Accueil > Juin 2009 / N°01

De Bonne  : des quartiers militaires au quartier policé

Avec près de 10 hectares de chantier, la «  ZAC De Bonne  » est une des plus grosses opérations immobilières du moment à Grenoble. Entre le centre-ville et les grands boulevards, ce qui fût autrefois une caserne militaire accueille aujourd’hui l’imposante machine de guerre de toute métropole qui se respecte  : ouvrier.e.s, pelleteuses, grues et bétonnières chamboulent la zone depuis plusieurs mois dans le but de créer un nouveau quartier. Au milieu du champ de bataille, certains blocs de béton sont même déjà habités, tandis que dans les bureaux de la mairie, on s’échine à bricoler une «  vie de quartier  » là où il n’y a toujours eu qu’une ambiance mortifère.

La caserne De Bonne a eu une histoire mouvementée. Construite à la fin du XIXe siècle par la ville de Grenoble, l’endroit servira successivement de logement pour l’armée française, de prison pendant l’occupation allemande, puis de siège du Centre de défense nucléaire biologique et chimique dans les années 70. Que du bonheur. Au moment où l’armée se professionnalise, la Grande muette vend les bâtiments à la ville de Grenoble. On vous offre un cadeau, vous l’utilisez pendant des années, puis, une fois votre objet en piteux état, vous le revendez à la personne qui vous l’a offert. Quelque temps après, c’est quasiment le même stratagème qui se met en place  : la ville de Grenoble revend la caserne à la société d’économie mixte SAGES dont le président, l’élu vert Pierre Kermen, est alors adjoint au maire. Vu les sommes d’argent représentées -plusieurs millions d’euros-, on peut trouver cela odieux mais les banquier.e.s sont ravi.e.s. Il est alors décidé (comment et par qui  ? Encore une belle leçon de démocratie participative à la grenobloise) d’«  étendre le centre-ville  » à la caserne De Bonne, ce qui en français se traduit par «  bétonner  ». Des appels à projets sont lancés, les premières «  vues d’artistes  » en trois dimensions sont proposées. C’est le projet de l’architecte Christian Deviller qui est retenu. Pour info, ce monsieur lacère de nombreuses villes sur le territoire, notamment Marseille à travers l’immonde opération de gentrification «  Euromed  ». Un bon choix, donc. La plupart des bâtiments militaires sont rasés et plusieurs maisons situées en bordure de la caserne, occupées par des associations, des squatteuses et squatteurs, font les frais des pelleteuses. Qu’importe si ces maisons étaient les dernières du quartier. Elles arboraient outrageusement des jardins là où un balcon suffit amplement. Leurs habitant.e.s y vivaient plutôt que de se reposer après le travail. Et puis, surtout, elles ne rapportaient rien.

Ambiances

Le vendredi 22 août 2008, la place principale du «  quartier  », enserrée au milieu d’austères bâtiments militaires, est inaugurée en présence du maire Michel Destot et d’à peu près tout ce que l’armée compte d’inutiles gradés en tenue d’apparat. Les badauds peu nombreux subissent trois fois la marseillaise, l’omniprésence du drapeau tricolore, et des discours hypocrites sur l’esprit de résistance. Car oui, le général Alain Le Ray, dont cette «  esplanade  » porte maintenant le nom, fut en son temps résistant. Plus tard, gravissant les échelons au sein de l’armée, il participera aux guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie. Encore une plaque de marbre qui pue la mort. Plusieurs mois après son inauguration, cette place n’arrive toujours pas à attirer une vie humaine. Froide, grise et aseptisée, elle repousse. La seule commerçante installée ici baisse les bras, veut mettre en vente sa boutique et quitter le quartier. Autre tentative pour humaniser l’endroit, en novembre 2008, le WWF, en collaboration, avec la ville, installe 1600 sculptures de pandas censées alerter sur la situation de cette espèce en voie de disparition. Béton et pandas feraient-ils bon ménage  ? Encore une pitoyable opération de com’ dont seul les élu.e.s Vert-e-s trouvent à se féliciter, ce qui n’est pas étonnant pour des personnes pour qui quelques arbres plantés le long d’une rocade constituent une victoire. Dernier essai en date pour faire croire que ce «  quartier  » pourrait être accueillant, le vendredi 5 juin se déroule sur l’esplanade un concert «  trad swing  » avec le groupe «  bal o’gadjo  ». Le temps est maussade, le public, majoritairement composé d’étudiant.e.s ne résidant pas dans les environs, est épars, ça sent le pétard mouillé et la fête ratée. La soirée était organisée par l’association Sasfé, qui propose des concerts gratuits dans des quartiers populaires, «  Dix ans que le festival Quartiers Libres interroge et occupe chaque année l’espace public, les lieux de vie partagés au quotidien pour les bousculer.  » Qu’y a-t-il de «  libre  » dans ce «  quartier  » et ce concert  ? Pas grand-chose puisque l’association, largement subventionnée par la ville, a ajouté cette soirée à son programme sur une idée de… la mairie. Encore un triste exemple d’initiative intéressante récupérée par la municipalité pour sa propagande personnelle.

