Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64

Comment se passe le passe dans les cafés ?

Contrôle zèle

Depuis six mois, on ne peut officiellement plus rentrer dans un troquet sans scanner un QR-code. Ce qui aurait paru scandaleux et inimaginable il y a un an est devenu pour beaucoup normal. Vu qu’aucun bar ne peut claironner être contre le passe, sous peine de lourdes sanctions, on pourrait avoir l’impression que tout le monde accepte et respecte cette énième avancée vers une société de surveillance totale. Alors s’est-on habitué ? Tous les bars contrôlent-ils le passe ? Un intrépide reporter du Postillon vous paie sa tournée générale des troquets de la cuvette.

Le Cinquième non plus ne m’a pas contrôlé. Pour le début de cette grande tournée des rades de la cuvette, j’ai été agréablement surpris. Sur les cinq premiers, un seul m’avait demandé mon passe sanitaire. 80 % de non-contrôle, ça me semblait énorme : ce n’est pas représentatif, je me suis dit, cette proportion va vite baisser à mesure que je vais cirer d’autres comptoirs. Mon objectif pour ce mois de janvier, c’était d’aller dans au moins cinquante bars ou restaurants différents : dur métier que le mien. De grands établissements du centre-ville en petits rades de banlieue ou dans la campagne, j’ai bu surtout des cafés, un peu des verres de rouge, plus rarement un sirop ou un verre de Suze. Et surtout pas mal observé et papoté.

Si je m’étais lancé dans cette tournée, c’était à cause de Frédéric Bouteille. Je ne le connaissais pas avant de lire Le Daubé du 23 décembre 2021, qui exposait ses récents faits d’armes. Après être allé se promener sur le Vercors pour « découvrir les environs  » de Grenoble, ce monsieur a eu la désagréable surprise de ne pas se faire contrôler son passe sanitaire en allant déjeuner dans un restaurant de Lans-en-Vercors. Un non-évènement qui aurait pu le rester si le monsieur avait exercé un autre métier.
Mais il se trouve qu’il est, depuis le 2 novembre 2021, directeur de cabinet du préfet de l’Isère. En bon représentant de l’ordre et de l’autorité, il est donc remonté à Lans-en-Vercors quelques jours plus tard « avec des gendarmes, cette fois-ci » pour une opération de contrôle de passes.

Je ne sais pas ce que je trouve le plus affligeant dans cette histoire. Son zèle de fonctionnaire père fouettard. Qu’il s’en vante à un journaliste du Daubé. Que sa communication passe si tranquillement dans le quotidien local, comme si cette histoire était normale. Comme si la pertinence de ces contrôles et des potentielles amendes et sanctions qui vont avec n’était pas questionnable. Comme si son zèle n’était pas abject. Comme si ce qui semblait inimaginable il y a à peine un an – qu’on doive présenter un QR-code pour rentrer dans un troquet – était aujourd’hui accepté par tous et que c’était l’inverse – ne pas scanner un document pour boire un café – qui était devenu scandaleux, notamment pour Le Daubé (23/10/2021) : « Alors qu’un relâchement se fait sentir dans les bars et restaurants, les contrôles se multiplient, en Isère, pour s’assurer que les pass sanitaires sont bien contrôlés et traquer les utilisateurs de faux passe.  »
Mais où on va là ? C’est quoi la prochaine étape ? On va aller boire des cafés au commissariat ?

Le Huitième m’a contrôlé, tout dépité.

Au Douzième, j’ai appris qu’il n’y avait pas que les directeurs du préfet ou les « vrais » flics qui pouvaient « balancer ». Car le Douzième a subi une descente de flics suite à une dénonciation anonyme sur internet. Le site https://signal.conso.gouv.fr/ permet de « signaler un problème à l’entreprise en toute transparence avec la répression des fraudes !  » Vous remarquez qu’on signale «  à l’entreprise  » mais «  avec la répression des fraudes » : sacrées périphrases pour dire « dénoncer anonymement une entreprise qui ne respecte pas la loi  ». Quelle angoisse faut-il avoir pour se connecter sur internet afin de balancer que tel bar fait trop de bruit, que les serveurs ne contrôlent pas le passe ou que le port du masque n’est pas respecté ? J’en sais rien. Toujours est-il que le Douzième, après ce contrôle s’ajoutant aux autres subis depuis mai 2021, s’est mis à « vraiment » contrôler le passe. De guerre lasse, par peur des amendes et de la fermeture administrative. Mais quand même avec souplesse et sans trop de zèle : j’y suis allé trois fois en janvier et jamais ne me suis fait flasher. Ce qui complique mes statistiques, c’est qu’il y a des bars qui contrôlent aujourd’hui alors qu’ils ne le faisaient pas avant, et puis aussi l’inverse : certains ont joué le jeu policier au début puis l’ont abandonné. En plus il y a tous ceux, nombreux, dans l’entre-deux, le mi-contrôle, un coup tu te fais scanner, le lendemain non. Alors j’ai rapidement compris que même en faisant cinquante rades, ça allait être compliqué d’avoir un pourcentage de contrôles/pas contrôles pertinent.

