Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27

« Combien je vais me prendre d’insultes aujourd’hui ? »

C’est certainement un des métiers les plus détestés, à Grenoble comme ailleurs. Rencontre avec un contrôleur, passé par la SEMITAG (Société d’économie mixte des transports de l’agglomération grenobloise) et la SNCF.

« C’est sûr que je n’ai pas fait contrôleur par conviction. J’étais à l’armée, où j’ai eu un problème médical. C’était l’époque des emplois jeunes, et on m’a proposé de faire “agent de prévention” à la SEMITAG à Grenoble.

Pour m’embaucher, on m’a présenté une belle image de notre boulot : on m’a dit que les transports en commun n’étaient pas sûrs le soir, mais qu’on était là pour qu’il y ait un climat de quiétude dans le tram, pour que les gens retrouvent le goût, l’amour de prendre les transports en commun. Et bizarrement ils ont pris uniquement des jeunes de quartier, surtout d’origine maghrébine ou d’Afrique noire. Au début on a dit “ok, allons-y, ça nous met un pied à l’étrier”. Et au fil du temps on s’est aperçu qu’en fait les agents de prévention étaient là pour débroussailler le terrain. Ils ont pris une certaine catégorie de personnes parce que les autres ne pouvaient pas le faire. S’ils nous ont pris pour déloger les gens qui faisaient scandale dans le tramway, c’est parce qu’on réglait mieux les problèmes. Et on a fait ce qu’y avait à faire et on a assumé les conséquences. Comme une grosse bagarre à Grand Place, entre agents de prévention et des jeunes de quartier. C’était en 1999 : une vraie bataille rangée.

On s’est aperçu qu’une fois que le terrain avait été débroussaillé, ils ont pris des gens différents du profil privilégié au tout début. Ils n’ont plus laissé leur chance aux jeunes de quartier. Moi je ne veux pas dire qu’il fallait des jeunes d’origine maghrébine, parce qu’il y a aussi dans les quartiers des Blacks ou des Blancs qui sont dans la difficulté. Mais ils ont pris des gens qui n’avaient rien à voir avec les quartiers en difficulté. Et je me suis aperçu aussi qu’à la SEMITAG, pour évoluer, c’était compliqué pour un Maghrébin. Parce qu’ils te laissent en tant que contrôleur ou en tant que chauffeur, mais après, il n’y a pas moyen d’évoluer. C’est juste par piston, il n’y a pas de concours, tu fais ta candidature et après t’as des chefs un peu plus hauts qui disent “oui” ou “non”, c’est tout par amitié.

Au bout d’un an et demi, j’ai été embauché en tant que contrôleur. Les autres agents de prévention qui avaient été recrutés ont été dispatchés un peu partout, à la Métro, à VFD [compagnie d’autocars du conseil général], un petit nombre à la TAG. On n’était que deux à se reconvertir en contrôleurs.
Il est clair que le métier est très difficile. Quand tu prends ton service tu t’interroges “combien je vais me prendre d’insultes aujourd’hui ?”. Ça joue psychologiquement, l’insulte. Des fois tu marches, et un collègue te dit “ah ben tiens, t’as un crachat dans le dos !” Tout le temps tu te demandes : “est ce que je vais me faire agresser ?” Les contrôleurs avaient un principe : quand il y avait une agression, ils lâchaient tout, et ils allaient se poser dans un café pour discuter de ce qui n’allait pas. Faire le point. C’est très important. Ou s’il y a quelqu’un qui s’est fait vraiment insulter, qui n’est pas très bien, hop, on s’arrête vingt minutes. Si le contrôleur estime qu’il ne peut plus travailler, il appelle sa hiérarchie, il dit “voilà j’ai eu une agression, j’arrête aujourd’hui”. Il se protège lui-même, parce qu’il peut péter un plomb. S’il frappe, le contrôleur a une double peine. La justice, et le licenciement. Pour faute grave.

Les recruteurs ne prennent pas n’importe qui. Le mec qui a une situation familiale se dit “si je pète un plomb, je lui en mets une, je me fais licencier, et je perds tout quoi, j’ai une double peine”. Parce que le contrevenant, il n’est pas là pour se faire frapper aussi, il a le droit de déposer plainte. La TAG met des gants, hein, elle fait une demande de sanction pour la personne, et après dans la vie civile il est poursuivi. Après tu as quand même environ 5 % des contrôleurs qui font de l’excès de zèle. Ils jouent l’accident de travail. Ils jouent avec ça, avec les nerfs. Ils jouent avec les nerfs des jeunes de quartier pour qu’ils pètent un câble, ils cherchent l’agression. C’est à dire que le contrevenant pète un plomb, frappe, et puis hop, il se met en accident de travail. J’en ai connu deux. Ils cherchent à provoquer le jeune. Faut savoir quand même que quand tu as un accident du travail, une agression, tu prends ta paie, mais au niveau des impôts tu es exonéré. L’État a revu l’exonération à la baisse, aujourd’hui c’est 50 %.

