Accueil > Printemps confiné 2020 / N°55

La nouvelle du confinement

Confine-toi mais loin de nous

Pendant l’été 2018, Le Postillon n°46 publiait un récit imaginaire inspiré de faits réels, retraçant les aventures de Fabien, jeune infirmier grenoblois parti en week-end grimpe en Ardèche avec des ingénieurs. Une discussion autour d’un feu de bois permettait de découvrir de l’intérieur le quotidien miséreux du service d’accueil des urgences de l’hôpital de Grenoble.
Presque deux ans plus tard, la crise du coronavirus met sur le devant de la scène les carences de l’hôpital public et la maltraitance institutionnelle subie par les soignants. Qu’est devenu Fabien ?
Voilà un nouveau récit imaginaire inspiré de faits réels, nous plongeant dans une saynète à l’intérieur d’une colocation grenobloise en cette fin mars 2020 si étrange.

  • Et vous, vous organisez comment à Soitec ? [1]
  • La plupart, on est en télétravail. Il y a que la prod’ qui continue à tourner.
  • Ouais les ouvriers, quoi. Tous les ingénieurs, vous restez peinards chez vous et les pauvres vont prendre le risque de se faire contaminer…
  • C’est pas exactement vrai. Déjà parce qu’à la prod’ y’a aussi des cadres et puis aussi parce que de toute façon, la prod’ c’est dans des salles blanches et que les salles blanches, c’est un peu le confinement toute l’année tu vois. Sauf que là c’est pas un pauvre masque et du lavage de mains, c’est combinaison intégrale et pas une nano-poussière à l’horizon.

Le week-end de grimpe en Ardèche est loin. Depuis, Tomas a trouvé du job à Soitec en tant qu’ « ingénieur manufactoring ». Yann est au chômage depuis qu’il a fini sa thèse au CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Un chômage choisi, parce qu’il est de plus en plus critique de l’ingénierie et de l’industrie high-tech. Alors il réfléchit à une reconversion, dans le journalisme positif ou dans l’agriculture bio il ne sait pas encore, et se prend souvent la tête avec Tomas sur le sens de son boulot à Soitec.

  • Mais pourquoi vous faites pas pression pour arrêter complètement la boîte ?
  • Ben parce que ça pourrait la faire couler. Tu te rends pas compte, nous on fait des plaquettes de silicium, qui se retrouvent dans presque tous les smartphones. On a 80 % du marché mondial. Si on s’arrête, les Chinois et les Ricains, ils en auront marre d’être dépendants d’une petite boîte du Grésivaudan, ils vont monter leur propre filière d’approvisionnement… Et quand on recommencera on n’aura plus de marché et on coulera pour de bon. En plus là avec l’arrivée de la 5G, il y a de gros enjeux…
  • Mais c’est n’importe quoi cette 5G, on en a discuté l’autre jour je croyais qu’on était d’accord.
  • Je suis d’accord sur le fond, mais si on prend pas la vague de la 5G à Soitec, plein d’emplois vont disparaître.

Tomas et Yann habitent en colocation dans une maison de Saint-Martin-d’Hères, au pied de grands immeubles. Il y a trois mois, une grande chambre s’est libérée, alors Fabien et Annabelle ont emménagé dans cette baraque. Non pas qu’ils soient les meilleurs amis des gens de la coloc, mais vu le prix du loyer, le couple s’est laissé tenter, en attendant mieux.

La musique était un peu trop forte et Fabien, en bout de table, n’arrivait pas à tout capter de la discussion. Il écoutait de loin.

De loin.

Si Fabien s’était souvent senti un peu à l’écart dans ce bocal grenoblois rempli d’ingénieurs, cette fois-ci, la séparation semblait physique. Yann s’en aperçut et essaya d’inclure Fabien en baissant la musique.