Monsieur, votre passe sanitaire !
Le serveur du Quinzième n’était pas commode. Ou peut-être est-ce cette obligation du contrôle qui le stressait, qui le mettait dans un état de tension antipathique. Toujours est-il qu’il m’a aboyé dessus pour scanner mon QR‑code, visiblement déçu que je ne l’ai pas déjà sorti, que je ne lui tende pas en entrant dans le bar, que je ne sois pas plus volontaire dans l’autoflicage. Je l’ai senti plusieurs fois, ce sentiment « d’abuser » parce que je ne dégainais pas tout de suite mon passe, parce que je traînais volontairement des mains, que je mettais du temps à retrouver mon bout de papier plié écorné, et que son sale état entraînait des flashages compliqués.
Ça ne marche pas... ah si ça marche.
Et moi tentant de profiter de ces dizaines de secondes perdues pour engager la discussion sur le passe, pour savoir comment il le vivait, lui l’humain qui se retrouvait à fliquer les gens sans l’avoir choisi. Avec souvent une réponse lapidaire et défensive, comme si ma curiosité était une attaque.
J’y suis pour rien, moi, je le fais parce que je suis obligé.
Avant de tourner les talons pour aller vaquer derrière son comptoir, le visage dur et fermé.

Depuis ce 23 décembre, je ne sais pas si, sur son temps libre, Frédéric Bouteille est retourné manger au restaurant ou boire un café. S’il a constaté d’autres manquements au flicage généralisé et s’il est revenu quelques jours plus tard « accompagné de gendarmes  ». Le fil Twitter de la préfecture nous apprend qu’il est allé à Chamrousse le 30 décembre afin d’«  observer les conditions du contrôle des pass sanitaires dans les files des remontées mécaniques, commerces et restaurants de la station » et que pour le soir du réveillon, il a opéré d’autres contrôles dans des « établissements recevant du public » grenoblois. Faut pas trop le taquiner, le Bouteille. Au 23 décembre, il déclarait fièrement, comme un bon élève : « Les contrôles se sont intensifiés ces quinze derniers jours. 330 établissements recevant du public et 4 700 personnes ont été contrôlés. » Sacré Bouteille. Ne voudrais-tu pas nous laisser tranquilles ?

Depuis la pandémie, la presse locale se fait le fidèle relais des opérations policières. Confinement, couvre-feu, imposition du passe : à chaque nouveau « tour de vis », des articles « couvrent » les opérations de contrôle qui, ainsi publicisées, voient leur efficacité décuplée. D’autant que la docilité des personnes contrôlées est soigneusement mise en scène. En lisant Le Daubé, j’ai l’impression que les serveurs ont tous le même avis sur le passe.
Ça se passe bien, oui c’est un peu pénible, ça prend du temps mais tous les clients jouent le jeu alors ce passe ce n’est pas un problème.
Dans Le Daubé, jamais un patron de bar ne dit que c’est insupportable. Jamais un salarié ne dit qu’il ne contrôle pas. Jamais ne sont évoquées ces centaines d’affiches collées en ville proclamant « Contrôler n’est pas notre métier.  »

Dans le Dix-septième, j’ai rencontré un des membres de ce collectif informel de travailleurs des bars ou de restaurants. Vous avez dû remarquer à quel point cet article est spécial : je ne nomme aucun des lieux visités et a fortiori aucune personne. On vit cette charmante époque où raconter qu’à part un euro trente centimes on ne nous a rien demandé pour boire un café dans tel rade peut lui apporter des ennuis. Ce collectif est donc bien obligé d’avancer à visages couverts. Entre travailleurs hostiles au contrôle, il vise surtout à s’échanger des informations et visibiliser une opposition au passe, notamment par ces affiches. Dans ce bar-là, il n’y a jamais eu de contrôle et jamais de descente de flics, comme dans des dizaines d’autres visités. Ces lieux sont assez variés, le non-contrôle unissant des réalités géographiques ou sociologiques bien différentes. Des fois ils sont en plein centre-ville, des fois en banlieue ou à la campagne. Des fois tenus par des jeunes au look plutôt baba-cool, des fois par des vieux très « vieille France », sans parler des vieux punks et des jeunes sans smartphone. La seule constante, c’est d’être plutôt des petits lieux. Dès que le débit de boisson est grand, le passe est contrôlé et il y a déjà eu des descentes de flics.