Le salaire c’est 1 650 euros. Avec un ou deux week-ends tu arrives à 1 800. À la SEMITAG il y a pas de prime en fonction du nombre d’amendes, mais il y a une prime déguisée. Tu as un entretien avec ton chef, sur plusieurs critères, la tenue, la régularité, la ponctualité, mais si tu ne fais pas assez de procès-verbaux la prime ne sera pas octroyée. À la SNCF, par contre ils le font ouvertement. Pour chaque procès-verbal tu as 0,75 euros. Pour chaque transaction que tu fais avec un voyageur, ça dépend, tu as entre 4 % et 10 %.

Bon, donc après la TAG, je me suis fait embaucher comme contrôleur à la SNCF. Niveau ambiance, c’était encore pire. Je me suis aperçu, à mon plus grand désarroi, qu’il y avait beaucoup de racisme. Tous les Pieds-Noirs partis d’Algérie, qui n’avaient pas de boulot, ils ont été recrutés soit à la police, ça je vais pas te l’apprendre, soit à la SNCF. Et le premier contact que j’ai eu à la SNCF, ça je m’en rappellerai toute ma vie, c’est un mec, il ouvre le placard, et il me dit : “ça c’était ma ville. On me l’a volée”. C’était une carte postale, avec écrit Phillipeville. Phillipeville, c’était Skikda au temps des Français. Je n’ai pas répondu à sa provocation.

Mais bon, il ne faut pas se voiler la face, le pays a évolué, dans le bon sens, nous on est la deuxième vague, nos enfants ça va être la troisième vague. Les Français ont eu l’habitude de voir nos parents travailler dans le BTP, parce qu’ils n’allaient pas à l’école, mais ils n’ont pas eu l’idée que nous on irait à l’école, et après on allait faire les mêmes boulots qu’eux. Je l’ai dit à un chef il m’a dit, texto hein, “ils ont pas l’habitude de voir des Maghrébins faire contrôleur”. (…) Quand je suis arrivé à Marseille, j’ai eu une sanction. Parce qu’il y avait tout un groupe des personnes âgées, des Maghrébins, qui partaient au pèlerinage à la Mecque. Ils prenaient mon TGV. Je vois mon collègue du train, je lui dis “je vais faire une annonce en français, et en arabe”. Il me dit “et pourquoi ?” Je lui dis “parce que il y a beaucoup de gens concernés, je le fais pour la SNCF, mesure commerciale, vu qu’ils ont des billets”. Il me dit “pas de problème”. J’ai fait l’annonce en français et en arabe, les gens étaient contents. Je ne le fais jamais en temps normal, c’est de l’arabe littéraire, je ne le fais pas par exemple entre Marseille et Nice, parce qu’il y a des jeunes de quartier qui comprennent pas l’arabe littéraire. Je l’ai fait pour la SNCF. Mais deux semaines après on a reçu un courrier de certains voyageurs, qui disaient que j’avais créé un climat d’insécurité dans le train, vu le type de voyageurs. Pour ça j’ai eu une sanction. J’ai été convoqué par le patron de la région PACA. Il m’a dit que j’aurais juste dû leur parler en arabe sur le quai. Je lui ai dit “ces gens c’est pas des chiens. Pourquoi on fait des annonces en anglais, en italien, voire en flamand ?”. En flamand ! Et pourquoi on le ferait pas en arabe ? Je lui ai dit “ben non”. Du coup j’ai eu un blâme sur mon dossier. Le blâme, c’est juste avant la mise à pied (...).

Le maire à Grenoble, il a un projet de fou, les transports en commun gratuits [NDR : en fait, juste pour les 18-25 ans], et la voiture limitée. Il faut savoir que si t’enlèves les voitures dans une ville, tu tues le commerce. T’as une ville à côté de Marseille, Aubagne, ils ont fait la gratuité des transports. Faut savoir qu’à Aubagne, les commerces sont morts pratiquement. (…) C’est séduisant la gratuité des transports. Mais à Aubagne ils ont mis des plots pour empêcher les voitures de passer. Il y a des gens qui n’aiment pas trop prendre les transports en commun, et pour moi interdire la voiture c’est une atteinte à la liberté. (…) Les plus aisés, ça ne les dérange pas. Mais ce qui fait la richesse du centre-ville, ce ne sont pas les plus aisés. C’est la classe populaire. Saint-Bruno, par exemple c’est un quartier populaire. Ce n’est pas les gens qui viennent d’arriver à Saint-Bruno, les plus riches, qui ont fait la réputation de Saint-Bruno. (…) Maintenant les nouveaux veulent qu’il n’y ait “plus de voitures”. Mais ça ne marche pas comme ça. C’est pour ça, je ne crois pas que c’est une bonne idée la gratuité des transports en commun. »