  • Et toi, t’es allé bosser aux urgences aujourd’hui, Fabien ?
  • Ouais. C’était bien le bordel. On a expérimenté notre nouvelle organisation, un sacré chantier pour tout mettre en place.
  • La nouvelle orga par rapport au virus ?
  • Exact. On a créé deux circuits bien distincts. À l’entrée y a une infirmière et une médecin [2] qui trient les patients, selon les symptômes et l’histoire de la maladie, elles évaluent le risque qu’il s’agisse d’un cas de coronavirus. De là, soit elles l’orientent sur l’aile droite du bâtiment soit vers l’aile gauche. Les deux secteurs sont isolés entre eux et le personnel est calfeutré à un même poste durant tout son service. En faisant comme ça, on espère limiter le risque de contamination aux autres patients des urgences et par la même occasion se concentrer plus précisément sur les cas inquiétants.
  • Ah ben, ça a l’air sacrément organisé ton truc, remarque Tomas.
  • Ben justement parce que c’est plus mon truc. Ça devient notre truc, le truc de tout le monde. J’ai l’impression que depuis une semaine on a plus parlé dans les médias des problèmes de l’hôpital que dans les dix dernières années, malgré les alertes, les suicides et les grèves. On est sur le pied de guerre en attendant la « vague » comme ils disent : à l’hôpital nord, on a même transféré toute l’activité des petites urgences, la bobologie, à l’hôpital sud, c’est dire si on est prêt à faire face, on peut en prendre pleeein La Tronche...

Annabelle arriva dans le salon, fit une caresse sur la nuque à Fabien. Un petit geste qui le faisait complètement fondre. Pour lui, le salon avait déjà changé d’allure, il était le même, mais en complètement différent. Annabelle, elle, n’avait pas l’air plus troublée que ça et relança la discussion :

  • Alors, bonne ambiance aux urgences ?
  • On s’éclate. Tu vois par exemple aujourd’hui, j’étais affecté au secteur « contaminé  ». J’y suis resté enfermé pendant plus de douze heures, avec un seul masque, qui n’est plus efficace au-delà de quatre heures d’utilisation, une seule charlotte, une seule sur-blouse et une seule paire de lunettes, qu’on lave avec une lingette à la fin du service et qu’on refile à la collègue qui prend le relais. Pendant douze heures, j’ai baigné dans la crème de la crème, le recrutement spécial de tous les gens qui ont dégoté le diplôme de la plus grosse glaire et du plus gros postillon enfiévré de toute la cuvette. Avec un seul masque.
  • À propos, j’ai vu des posts sur Facebook, paraît que les couturières vont faire des masques en tissu, c’est du fake ça ?
  • Non non c’est vrai. Depuis quelques jours en effet, même les cadres du service se sont mises à fabriquer des masques en tissu, les patrons tournent en boucle sur les réseaux sociaux parce que plein de gens veulent nous aider.
  • Donc le problème va être vite réglé ?
  • Oui et non. Oui parce que psychologiquement, on va peut-être mieux se porter, puisqu’on aura toujours un masque propre dans la poche pour changer les sales [3]. Ne serait-ce que pour le confort. Disons qu’avant d’attaquer ton service t’as intérêt d’avoir une bonne haleine parce que sinon douze heures plus tard, la bave que t’as accumulé sur le filtre qui te colle à la lèvre te donne plus envie de gerber que tous les papys qui se sont chié dessus pendant la journée. Mais le problème un peu plus sérieux c’est que le tissu, ça évite qu’une personne malade puisse contaminer les autres en leur toussant dessus. Mais ça protège pas la personne qui le porte contre la contamination. Autrement dit, pour se protéger en tant que soignant, il nous faut des masques FFP2, c’est à dire capable de filtrer les microparticules comme les virus.

Les trois autres étaient pendus au monologue de Fabien. Depuis plusieurs jours, l’ambiance était de toute façon un peu lourde, dans cette coloc’. « On est en guerre  » avait rabâché le président, et même si tout le monde trouvait cette formule ridicule, elle marquait les esprits. Finies les années d’insouciance, à ne penser qu’à sa gueule, à sa carrière, aux soirées bourrage de gueule ou aux sorties en montagne. La « guerre  » ce machin vieillot que ces jeunes gens ne croyaient jamais connaître autrement que par des livres d’histoire ou des documentaires sur la Shoah sur France Culture jaillissait subitement dans leurs vies paisibles. Rien à voir avec 39 - 45, évidemment, pas d’armées, pas d’exécutions sommaires, pas de chambres à gaz et pas de maquis. Justement, pas de maquis : même pas possible d’aller s’évader dans les montagnes tant parcourues. Au dessus du frigo, un tableau en liège accueillait des dizaines de photos de pérégrinations dans la nature, avec des cordes, des crampons, des skis de randonnée, des grands sourires, des feux de bois et des soleils couchants. Ça faisait seulement cinq jours que le confinement était en place, mais ces escapades innocentes n’avaient jamais semblé aussi loin.