Autre point commun : personne n’affiche son opposition au contrôle. Dans presque tous les bars, il y a cette petite affichette gouvernementale « Entrez. Scannez. Profitez  » et aussi souvent une autre faite maison rappelant l’obligation du passe. C’est qu’il s’agit de faire semblant, de faire comme si, de montrer qu’au moins en apparence on accepte les règles du jeu gouvernemental. Un petit rade contrôlé m’a raconté que les policiers n’avaient pas mis d’amende grâce à l’énorme affiche scotchée sur la porte rappelant les règles sanitaires. Énorme affiche hypocrite vu que les policiers n’ont pu trouver aucune trace de scannage sur le téléphone du patron. Mais ce qui compte, c’est l’apparence, la visibilisation de la docilité. Comme pendant les confinements et les couvre-feu, où l’on pouvait prétendre n’importe quoi sur les auto-attestations de sortie. Depuis deux ans, dans le grand déferlement des mesures coercitives et d’autoflicage, l’important c’est de faire semblant de : participer.

Si un bar claironne son opposition au passe, il risque amendes et fermeture. Alors le contrôle ou non-contrôle n’est même pas un sujet dans les discussions de comptoir. Autant j’ai entendu quantité de blagues ou indignations sur les dernières injonctions gouvernementales pour les débits de boissons, notamment celle stipulant que la consommation debout fait plus circuler le virus que celle assis. Autant j’ai entendu très peu de commentaires sur le passe. Quand j’engageais la discussion, le serveur baissait souvent la voix, comme si c’était un sujet tabou. Comme si assumer clairement le non-respect de cette vilenie risquait de faire débouler un camion de gendarmes dans la demi-heure.

Certains se sont-ils demandé si j’étais Frédéric Bouteille ? J’ai eu cette sensation dans le Vingt-et-unième. La peur dans le regard de la serveuse. La peur de voir un inconnu pousser la porte : peut-être est‑il flic, directeur de cabinet du préfet ou simple balance. Voilà un autre biais de mon « enquête ». Déjà une cinquantaine n’est pas un nombre suffisant pour permettre de faire des statistiques. Et puis certains rades m’ont contrôlé uniquement parce que j’étais « suspect », c’est-à-dire potentiel délateur. Dans d’autres, en venant tôt le matin, je n’ai pas été flashé alors qu’à d’autres moments de la journée, je l’aurais été. Qu’importe : mon objectif n’est pas de produire des chiffres, des courbes, des stats, tout ce dont on nous abreuve depuis deux ans. Je préfère l’humain.

Dans le Vingt-quatrième, j’ai découvert un art du contrôle avec un serveur trop mignon quand il contrôlait.
Monsieur est-ce que je peux vous embêter avec le passe s’il vous plaît.
D’une voix toute douce. Au client qui avait oublié son téléphone, il lui dit qu’il n’y avait pas de problème, s’excusant presque de l’avoir « embêté  » avec ça. Quand il y a eu moins de monde, il m’a raconté n’avoir jamais exclu quelqu’un faute de passe. S’il contrôlait un peu, par intermittence, c’était surtout pour avoir des scans dans son téléphone, en cas d’arrivée des flics. Voilà une des multiples perversités du dispositif. Même si tous les clients ont leur passe, un bar peut quand même avoir des sanctions. Il faut qu’il puisse prouver qu’il a contrôlé, les flics regardant son téléphone et le nombre de scans de QR-code, qui doit être cohérent avec la fréquentation du lieu. Où l’on voit que l’objectif de cette infamie est bien au-delà de tout prétexte sanitaire : ce qui est avant tout contrôlé, c’est le contrôle.