«  Eco-quartier  » ou ghetto de riches  ?

Par ailleurs, dans la communication autour du quartier, une large place est apportée à sa dimension soi-disant écologique. On nous explique que «  le projet de Bonne s’inscrit dans le programme Concerto de l’Union européenne  », que les nouveaux bâtiments répondent à des normes de «  Haute Qualité Environnementale  » ou encore qu’un immeuble, «  à énergie positive  », produira plus d’énergie qu’il n’en consomme. Avec cette verte et racoleuse couche de fard, on voudrait nous faire croire que c’est en posant des panneaux solaires, du double vitrage et des balustrades en bois que l’on se soucie réellement du monde dans lequel on vit. Comme si les logiques de profit, d’exploitation et de bétonnage pouvaient être respectueuses de l’environnement. Comme si les promoteurs immobiliers étaient de fervents défenseurs de la décroissance. Si ces mensonges n’avaient pas de conséquences désastreuses, on pourrait en rire. On nous dit aussi que «  La SEM SAGES, aménageur de la ZAC de Bonne en concession de la ville de Grenoble, a souhaité faire de ce nouveau quartier, situé en centre ville, un quartier de mixité sociale exemplaire  ». Avec un prix au mètre carré flirtant avec les 4000 euros et un pourcentage de logements sociaux regroupant des tranches de revenus pouvant aller du simple au quadruple, on se dirige surtout vers un quartier de riches. Une volonté d’ailleurs assumée par certain.e.s politicard.e.s de la cuvette, qui voient dans cette partie de la ville un appât de luxe pour les familles d’ingénieur.e.s venant travailler dans les laboratoires grenoblois. De quelle mixité sociale parle-t-on en construisant un hôtel quatre étoiles «  Residhome Prestige  » avec sauna, un centre commercial aux enseignes choisies pour plaire aux bourses fournies telles que Gap, Quicksilver, ou Monoprix, des ventes d’appartements de luxe intitulées «  soirées privilèges  » et des résidences de standing «  senior  » avec gardien et portes blindées  ? Ce qui se construit ici ce n’est pas un quartier écolo et populaire mais bel et bien une enclave lisse et policée, partagée entre habitat cloisonné, pelouse sous engrais et consommation obligatoire. Dans ce cadre, les efforts de la ville pour nous faire gober qu’il fait «  bon vivre  » dans ce genre d’endroit semblent bien vains. Les urbanistes peuvent bien assembler immeubles, rues, commerces et parcs, cela ne crée pas un «  quartier  », et encore moins une «  vie de quartier  ». D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les militaires se sont emparés de ce mot. Dans une caserne, un «  quartier  » est l’ensemble des bâtiments utilisés par une unité. Ce mot est resté car, dès le XVIIIe siècle, quand la troupe arrivait en ville et que les casernes locales n’étaient pas assez grandes, une loi obligeait les habitant.e.s à héberger les soldats, qui prenaient donc possession de quartiers entiers. Aujourd’hui, si ce n’est plus l’armée qui réquisitionne l’espace public (encore que  : se balader dans une gare sous vigipirate est une expérience passionnante…), il semble que la même logique soit toujours à l’œuvre. Les personnes qui détiennent le pouvoir décident toujours d’occuper le territoire à leur guise en méprisant copieusement les individu.e.s qui voudraientt tout simplement y vivre.