  • Sous ta tenue de protection tu pètes de chaud, et c’est compliqué de boire régulièrement parce qu’il faut se décontaminer pour consommer de l’eau ou de la nourriture. Tout prend des proportions inimaginables. Quand tu veux voir un patient pour la moindre banalité, lui prendre la température par exemple, il faut enfiler un tablier de protection en plus, une paire de gants voire deux, se désinfecter les mains avant, après, prévoir des poubelles spéciales pour tout jeter. Quand tu veux envoyer un prélèvement sanguin aux analyses, faut nettoyer tous les tubes de sang pour pas contaminer les gens du labo. Quand tu veux savoir si le sang des patients est suffisamment oxygéné, faut prélever dans l’artère, celle qui passe à côté du poignet, c’est super douloureux pour le patient et avec la buée de ces foutues lunettes de protection, tu vois rien, alors tu te rates une fois sur deux, les vieux ils te gueulent dessus parce qu’ils comprennent pas pourquoi tu les tortures comme ça. Souvent on s’y met à deux pour les tenir. À force de bouger ils s’arrachent leur masque, se mettent à tousser et sortir des gros glaviots certifiés covid positif, sauf que toi t’as les mains prises, tu peux pas sortir ton aiguille tant que le tube est pas plein de sang, alors tu t’en prends plein la face. Même un dessin, ça pourrait pas retranscrire la réalité je crois.

Tomas devenait de plus en plus pâle et lâcha finalement un petit « aaaah c’est dégueulasse ».

  • Et puis je te raconte pas les aides soignantes quand elles doivent changer des personnes dépendantes dans ces circonstances, elles…
  • Ouais, ouais, raconte pas, le coupa Tomas. On a compris le délire.
  • Bon, mais nous on se plaint pas pour ça, enfin on râle un peu c’est sûr, mais ça fait partie du job on le sait. Non ce qui m’énerve c’est qu’on était déjà à bout de souffle, ça faisait des mois que du personnel hospitalier se bougeait pour demander des moyens supplémentaires. Je dis pas qu’on peut anticiper une crise sanitaire comme celle qui se présente là, mais on aurait au moins pu éviter de partir de moins 10.
  • « Moins 10 » ? Degrés ? Kilo-octets ? Mégajoule ? Moins dix quoi ?
  • Eh bien tu vois par exemple aux urgences, on a un service qui s’appelle l’UHCD, Unité d’hospitalisation de courte durée. C’est un service au fond du couloir, qui permet d’hospitaliser les gens qui n’ont pas de place dans les étages et pour lesquels on ne trouve pas de solution après leur passage aux urgences. On y admet beaucoup de personnes très âgées, souvent en train de mourir, des patients psychiatriques ou encore des gens à la rue, SDF ou migrants. Nous on l’appelle UHDC pour rire jaune, parce que c’est un service dans lequel beaucoup gens meurent et DC en alphabet phonétique ça veut dire DCD...Delta-Charlie-Delta, enfin mort quoi.
  • C’est quand même pas hyper drôle...
  • J’avoue, mais quand t’es affecté là-bas, il ne te reste plus que la dérision pour te redonner un peu de courage et te permettre de ne pas perdre la face trop vite... Bon je disais, l’UHCD, c’est un service qui comptait avant 20 lits, plus deux ou trois qu’on mettait dans le couloir quand ça débordait vraiment. Eh bien depuis quatre mois la moitié de ce service a été fermé, faute de moyens, ce qui contribue à engorger encore plus les urgences car les gens qui n’ont pas d’issue, au lieu de se retrouver dans une chambre ou dans un couloir calme de ce mini service d’attente, ils pourrissent dans un brancard en zone de soins d’urgence. Tu vois le moins 10, c’est 10 lits manquants dans chaque service, c’est 10 barres de déficit en énergie pour chaque soignante, c’est 10 infirmières en burn-out dans chaque hôpital, c’est le début d’un marathon 10 km avant la ligne de départ si tu préfères…