C’est la serveuse du Vingt-huitième qui avait la théorie la plus étonnante autour du contrôle.
Chaque contrôle, j’ai l’impression que c’est une mini-défaite. Je le fais parce que mon patron me le demande mais c’est une grande souffrance pour moi. Six mois après je ne suis toujours pas habituée. À chaque scan, je ressens un pincement au cœur, une sorte de honte, d’humiliation. Par contre, le positif, c’est que chaque non-contrôle, c’est une mini-victoire. Dès qu’il y a trop de monde, dès qu’il y a une livraison, j’en profite pour ne pas contrôler et ne pas le faire, c’est : jouissif.
Des joies simples quoique passagères, voilà assurément ce que nous aura apporté cette séquence. Comme pendant les couvre-feux, où on pouvait être euphoriques après avoir traversé la ville à 22 heures sans attestation et sans se faire contrôler alors qu’en fait c’est juste : normal. Comme pouvoir rentrer dans un bar sans se faire scanner.

Je suis allé au Trente-et-unième le 24 janvier, jour du remplacement du passe sanitaire par le passe vaccinal. Un non-évènement dans la plupart des troquets visités. Si la loi rajoute la possibilité de contrôler les pièces d’identité, aucun des barmans rencontrés ne compte s’en servir.
Déjà je scanne, jamais je ne ferai ça.
Les récents évènements montrent qu’il est quand même hasardeux de prétendre «  jamais  ». Au comptoir ce matin-là, il y avait une de ces fameuses discussions autour des vaccins, qui contrairement aux stéréotypes, peuvent être beaucoup plus intelligentes que la plupart des débats numériques.
Quel sens pour l’intérêt collectif, maintenant qu’on sait que le vaccin n’empêche pas du tout la transmission, de forcer à se faire vacciner tous les quatre mois les trois quarts de la population, qui n’ont presque aucune chance de faire une forme grave ?
Des questionnements propres à faire bondir tous les fanatiques du Dieu vaccination intégrale. En novembre et décembre, les lecteurs du Daubé ont dû subir toutes les semaines les remontrances du docteur Didier Legeais contre les « 4 millions de non-vaccinés  » «  égocentrés » et qui « ne s’intéressent pas du tout à l’intérêt collectif ».
« L’État ne doit surtout pas ralentir la pression sur les non-vaccinés. Aujourd’hui, on sait que 10 à 15 % des passes sont des faux et l’identité n’est pas contrôlée. Il faut des contrôles de police partout et des amendes très lourdes. » (Le Daubé, 07/12/2021)
Fréquente-t-il les cafés, ce médecin, pour souhaiter des «  contrôles de police partout  » ?

Le Trente-troisième n’était pas un petit rade, mais bel et bien un «  établissement recevant du public », un gros truc quoi. Tellement gros, qu’un vigile contrôle le passe. Enfin, nous, il ne nous a pas contrôlés.
Je vous ai vus mais j’économise la batterie sur mon téléphone.
Et puis sûrement on avait un look à avoir le passe. Parce que selon lui, ce sésame permet d’éviter les relous. À l’entendre, on a l’impression – magie de la propagande médiatique – que tous les anti-passe sont potentiellement des alcooliques, drogués, fouteurs de merde.
Ça me soûle de contrôler tout le monde mais faut bien reconnaître que ça permet de débarrasser le lieu de cette faune-là.

Au Troisième, Neuvième, Dixième, Vingt-sixième, j’ai vu comment un bar, ça peut aussi être un refuge pour des galériens, sans maison, ou sans papiers. Qui passent prendre un petit café, un petit galopin. Ou juste gratter une clope. Ou se réchauffer un peu. Ces galériens n’ont souvent pas le passe, parce qu’ils ne l’ont jamais eu ou parce qu’ils l’ont perdu. Plus il y a de contrôles, plus il y a d’exclus.

Si le Trente-troisième fait bien tout comme il faut, ça ne l’a pas empêché de subir une grosse descente policière. C’était cet automne, des dizaines de flics ont déboulé, armes impressionnantes à la main, ont fait sortir tout le monde avant de les faire passer dans une sorte de check-point pour contrôler leur passe, selon une des personnes présentes.
Une scène de guerre.
Au final, une personne avait un faux passe et a eu 135 euros d’amende. Dans les autres bars contrôlés, il y a aussi eu ce genre de résultat. Avec un gros coup de pression pour les établissements qui ne contrôlaient pas et n’avaient même pas installé l’appli. Pour l’instant, dans la cuvette, j’ai entendu parlé d’une seule amende, 500 euros pour le Vingt-quatrième, reçue après la première visite des flics.
À part ce cas, je n’ai pas entendu parler de grosses amendes, de fermetures administratives, contrairement à d’autres endroits en France. Mais ces menaces sont dans la tête de tous les barmans. Dans la loi, depuis le passe vaccinal, « les commerçants et les exploitants des établissements recevant du public qui ne contrôlent pas les passes vaccinaux peuvent être sanctionnés d’une amende de 1 000 €  » pour le premier contrôle, et risquent des sommes astronomiques et des fermetures administratives en cas d’infractions répétées.

