais engager un avocat pour récupérer mes 80 euros de caution et espérer que les derniers paiements me soient versés :) J’ai toujours pensé que c’est moi qui arrêterait avant :) Eh non l’ogre capitaliste m’a encore surpris. »
Amadou explique faire pour l’instant ce boulot avec plaisir. C’est même arrivé qu’il se fasse des copains, notamment deux clients qu’il a livrés plusieurs fois. Il a été surpris de rencontrer des clients blancs qui parlaient à peine français, ça créé des liens. Côté restaurant aussi, surtout au MacDo, il y a une ambiance bienveillante fabriquée au fil du temps, dans les salutations et la manière de se demander des nouvelles.
De l’autre côté du cours, toujours à proximité du MacDo, il y a un solitaire nommé Majid, qui a commencé il y a trois mois. Il est habitué à rouler pour le plaisir, donc l’idée de faire du vélo pour travailler lui a paru plutôt séduisante, même s’il commence à trouver ça fatigant : les voitures, le stress, évidemment, c’est pas la même chose qu’une virée au col de Porte. Mais, surtout, là où beaucoup n’ont pas trouvé mieux, lui n’a juste pas le droit de travailler. Pas de papiers, pas de travail. Alors il utilise le compte Uber d’un ami. Dans des conditions qui relèvent plutôt du service rendu : il ne lui enlève que l’équivalent des charges, soit environ 20 %. D’autres s’en sortent moins bien. C’est que la place est chère, si l’on en croit le nombre de demandes de location de comptes sur Facebook, où l’on peut lire : « bonjour à tous j’ai un vélo tout neuf btwin rockrider et un sac uber je suis motivé et sérieux je cherche un compte delivroo si quelqu’un voi se message et un compte delivroo pour moi ont fait moitié moitié 50 -50 »
Compatissants, les confrères lui assurent qu’ils l’aideront à trouver un compte à de meilleures conditions. Mais la proposition semble bien concorder avec les annonces des « loueurs » qui mettent leur compte à disposition pour 80 à 150 euros par semaine. Je n’ai pas remarqué cela à Grenoble mais la presse nationale a relevé des cas de mineurs travaillant également sous une identité empruntée, migrants, lycéens voire collégiens, qui bossent tard le soir au point de se mettre en situation d’échec scolaire.
Ça sonne. « C’est où ? - Le resto est à 2 km, répond Majid. Et la commande est à 8 euros pour aller jusqu’à Saint-Egrève. On connaît pas la distance, mais y en a sûrement pour au moins 4 km. Et vu que c’est Saint-Egrève, il y a rien là-bas, donc de toute façon il faudra encore revenir au centre de Grenoble pour avoir d’autres courses. Je prends pas. A cette heure-ci (il est 18h30), mieux vaut faire 4 petites commandes à 4 euros dans le coin. » La proximité du MacDo augmente les chances de recevoir des commandes, car le client MacDo n’est jamais très loin vu que les MacDo sont partout.
Anthony livre à scooter. Il a un CAP d’agent polyvalent en restauration depuis un an mais ne fait pas assez d’heures en restauration. La livraison complète ses revenus, même si ce n’est pas l’idéal. « Tu travailles avec un patron que tu ne vois pas. Tout se fait sur internet. Quand quelque chose arrive, c’est ton affaire, tu te débrouilles. Les deux choses qui me dérangent, c’est que je n’ai pas d’espoir sur ce travail. Tu peux travailler aujourd’hui, et demain tu ne peux plus te connecter. On te dit : “désolé ton compte est bloqué parce que tu as fait ça”. J’ai un crédit pour mon scooter. Qu’est ce que je vais faire ? Ça peut arriver à tout moment. Il suffit d’un pouce comme ça [Anthony fait un pouce à l’envers] pour qu’on t’enlève un point. Mais il faut cinq comme ça [il lève son pouce] pour regagner un point ». Jacques, qui écoutait jusqu’à maintenant, renchérit. « On nous fait croire qu’on est des collaborateurs mais c’est faux. Le service est noté. On est jugés. Quelqu’un peut donner une fausse adresse [NDLR et demander ensuite à se faire livrer 2 km plus loin pour payer moins] puis nous insulter. Tu vois comment c’est fait, les verres de chez MacDo ? Évidemment que ça peut se renverser, mais c’est nous qui sommes responsables. On peut être mal notés. »
Etienne, que j’avais arrêté en pleine course, m’a assuré que sans son boulot de livreur il n’aurait pas pu vivre ces deux dernières années. C’est-à-dire qu’il n’aurait pas trouvé de source de revenu lui permettant une telle souplesse, compatible avec ses études. Travailler le soir, ne pas travailler du tout pendant trois semaines s’il le souhaite : aucun cadre de travail ne permet cela. Et ils sont nombreux à voir les choses ainsi, à profiter du « bon côté » de la précarité.
Ce modèle économique va-t-il perdurer longtemps ? Pour l’instant, la foodtech, comme ils disent, perd de l’argent. Deliveroo commence tout juste à faire des bénéfices en France et Uber espère être à l’équilibre au dernier trimestre de cette année. C’est que les coûts techniques, commerciaux et marketing sont très élevés et que se livre un combat sans merci pour conquérir des parts de marché. Dans cette bataille, le coursier ne sera jamais qu’un coût parmi d’autres, qu’on peut jeter du jour au lendemain.
Alors certains essayent de lutter sur le terrain judiciaire, où une série de décisions ont requalifié la prestation de service des livreurs en contrat de travail. Et d’autres tentent de se battre sur le terrain, comme à Marseille il y a trois ans. Quinze livreurs de Deliveroo ont voulu protester contre une baisse de la tarification en bloquant quatre restaurants, ce qui représentait alors 10 % du marché. « Ça n’a évidemment pas plu à la plateforme, qui a “débranché” les contestataires dès le premier soir. Sans avoir les moyens de ses ambitions : les livreurs désactivés faisaient partie de ceux qui travaillaient le plus, si bien qu’elle a annulé leur déconnexion dès le lendemain. Le mouvement a continué, et Deliveroo a finalement craqué. » [2]
19h. Daouda est en place depuis déjà une heure et ça n’a pas sonné. Tous les autres sont partis en course et revenus au moins deux fois. Il commence à se demander si l’appli bugge. Il me montre l’écran de son smartphone. Aujourd’hui, entre 11h30 et 14h, il a fait 14,58 euros. Il me raconte les chantiers en Lybie, la « rupture de contrat » à coup de mitraillette. J’apprends que pour traverser la mer en Zodiac, c’est plus sûr d’être 120 personnes que 20 parce que sinon, dans la tempête, on peut se retourner.
19h15. Ça sonne enfin.
Notes
[1] Tous les prénoms ont été changés.
[2] « Le travail moderne, c’est un retour au tâcheronnage du XIXe siècle », Jef Klak, 27/09/2017.