Yann restait coi aux affirmations de Fabien. Non pas qu’il ne le croyait pas, au contraire, mais ça le questionnait sur sa connaissance du monde. Parce que depuis le début du confinement, Yann passait quand même environ les trois quarts de ses journées à fouiner la Toile pour chercher des infos sur la situation. Il avait passé des heures sur lemonde.fr, suivi des tchats avec des spécialistes, écouté des poadcasts d’experts en épidémiologie, scruté les réseaux sociaux à la recherche d’infos inédites, trié les fake news et le bon grain de l’ivraie, discuté des heures dans les groupes WhatsApp d’anciens étudiants ingénieurs, savait tout de l’histoire du pangolin, de la durée des pandémies de peste ou de grippe espagnole, mais pourtant il ne savait pas que dans l’hôpital de sa ville, à moins de deux kilomètres de chez lui, il manquait dix lits dans chaque service. Ou plutôt, si, il le savait, il était au courant du manque de moyens dans l’hôpital public, c’était dans les médias maintenant et puis Fabien en avait parlé souvent mais des fois, des chiffres ou des données percutent votre cerveau. Dix lits dans chaque service en moins. Et la vague va arriver.

  • Et le nouveau ministre de la Santé t’en penses quoi ? questionna Tomas. Il est plutôt clair à la télé et il paraît même que c’est un Grenoblois...
  • Olivier Véran ? Dis-toi, j’ai déjà pris des gardes avec lui à l’hôpital... Enfin plutôt des demi-gardes. Oui parce qu’au CHU, les médecins « des étages », c’est à dire les spécialistes qui travaillent dans les étages, ils viennent prendre la première partie de la nuit pour décharger les médecins urgentistes, puis ils se barrent vers minuit, en transmettant les patients encore en warning dans les couloirs à leurs collègues déjà saturés. Ce qui est drôle, c’est que ce genre de médecin de demi-garde, nous les infirmières et les infirmiers, on les considère un peu comme des demi-médecins urgentistes. Disons que les urgences, ils ne font pas ça tous les jours si tu vois ce que je veux dire. C’est pour ça que chez nous il ne prennent en charge que les cas faciles et le font souvent avec panache mais pas forcément avec énormément de professionnalisme. Par exemple, soit ils oublient un examen sanguin, soit ils en font beaucoup trop, en oubliant qu’on se trouve sur une chaîne industrielle de traitement des patients qui avance toujours à la même allure. À un moment donné, faut être efficace coûte que coûte sinon le tapis roulant, il amène ton patient tellement loin que tu ne peux plus le rattraper avant qu’il ne se dépose dans une des caisses en partance pour l’extérieur. Alors parfois, c’est l’infirmière qui se prescrit elle-même les bilans sanguins à faire, on a les codes informatiques pour ça, même si c’est interdit, histoire que la machine arrive à suivre le rythme.
  • On boit un coup, non ?

Yann s’était dirigé vers le coin cuisine, particulièrement en bordel ces temps-ci. Il y avait bien un tableau des tâches aimanté sur le frigo avec qui devait faire quoi quand, le ménage, les courses, la vaisselle, le rangement, mais depuis le début du confinement tout était chamboulé. À part Fabien tout le monde passait plus de temps à la maison mais sans savoir exactement comment s’y prendre avec cette situation inédite, le télétravail, l’impossibilité de sortir, les coups de fils incessants, les heures à zoner sur internet à la recherche de la dernière info ou de la dernière rumeur. En ces temps de confinement, on avait le temps mais on ne savait plus comment l’utiliser.

  • Allez, vas-y paye ta bière, reprit Fabien qui n’arrivait plus à s’arrêter de parler. Bref, Olivier Véran, c’est ce genre de médecin qui parfois va voir son infirmière un peu en cachette et qui lui glisse à l’oreille : vous faites comment d’habitude pour cette catégorie de patients ? Enfin je veux dire, tu ferais quoi toi là par exemple ? En fait moi je savais pas qui c’était ce mec, je pense que j’ai dû lui parler comme on parle à un demi-médecin de garde, en le tutoyant d’emblée et en le regardant comme un loulou qui peut t’en sortir une belle à n’importe quel moment. Dire que ce type est ministre maintenant.