Le patron du Trente-cinquième n’avait rien contre le passe. Il m’a recraché tout le catéchisme médiatico-sanitaire.
De toute façon, tout est de la faute des non-vaccinés. Des égoïstes qui n’ont rien compris. Moi je suis pour qu’ils ne soient pas soignés. Le passe, faut bien ça, on est en crise hein. Faut arrêter de se plaindre merde, on a la chance d’être en France. Ça me gêne pas de contrôler, c’est normal.
Une seule chose le dérangeait : les plaintes des clients et les esclandres des anti-passe.
Une fois je me suis fait traiter de soumis et de mouton, vous imaginez quand même.
Alors quand même il a hâte que ça se termine, vous imaginez.

Est-ce que ça va se terminer ? Est-ce que le passe ne pourrait pas continuer à être utile, même en dehors de la « crise  » sanitaire ? C’est ce que fait discrètement remarquer Frédéric Bouteille dans Le Daubé (23/12/2021) : « “Demander le pass à chaque client permet aussi de vérifier l’âge de ces clients”, ajoute Frédéric Bouteille en sortant d’un bar de la place Notre-Dame où le responsable lui a confié s’assurer ainsi de la majorité de ses clients à qui il servait de l’alcool.  »
Dès qu’il s’agit d’extension du domaine du contrôle, l’imagination des technocrates est sans limite. Et pourquoi pas un système de crédit social, comme en Chine, où chaque citoyen gagne ou perd des points en fonction de ses actions, « bonnes » (donner son sang) ou « mauvaises » (avoir mangé dans le métro), les différences de notation entraînant des permissions ou des interdictions ? Pourquoi pas, si des Experts assurent que c’est – comme le passe vaccinal – un mal nécessaire ?

C’était tard dans la nuit, en conclusion de la seule dérive alcoolisée de cette tournée des bars. Le Quarantième avait fermé ses volets, on était quelques-uns à l’intérieur à enchaîner des discussions plus ou moins abouties. Je ne sais plus comment on en est arrivés à parler du mot d’ordre Acab, pour all cops are bastards, soit tous les flics sont des salauds. J’étais seul à critiquer la pertinence de ce slogan très répandu, à la fois pour des questions de forme (j’aime pas les acronymes et j’aime pas l’anglais) et surtout de fond. Pour résumer : autant je trouve que le métier de flics est la plupart du temps un métier de salaud, autant je ne pense pas que tous les humains qui font ce métier sont des salauds. Ma voisine de comptoir s’insurgeait.
Regarde les Gilets jaunes, au début ils scandaient « les flics avec nous » et à la fin ils se sont fait taper dessus, mutiler, arrêter arbitrairement. Quand tu es confronté vraiment aux flics, t’es obligé de penser que c’est des salauds.
Vaste débat, surtout au moment ou d’autres « salauds  », start-uppers, ingénieurs, businessmen de l’appli développent un arsenal techno-sécuritaire, comme ce fameux QR-code, permettant d’étendre grandement le domaine de la fliquerie. Ce qui permet aux barmans, comme aux bibliothécaires ou aux organisateurs de concerts de faire un métier de salaud : contrôler, exclure.
Pour moi, la fixation sur les policiers détourne l’esprit critique de cette vague techno-sécuritaire qui s’immisce partout dans nos vies. Ce déferlement actuel et futur est bien plus dangereux que ces « salauds » de flics matant toute révolte. Les outils comme les passes ou le crédit social, et leurs lots de division, défiance, contrôles permanents, empêchent toute révolte avant même qu’elle ne soit matée. Liu Junhye, théoricien du système de notation du crédit social en Chine, qui aurait déjà placé plus de 20 millions de citoyens chinois sur liste noire, a déclaré dans une émission d’Arte (Tous surveillés, 21/04/2020) : «  Si vous aviez eu le système de crédit social, il n’y aurait jamais eu les “Gilets jaunes” ! »

Le barman du Quarante-sixième m’a étonné en me racontant qu’il avait déjà subi quatre contrôles de police. Pourtant il est tout petit ce truc, à peine plus grand qu’une chambre étudiante.
C’est sûrement du délit de faciès.
Un autre patron, aussi maghrébin, m’a raconté également avoir subi cinq descentes alors que les bars voisins n’en ont eu aucune.

