« Train de retard » - épisode 2
Comment se soigner sans payer la piscine du pharmacien ?
Grenoble, ville innovante ? Il arrive fréquemment que la pauvre vieille technopole soit en retard d’un train et que des initiatives percutantes viennent d’ailleurs et pas d’ici. Pour cet épisode : comment se soigner sans payer la piscine du pharmacien. À transposer dans la cuvette. Ou pas.
Vous êtes en terrasse, goûtant d’un même élan la douceur de l’existence, les rayons solaires de cette fin de printemps, l’humour du Postillon et une tasse de café noir. Au moins, pas de surprise sur le tarif des deux derniers : Le Postillon coûte toujours pareil, et les bars sont tenus d’afficher à l’extérieur de l’établissement, et avec des lettres et des chiffres d’une hauteur minimale de 1,5 cm, les prix pratiqués sur les denrées « de base », la tasse de café noir, un demi de bière pression, un soda, un apéro anisé, un dwich, etc.
Mais voilà que le soleil vous tape sur le ciboulot, à moins que ce ne soit l’humour migraineux du journal. Vous vous dirigez alors cahin-caha vers une pharmacie, la boule au ventre : quel taro le pharmacien va-t-il appliquer sur votre médicament ? Comment saurez-vous si vous avez à faire à votre bienfaiteur, ou à un bandit de grand chemin qui vous saignera les jarrets ? C’est qu’en terme d’affichage, le buveur de bière est finalement plus protégé que le malade.
« La médecine est une putain, son maquereau c’est l’pharmacien »
Il y a trois façons de se défendre des prix des éventuels malandrins, fussent-ils drapés dans une toge blanche ou verte.
La première, c’est presque du gadget.
Soit vous allez chercher un médicament remboursable avec ou sans ordonnance (allez en A) soit non remboursable (allez en B).
A) Le prix d’un médoc remboursable est fixé par le ministère, et non par le pharmacien. Inutile d’errer, ce sera pareil partout. Cela ne veut pas dire que le prix soit « juste » (au sens de justice !) : le prix est l’objet d’une négociation assez opaque entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et l’entreprise pharmaceutique, et il contient à la fin la marge du labo, la marge grossiste, la marge du pharmacien et la TVA. Au moins, à la fin, c’est clair, c’est le même prix partout. Circulez.
S’il n’est pas sur votre ordo, c’est de votre poche. S’il est sur votre ordonnance, le médoc est pris en charge par la Sécu. Je sais que vous allez dire « Ah, c’est bien, ça, c’est remboursé je ne paye rien » oubliant que la Sécu, eh bien, ce sont vos sous aussi.
B) Non remboursable, le prix du médoc n’est pas encadré. Le grossiste peut faire ce qu’il veut, le fabricant aussi, le pharmacien, lui, doit fixer son taro comme il l’entend mais « avec tact et mesure » (art. R-4235-65 du Code de la santé publique). Soyons heureux, moutons que nous sommes, un peu de notre laine part dans des piscines privées. Le revenu net moyen d’un pharmacien libéral d’officine à son compte, c’est quand même autour de 9 700 euros par mois.
Un vrai début de solution ? La pharmacie mutualiste. Peu de gens savent ce que c’est, même chez les apothicaires. Pourtant, le principe est génial : c’est une structure régie selon le Code de la Mutualité, c’est-à-dire à but non lucratif, dont l’objectif est l’accès aux soins pour tous – avec systématisation des génériques de médicaments, dépistage, suivi, conseils, etc. C’est elle qui a inventé le tiers payant (l’avance de vos frais), dans les années 50. Pas de « patron », les cotisants sont souverains, et les pharmaciens y touchent un salaire indépendant de la quantité de camelote vendue. Finies les marges de margoulin ! Sauf que pour en trouver, il faut bien chercher, car il n’y en a plus que 52 en France, aucune à Grenoble, ni dans l’agglo, ni en Isère. Les plus proches sont à Saint-Étienne. Grenoble innovante ?
Dans les archives, pourtant, on apprend qu’une pharmacie mutualiste, la « pharmacie des sociétés », emmenée par un certain François Flandrin, avait été montée à Grenoble, au 7 rue Voltaire par les sociétés de secours mutuel (SSE) en 1877-78, pour contrer – déjà – la hausse des prix des médicaments. 26 sociétés mutualistes en furent adhérentes, les bénéfices de la pharma leur étaient reversés et répartis au prorata de la quantité annuelle de médicaments pris par chacune, et elle comptera jusqu’à 4 777 membres en 1901. Les autres pharmaciens hurlèrent tout de suite à la mort, et portèrent plainte contre cette réalisation, au motif que des SSE mutualistes propriétaires d’officine, c’était illégal car contrevenant à la loi sur la pharmacie qui imposait que le propriétaire soit forcément pharmacien. Mais la Cour de Grenoble, confirmée par la Cour de Cassation, en 1879, a donné raison aux mutualistes : les SSE avaient le droit de créer et de gérer des officines et de salarier des pharmaciens, à la stricte condition de réserver ces établissements à leurs adhérents. Ce qui est toujours le cas aujourd’hui : la jurisprudence de Grenoble est historique.
Que faudrait-il pour en monter une ? A priori, une bande de patients motivés qui monte une asso mutualiste, qui met la main sur un local adapté (prêté par la mairie ?), puis reçoit l’accord du Ministre de la santé, trouve des « potards » (surnom des étudiants de pharma, ceux qui préparent les « pots ») motivés à gagner un peu moins pour travailler mieux, et éventuellement quelques étudiants chaque année pour prêter main forte durant leur stage… Insurmontable ? Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé.
Finalement, la pharma mutu, c’est comme le fil à couper le beurre, ou comme le tram grenoblois, qu’Alain Carignon avait fait semblant d’inventer en 1987 alors que ça avait existé de 1898 à 1952.
« Le cabri fait des crottes en forme de pilules, ce n’est pas pour autant qu’il est pharmacien. » Proverbe guadeloupéen
Mais il faudrait probablement prendre le problème plus largement. Devant des médocs comme le Sovaldi, dont le fabricant cherche à fixer le prix en fonction de ce que les gens atteints d’hépatite sont prêts à payer pour survivre (soit 20 à 30 fois son coût réel de fabrication), on se dit qu’il devrait être interdit de spéculer sur la santé des gens.
Alors il y a une troisième façon de faire, plus radicale, que je n’ose même pas présenter tellement elle me semble tomber sous le sens : officines de pharmacie comme industries devraient devenir des services publics.
Le mot d’ordre serait donc « réquisition internationale ! » des entreprises qui se nourrissent de la souffrance des autres. Les structures publiques récupéreraient les petits fruits, nos cotisations à la Sécu n’auraient pas à rembourser des médocs à prix d’or, les pharmaciens seraient salariés du public comme les profs, les médecins aussi et seraient donc envoyés au moins quelques années dans les déserts médicaux, et les industriels et autres fournisseurs de matériel thérapeutique bosseraient pour le bien public et non pour le lucre. Les pharmacies mutualistes pourraient être un bon marche-pied. Le slogan ? On pourrait prendre « vive le médoc libre ! Non au suppo de Satan ».
Dans une entrevue de 1955, Edward R. Murrow demande à Jonas Salk (inventeur du vaccin contre la polio) qui en possède le brevet. Salk répond ceci : « Eh bien, les gens, si je puis dire. Il n’y a pas de brevet. Qui brevetterait le soleil ? ».
Une partie de la rédaction, cycliste, ne cautionne pas cette attaque indigne contre notre Jeannie.