Bon, tout ça pour dire, lui, notre ministre de la santé, il a bien vu la merde que c’était à l’hôpital. Lui qui baignait depuis longtemps dans les hautes sphères décisionnelles, que ce soit du côté des socialos ou après avec les marcheurs de Saint-Jacques sans Compostelle, quand il est devenu ministre, la première chose qu’il s’est empressé d’annoncer, ça a été un grand état des lieux des urgences en France. Mais en fait le lieu, il en connaissait déjà l’état. Il le savait que c’était la misère puisqu’il lui manquait 10 places à l’UHCD pour faire roupiller les patients moribonds qu’il avait sur les bras. Dans les rangs du collectif inter-urgences qui a soutenu les mouvements de protestation de cet hiver, je peux te dire que son effet d’annonce ça nous a fait rire jaune comme un Ricard bien dosé. Bref, ce mec là, ça fait 10 ans que chaque année, il gravit un échelon en marchant d’un pas certain sur l’hôpital public.

Fabien s’était emporté, trop de fatigue, trop de colère. Il avait peur de saouler Annabelle en rabâchant ses malheurs hospitaliers.

Annabelle était scénariste.

Un métier difficile dans une société qui attache peu d’importance financière aux activités « non productives  ». Sa spécialité c’était le documentaire. Fiction ou réalité, ce qui la passionnait c’était raconter les gens. Elle parlait d’anthropologie, d’ethnologie, tout ça mélangé à des termes très techniques propres aux réalisations cinématographiques.

Fabien s’était senti vraiment idiot au début. La seule chose qui lui parlait un peu, c’était des vieux concepts étudiés en école d’infirmier, sur l’altérité par exemple, la place qu’on fait aux autres, et comment on peut arriver à les écouter même quand ils sont très différents.

Mais très vite il avait compris, Annabelle s’intéressait aux autres, tout simplement. Quelque part, elle aimait les gens. Au fond, elle aimait même un peu la voisine d’en face, cette vieille conne qui aurait pu vous faire détester l’humanité tout entière en moins d’une soirée.

Parallèlement, elle faisait depuis plusieurs années des petits boulots mal payés, alimentaires comme on dit. Elle avait fait ce choix car elle voulait réaliser un film, son propre film. Un vrai travail de titan, assumé. Maigre consolation, elle avait obtenu un mi-temps à la MC2, la grande maison de la culture qui rendait fière les pédants de Grenoble. Elle, la fierté elle s’en foutait, surtout que son boulot c’était surtout du secrétariat et de l’accueil. Elle était payée au rabais à être fournisseuse de sourires pour des gens un peu péteux, qui en étalaient aussi long sur la culture qu’un vieux cafiste (adhérent du Caf - club alpin français) en étale sur l’alpinisme en rentrant dans un refuge de moyenne montagne avec un piolet qui dépasse du sac.

Tomas ramena une bouteille de Leffe, vu que le stock de bières locales était épuisé et qu’il n’y avait pas moyen de le recharger pendant le confinement. Fabien voulut l’ouvrir, mais Yann se releva subitement :

  • Tu t’es bien lavé les mains, hein ?
  • T’inquiètes, on rigole pas avec l’hygiène à l’hôpital, répondit Fabien, un peu troublé avant de rebondir. Même si sur d’autres trucs on se marre. Enfin on se marre... Tiens par exemple hier on ouvre le coffre, c’est notre nouveau petit rituel de prise de poste, on ouvre un placard fermé par un badge, et de là, on te file un masque, LE masque que tu vas avoir pour ta garde. Tu le prends dans tes mains, comme un truc précieux, tu le mets avec respect un peu comme si tu voulais pas le fâcher, un peu comme si tu voulais qu’il soit ton meilleur ami, et puis tu rentres dans la zone d’habillage... Et du coup, c’est un moment un peu solennel, y a quelque chose de grave, de cérémonial, de beau aussi. Et là hier, y a Jean-Charles, ce gros bourrin, il met son masque en tirant comme un enfoiré sur les élastiques de tête pour faire passer sa tignasse, et chlaaaaac ! les deux élastocs explosent d’un bruit de lance-pierre en chambre à air de vélo. On a tous explosé de rire, 12 secondes il avait duré le masque. On a passé une demi-heure derrière à essayer de le ressusciter en faisant des trous sur les côtés pour ré-enchâsser des ficelles en tissu qu’on avait récupérées dans les tiroirs ! Et puis par derrière, on se fout bien de la gueule de nos cadres aussi, les pauvres j’aimerais pas être à leur place. Oui parce qu’avant en période de grippe hivernale, ils nous faisaient la guerre pour qu’on change nos masques toutes les deux heures ou quatre heures selon leur humeur. Et vu qu’on croulait sous le boulot, on oubliait souvent et du coup on se faisait traiter de gros dégueulasses. C’est plutôt drôle maintenant de leur faire des petites allusions à cette époque révolue. On sait que c’est pas leur faute, alors on essaye de pas être trop méchants, sauf parfois en fin de service quand on s’est fait cracher dessus toute la journée par les patients.