Hors de question de contrôler pour le patron du Quarante-septième.
Et puis t’as vu mon portable ? Je ne peux pas installer l’appli dessus et je ne vais quand même pas acheter un smartphone pour ça.

Dans le Quarante-huitième, j’ai eu le sentiment de faire un voyage dans le temps. En regardant autour de moi, rien ne me rappelait qu’on était dans les années 2020, ni même 2010. Pas de passe demandé, pas de masque, pas de gel hydroalcoolique, pas d’affichette gouvernementale, et puis des grandes accolades embrassades entre les clients et même des clopes fumées à l’intérieur. Ambiance vieille France et blagues du genre qu’il vaut mieux pas twitter. En fond musical, Le paradis blanc de Michel Berger, dont des passages évoquent étrangement la période :
Y’a tant de vagues et de fumée
Qu’on n’arrive plus à distinguer
Le blanc du noir
Et l’énergie du désespoir (...)
Y’a tant de vagues et tant d’idées
Qu’on n’arrive plus à décider
Le faux du vrai
Et qui aimer ou condamner

Malgré la lourdeur ambiante et l’odeur de cigarette, je me suis senti gagné par une légère euphorie, tout content de voir qu’il existe des lieux où les injonctions répétées en boucle n’ont à peu près aucune prise. Qu’elle semble loin la hargne des puissants, comme celle de la députée Emilie Chalas, défendant sur BFMTV (05/01/2022) son envie que les non-vaccinés «  n’aient pas le droit d’aller au restaurant, pas le droit d’aller au cinéma. [...] J’assume d’assumer d’emmerder les emmerdeurs  ».
Ici, il y a quand même beaucoup plus d’amour et de douceur. Ce rade, je passe presque tous les jours à deux cents mètres, je n’y étais jamais allé. C’est beau de voyager à deux cents mètres de la routine.

J’ai bouclé cet article après avoir visité le Cinquante-Deuxième, le trente-cinquième à ne pas m’avoir demandé le passe.
Si un fichier permet de voir dans quels « établissements » je suis rentré en ce mois de janvier, Frédéric Bouteille pourra par exemple voir apparaître « seulement » 17 noms différents. Les autorités ont certes assuré que le scannage des QR-codes dans les lieux recevant du public n’entraînaient «  ni géolocalisation, ni suivi des déplacements de l’utilisateur  », mais permettez-moi d’en douter : ce qui est sûr c’est que c’est complètement possible techniquement. Si les services de police se servent des bornages téléphoniques ou des relevés de cartes bleues pour suivre des individus supposément coupables de quelque chose, pourquoi ne le feraient-ils pas avec les QR-codes ? Enfin bref, là n’est pas le sujet central de ce papier. Son but c’était d’observer l’acceptation du contrôle. Le chiffre obtenu, avec toutes les limites évoquées de mon enquête, c’est : trente-cinq lieux ne m’ont pas scanné. 67 % de non-contrôles. Malgré les menaces d’amendes, de fermeture, malgré la culpabilisation incessante des Experts sur les plateaux télé, malgré les discours martiaux du président de la République, de ses ministres, malgré les coups de menton de tous leurs larbins comme Frédéric Bouteille.

En-dehors de la statistique limitée, toute l’humanité, la souplesse, la distance face aux injonctions que j’ai pu observer, même chez la plupart de ceux qui contrôlent le passe, me rassure un peu. Même si quelque-part ça m’inquiète de voir écrit tout ça noir sur blanc. J’ai peur que face à ce « relâchement  » publié, Frédéric Bouteille lance d’autres opérations de police. Oh et puis merde, j’en ai marre de faire comme si, de faire semblant, de leur laisser aussi le champ libre sur le récit de cette période. De leur permettre d’écrire l’Histoire. De prendre le risque que dans vingt ou cent ans, on ne retienne que la version des grands journaux arguant que le passe était très majoritairement accepté et que les opposants étaient une minorité décérébrée. Alors que : non.