Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Quand on relève la tête du guidon connecté - épisode 2

Comment l’IA nous crétinise

Dans le précédent numéro, un chercheur mathématicien grenoblois racontait sa prise de conscience récente sur les méfaits de son domaine de recherche (l’intelligence artificielle) et sa proposition d’étudier sérieusement l’option aujourd’hui tabou du « démantèlement du numérique ». Dans cette fournée, il raconte une des impasses absurdes dans lesquelles nous pousse la dévotion grandissante au Dieu intelligence artificielle.

Il y a quelques mois, je participais, en tant qu’évaluateur académique, au jury du projet de fin d’études d’un étudiant en informatique de l’université. L’étudiant a effectué son stage chez STMicroelectronics, notre fleuron industriel local dont on parle beaucoup depuis la sécheresse de cet été quand on a (re)découvert qu’ « ST » à Crolles consomme annuellement à lui-seul bientôt autant d’eau que la ville de Grenoble entière, pour produire des puces de téléphones portables et autres équipements connectés (voir page 6).

Bref. L’étudiant m’explique son projet de stage : ST ne parvient plus à recruter d’ingénieurs en design de circuits électroniques, boulot considéré aujourd’hui comme ingrat par les jeunes qui sortent de nos filières.
Le designer électronique, c’est un peu le mineur ou le soudeur pour l’informaticien propret du XXIème siècle. Qu’à cela ne tienne, les ingénieurs d’ST, qui ont comme tout un chacun subi le lavage de cerveau de l’intelligence artificielle (IA) – domaine sur lequel, comme je le précisais dans le numéro précédent, nous n’avons essentiellement aucun contrôle mathématique mais projetons beaucoup de fantasmes –, imaginent alors fabriquer une IA qui va elle-même concevoir les puces en remplaçant l’expertise perdue des électroniciens d’antan. Un robot ingénieur quoi. C’est le fascinant sujet de stage de l’étudiant, pas bien loin de la dystopie des romans d’Asimov.

Tout expert que je me prétende, moi le premier ne comprends pas grand-chose à l’IA, mais je reste un physicien, j’ai des ordres de grandeurs en tête, et j’ai au moins acquis un bon « flair » pour évaluer le caractère insoluble ou pas d’un problème donné. Quand l’étudiant me présente son problème de robot ingénieur, pour le coup, pas besoin d’être un chien de chasse pour renifler que d’emblée cette histoire sent le pâté, théoriquement mal posée et clairement vouée à l’échec. Mais comme ni l’étudiant ni l’encadrant n’ont cette sensibilité (à leur décharge, ça demande du recul et donc du temps) et qu’aucun argument mathématique sérieux ne saurait leur expliquer qu’ils foncent dans le mur, ils passent quatre mois d’essais-erreurs à brûler du CO2 dans leur data center pour conclure que « bon, jusque-là ça ne marche pas du tout. Mais c’est une bonne nouvelle, ça veut dire que nous avons une grande marge de progrès face à nous ! Et c’est pourquoi je vais continuer mon projet en thèse ». Va donc pour une thèse dite « CIFRE » qui, soit dit en passant, sera financée en partie par les deniers publics, histoire de rogner un peu plus, et en l’occurrence pour une quête perdue d’avance, sur le sacro-saint pouvoir d’achat des ménages.

Le tournant de mon histoire arrive alors. Devant ce cumul d’approximations et de flou artistique, résultat tout de même pour l’étudiant de vingt ans de formation « scientifique », de travail soirs et week-ends, de stress des exams, de panique quant à l’avenir, je pose cette question quasi-rhétorique : « Clairement, l’approche que tu proposes ne fonctionne pas. Est-ce que, par conséquent, dans ton esprit, l’hypothèse “l’IA n’est peut-être pas la solution à mon problème” subsiste ? » Sa réponse : « Non. Je suis sûr que l’IA est la solution ».

Ça paraît rien mais c’est pour moi un déclic douloureux. C’est à ce moment que je prends violemment conscience de ma propre responsabilité, ainsi que de celle de mes collègues, dans ce travail de sape, de contamination religieuse induite par la verticalité (du prof à l’élève) de nos cours magistraux qui détruisent entièrement l’esprit critique de nos étudiantes et étudiants. Seuls comptent les notes à l’exam et l’espoir de trouver un emploi, alors on peut leur faire ingérer n’importe quoi, et ils acquiesceront religieusement. Pas d’émotion permise, on avale, on digère dans la souffrance, on éteint le cerveau et on restitue les versets de la Bible de l’IA.
C’est totalement ubuesque. Notre société occidentale, ce colosse aux pieds de silicium, se fragilise et est déjà au bord de la rupture : bientôt plus de métaux aisément extractibles de la croûte terrestre, déjà plus d’eau (mais heureusement elle est préemptée par ST, bien joué !), bientôt plus d’électricité (des blackouts sont anticipés dès cet hiver), bref, comme qui dirait, on sait très bien « comment tout peut s’effondrer ». En réponse à ce besoin évident de dénumériser notre monde, ce besoin urgent de robustesse et de résilience, on continue de laver le cerveau de la jeune génération, de purger tout savoir-faire concret, tout lien au monde, on les déshabille pour polariser leur attention sur la dextérité de leurs doigts sur le clavier, en vénérant une informatique à la fois moribonde et mortifère mais toujours décrétée, sans l’ombre d’un argument tenable, comme « la » solution à tous nos problèmes.

Pfff, ne soyons pas rabat-joie, on verra plus tard, « peut-être qu’on trouvera un autre métal » (phrase qu’un collègue a réellement prononcée), et puis de toute façon on ira sur Mars qui sera « un endroit génial où aller, un endroit d’opportunités » (ça c’est Elon Musk qui l’a dit). C’est un jeu hyper facile : plus de designer électronicien ? Une IA fera le boulot. Plus d’agricultrice formée au travail de la terre ? Développons l’agriculture 4.0, les drones et les tracteurs autonomes guidés au GPS feront le boulot. D’ailleurs, comme « le monde accélère » et qu’il ne s’agirait pas d’être en retard sur les chinois, l’UGA a récemment reçu un financement de l’État, le bien-nommé projet « massification de l’IA », qui vise à doubler le nombre d’étudiantes et étudiants formés à l’IA : il faudra donc racler quelques fonds de formation, enlever quelques cours inutiles (électronique, programmation bas niveau, mathématiques pour l’ingénieur), lessiver quelques cerveaux de plus, pour laisser toute sa place à la boîte noir-charbon de l’IA.

Bientôt nous pourrons enfin nous reposer, seuls devant la téloche, commander chez Deliveroo, finies les galères, finie la vie dure, pendant que la Matrice et les petites mains des pays du Sud feront tourner l’économie. Je n’ai plus que 40 ans à tenir, ça passera. Non ?