Fabien essayait de dévier la conversation sur des choses plus drôles, parce que se lamenter sur la situation de l’hôpital était devenu chose un peu trop banale. Autant il y a deux ans, c’était presque original, autant en ces temps de coronavirus, c’était d’un commun qui puait l’hypocrisie. Des élus réclament même la légion d’honneur pour les soignants décédés, alors qu’il y a deux mois de ça, les soignants mobilisés dans la rue pour défendre l’hôpital public se faisaient gazer et tabasser par les CRS. Fabien n’en voulait pas aux CRS – les considérant comme des débiles illettrés ne faisant qu’obéir bêtement – mais aux élus qui leur donnent des ordres et des passe-droits. Ça fait des années que l’hôpital est en train de crever, dans l’indifférence quasi-générale, c’est pas faute de l’avoir dit, écrit, hurlé. Plutôt que de breloques sur la poitrine, Fabien préférerait que tous les élus ayant voté, depuis dix, vingt, trente ans, des plans d’économies pour l’hôpital, toutes celles et ceux ayant défendu la nécessaire « rentabilisation » et les coupes budgétaires, tous ces fossoyeurs donc, on aille les chercher un par un et puis qu’on les condamne à venir bosser à l’hôpital aujourd’hui. Pas pour soigner, non, il n’y a pas raison de leur faire confiance là-dessus non plus, mais pour qu’ils fassent les larbins, qu’ils nettoient les sols et la merde des vieux, qu’ils frottent et suent, qu’ils subissent la pression et flippent d’être contaminés, comme toutes celles et ceux qui triment dans les hostos aujourd’hui.

  • C’est vrai qu’on parle beaucoup des masques mais tiens, par exemple, depuis hier on a plus assez de surblouses pour se protéger. Du coup, on enfile des sacs poubelles transparents en faisant deux trous sur les côtés pour les bras, et un plus gros sur le cul de sac, pour passer la tête. Bref, c’est devenu ambiance « arts plastiques » avant les soins, et ça serait plutôt drôle si t’étais pas sanctionné par un Covid sur le torse dans le cas d’une œuvre ratée. Mais quand même, j’avoue, dans la catégorie arts plastiques, ça change un peu des sacs mortuaires déjà, et en plus quand tu vois la tête du patient qui comprend que tu utilises le même matériel pour stocker ses affaires personnelles, jeter des déchets et te tailler un veston, c’est un peu hilarant.

Yann n’avait pas touché son verre, il semblait un peu tendu et prit la parole avec une douceur et une sensibilité qui paraissaient presque étranges.

  • Je comprends tous tes problèmes Fabien, les moyens, l’hôpital public, tout ça, enfin, je sais que c’est vraiment important et je crois que j’en ai conscience. Mais, de tout ce que tu me racontes là, enfin, je veux dire… Tu croises tous les jours des patients infectés, tu leur fais la toilette, tu respires de l’air ultra-contaminé, tu leur essuies la bave qui coule des lèvres, ils éternuent beaucoup. La question des masques, bon, ça a pas l’air ça...

Fabien restait silencieux, ne sachant pas trop si cette tirade avait réellement un but.

  • Bon, on devrait quand même se poser la question de savoir si c’est vraiment prudent que tu rentres ici le soir après le boulot, enfin, je veux dire...

De loin.
Les mains propres.
Physique.
Le fossé cette fois, il était devenu physique.

Fabien sentait en lui quelque chose de violent se produire, et en même temps, sa raison toute entière lui demandait de comprendre. La peur des autres, leur besoin de se protéger, ça semblait tellement logique, naturel.

Pour combler le silence pesant, Yann rajouta :

  • Je veux pas te mettre dehors Fabien, c’est pas ça, mais je crois que j’avais pas pris la mesure de ce qu’il se passe, enfin, j’avais pas réalisé que c’était si proche, que tu en étais si proche et du coup, bon.

Annabelle explosa :

  • C’est quoi ce délire ! Tu veux chasser Fabien pour ton petit confort ?

C’est la première fois que Fabien voyait Annabelle s’énerver. Plus que de la colère, c’était de la tristesse qui se déversait maintenant dans le salon. Tomas se sentait solidaire de Yann :

  • L’autre jour, quand même, le président a répété sept fois qu’on était en guerre, c’est pas rien quand même la guerre, ça justifie des mesures exceptionnelles Annabelle, regarde nous, au boulot, on va peut-être couler, et on y peut rien. Le discours de Macron on aurait dit un appel à la résistance, une sorte de 18 juin 1940, c’est pas rien bordel !
  • Oui carrément, répondit Annabelle avec un air sévère. D’ailleurs, j’ai failli le dire, ça faisait vraiment 18 juin 40. L’histoire d’un type démentiellement patriarcal, père de la nation, qui se barre loin de sa fille chérie pour lancer sur les ondes un appel aux petites gens restées sur place d’aller crever pour la défendre, sans arme mais avec tout son soutien.
  • T’exagères pas un peu, répliqua Tomas, ne sachant pas quoi dire d’autre.
  • Non non, j’exagère pas Tomas, t’as vraiment raison, je suis d’accord avec toi. Un vrai 18 juin 40. Le bureau présidentiel c’est le nouveau bunker londonien, et les masques, ce sont les nouvelles armes inexistantes des soignants, ta métaphore elle fait sens. J’ai toujours adoré De Gaulle d’ailleurs, et Macron, n’en parlons pas.

Elle était comme ça Annabelle, répondeuse. Fabien ne put s’empêcher de sourire. Avec sa répartie, elle le faisait rire autant qu’elle l’impressionnait. Elle continua :

  • Elle est marrante votre guerre. Vous me faites rire avec votre télétravail les mecs. Les gens qui sont au front c’est à 90 % des femmes et on ne leur donne rien pour se défendre, alors on pourrait au moins leur donner notre soutien putain de merde. Femme ou pas femme, ça sert à rien de mettre à la porte les gens qui se mouillent, juste parce que ça vous fait peur. Entre nous, je trouve ça dégueulasse et un peu mou de votre part.
  • Non mais, Annabelle, je suis asthmatique, et le docteur me l’a dit, je suis à risque de complications, c’est facile de parler aussi quand on 25 ans et aucun problème de santé.
  • Et bien si vraiment on est le lendemain du 18 juin 40 mec, demande aux anciens résistants si leur tendinite au genou elle les a empêchés de se faire courser par la Gestapo. C’était pas risqué peut être ? Bichette avec ses poumons fragiles !

Tout le monde se calma un peu, le temps de faire redescendre la pression.

  • Excuse-moi Tomas, je voulais pas te blesser.
  • C’est rien t’en fais pas. J’te connais par cœur.

Fabien repensait à ses collègues de travail. Hier avant de partir, il avait croisé Clarisse à la sortie des vestiaires. Elle avait besoin de parler. Son mari lui mettait la pression pour qu’elle demande de muter vers un service épargné du Covid parce qu’il avait peur d’une contamination des enfants. En réalité, il devait surtout avoir peur pour lui-même, les enfants en bas âge n’étant pas vraiment concernés par cette infection. Elle était prise entre le marteau et l’enclume, entre son désir de ne pas quitter le navire au moment où l’équipage avait le plus besoin d’aide, et cette image de pestiférée que même son mari était arrivé à lui coller sur le front l’air de rien. Entre cette image de mère de famille indigne et de soignante dégonflée, elle avait l’impression qu’être une femme en période de guerre était devenu chose encore plus dure que d’habitude. Et elle n’était pas la seule dans ce cas. Devant ces situations bien pires que la sienne Fabien se sentit presque honteux de devoir prendre autant sur lui. Rassemblant toute son énergie, construisant une muraille improvisée entre sa raison et ses sentiments, le regard fuyant, il se décida à prendre les devants.

  • Bon, on va pas se crêper le chignon. Sincèrement, je comprends votre position, et d’ailleurs, j’ai vu une étude hier, un retour épidémiologique sur le virus en Chine. Un truc très sérieux, pas une de ces merdes qu’on voit circuler partout sur la toile en ce moment. Le personnel se fait très vite contaminer, c’est prouvé. Les conséquences ne sont pas catastrophiques parce qu’il s’agit de personnes globalement jeunes et fortes, qui présentent moins de complications que les autres. Donc si on regarde les choses objectivement, c’est clair que je risque de ramener cette saleté ici un jour ou l’autre. Ne serait-ce que pour éviter la propagation, le mieux serait que je me trouve un endroit plus isolé.
  • Ma mère a un appart’ sur le bas de Corenc, c’est juste au-dessus de l’hosto en plus, elle pourrait te le prêter sans problème, pour peu que je lui demande, proposa Yann.

Fabien acquiesça.

Annabelle se mura dans un silence pensif. Sa chambre, c’était son espace de travail avec tout son matos, et il fallait absolument qu’elle avance sur son film les semaines suivantes. Elle serait contrainte de revenir ici pour bosser, et donc d’être en contact avec la coloc. Pour respecter le contrat qui se mettait en place sous ses yeux, elle devrait forcément se tenir à distance de Fabien. Désormais, un petit mètre allait les séparer de toutes les caresses sur la nuque, de toutes les nuits partagées. Une si petite distance responsable d’un espace aussi béant. Quelle ironie.

Trois jours plus tard, le réveil sonnait dans un appart en bas d’une maison, route de la Chartreuse, à Corenc. Fabien se réveillait dans une literie d’une qualité rarement égalée. Sur la table de chevet, une lettre écrite à la plume, la première qu’Annabelle lui avait envoyée après ce fameux week-end dans les gorges du Chassezac. Un de ces courriers que même la boite aux lettres voudrait s’accaparer pour elle, rien que par jalousie.

Il était seul.

Devant sa tasse, les pensées s’évaporaient comme le café chaud.

Du « télétravail  » dit-il a voix haute. «  La télé et le travail, les deux pires aliénations de l’homme réunies au même endroit, au même moment, dans ta baraque… Mais quelle horreur !  »

Un peu surpris par sa propre remarque il fixa plus intensément le noir pur et parfumé du café. C’est pas un travail ce que je fais, ça doit être autre chose, pensa-t-il.

Il regarda sa montre et réalisa qu’il allait être en retard. L’équipe de nuit devait déjà se languir de voir la relève se pointer.

Fabien monta sur son vélo pour se laisser glisser dans les rues désertes en direction de l’hôpital. Les premiers rayons du soleil transperçaient les cimes de Belledonne, ils caressaient dans toute sa longueur la vallée du Grésivaudan, vierge de toute pollution atmosphérique. La lumière rasante lui frappait le visage de plein fouet. Elle ne réchauffait pas comme ces lumières d’hiver qu’on recherche à tout prix dans une éclaircie salvatrice, elle ne cuisait pas non plus comme le feu venu du ciel par les chauds matins d’été. Ce soleil que toutes les saisons rejetaient, Fabien l’accueillait avec délectation. Dans quelques minutes il s’enfermerait pour douze heures.

Le sourire plaqué sous son masque.

Notes

[1Soitec est une entreprise qui conçoit et produit des matériaux semi-conducteurs, basée à Bernin (à 15 km de Grenoble) et employant 1 100 personnes.

[2On savait déjà que 90 % du personnel infirmier et aide-soignant étaient des femmes, mais la majorité des médecins hospitaliers sont aussi des femmes. Les hauts postes, eux, sont encore majoritairement occupés par des hommes.

[3Finalement aucun masque en tissu n’aura été – et ne sera – porté pendant la pandémie par le personnel hospitalier, suite à un ordre catégorique de la direction. Non pas que porter un masque périmé soit plus utile, mais la direction du Chuga ne veut pas que le manque de matériel puisse se voir comme « un masque au milieu de la figure ».