Accueil > Février / Mars 2012 / N°14
Clinatec :Circulez, y a rien à penser
Peut-on critiquer un médecin qui a sauvé des vies ? Que pensent les ingénieurs ou futurs ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique des recherches autour de l’interface cerveau-machine ? C’est armé de ces deux questions que le dérangé cérébral du Postillon vous dresse un compte-rendu de deux évènements récents : une soirée-débat autour de l’interface cerveau-machine à Saint-Ismier et une manifestation contre l’inauguration de Clinatec, la nouvelle « clinique expérimentale du cerveau ».
Humains transis versus transhumanistes. Ce mardi 31 janvier à 17h30, il neigeote. À l’appel de Pièces & Main d’œuvre et des Humains Associés, une centaine de personnes sont réunies sur le parvis de Minatec pour protester contre l’inauguration de Clinatec, la « clinique expérimentale du cerveau » développée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Grenoble et le CHU (hôpital) de La Tronche. Une demi-heure plus tard, le cortège s’ébranle jusqu’à Clinatec où il est accueilli par des grilles fermés et des vigiles. L’inauguration annoncée à cette date par le fondateur de Clinatec - le professeur Bénabid - n’a pas eu lieu. Par peur des manifestants ou à cause de problèmes logistiques ? Mystère. La direction de l’établissement refuse de s’expliquer, même à la journaliste de 20 minutes Grenoble qui titre son article de manière évocatrice : « Un centre de recherche biomédicale appliquée Clinatec expert en culture du secret » (01/02/2012). Après avoir accroché leurs banderoles et stagné un peu sur l’avenue déserte devant Clinatec, les manifestants se dispersent. Pas de confrontation, peu d’échanges.
Sur le parvis de Minatec, les quelques passants, pour la plupart salariés du CEA ou étudiants à Minatec, ne s’arrêtent guère. Beaucoup préfèrent rejoindre le tram ou leur voiture les yeux rivés vers le sol.
Avant le début du rassemblement, nous essayons pendant une heure de discuter avec eux pour leur demander ce qu’ils pensent de Clinatec, de l’interface cerveau-machine, des nanotechnologies, des opposants. Seulement six personnes acceptent de s’arrêter plus de quelques secondes. Trois d’entre elles nous exposent les éléments de langage habituellement utilisés à chaque contestation anti-technologique, du style « avec ça on peut faire des choses bien, des choses pas bien, mais c’est pas mal en soi, tout dépend ce qu’on en fait », « la question de l’utilisation c’est des choix politiques mais ça regarde pas les scientifiques » ou « cela peut permettre de soigner des personnes qu’on arrive pas à soigner pour l’instant donc ce qui est sûr c’est qu’on ne doit pas rejeter Clinatec ». Deux autres personnes ont des avis plus critiques, un pensant « que c’est vraiment bien qu’il y ait des opposants car tout n’est pas très clean à Clinatec... » et l’autre que « oui, le développement des nanos et des neurotechnologies, ça craint ».
Parmi les autres passants abordés, une dizaine refuse de s’arrêter en arguant « être vraiment très pressés ». Les autres, soit une bonne vingtaine de salariés du CEA ou étudiants de Minatec, n’ont pas d’avis sur la question. « Je sais pas » « je n’en pense rien » « je n’ai jamais lu ce que disent les opposants », « c’est ça qui me rapporte des sous », « je n’ai rien à dire là-dessus » : voilà l’essentiel des réponses à nos petites questions.
Selon ses promoteurs, Clinatec permettra de guérir des maladies du cerveau grâce aux nouvelles technologies. Le tract distribué par les opposants dénonce « un dispositif permettant au pouvoir de contraindre les sans-pouvoir à exécuter ses volontés tels des marionnettes, un robot, un individu sous hypnose » et met en garde contre « le techno-totalitarisme, l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine, (...) la société de contrainte par possession technologique. Par possession, on entend l’état de ceux que gouverne une puissance technologique, qui les prive de la libre disposition de leur pensée ou de leurs actes et en fait l’instrument de sa volonté ». Avec Clinatec, il sera possible techniquement de contrôler ou d’infléchir la pensée d’individus. Il est donc assez symptomatique que la plupart des salariés du CEA et des étudiants de Minatec ne « pensent rien » de Clinatec et des neurotechnologies.
17 janvier, à Saint-Ismier. Le professeur Benabid, fondateur de Clinatec,est un neurochirurgien célèbre pour avoir soigné des malades de Parkinson en implantant des électrodes dans le cerveau. Ce soir-là, il tient une conférence sur « l’interface cerveau-machine » devant un public essentiellement composé d’amis. « J’ai reconnu au moins la moitié de l’assistance » se targue-t-il avant de développer, pendant une heure d’exposé toutes les potentialités des neurosciences et de Clinatec. Morceau choisi : « À propos de l’interface cerveau-machine, on peut voir beaucoup de choses, ou craindre beaucoup de choses. Nous on en espère beaucoup de choses... Il a été mis sur le marché un casque qui permet par la pensée de changer de chaîne ou d’augmenter ou de baisser le son. D’une certaine manière, c’est exactement ça qu’on essaye de faire. »
Clap, clap, clap. Gros applaudissements à la fin de l’exposé. Suivent les questions du public. L’ambiance en prend un coup. Sur les trois premières personnes qui prennent la parole, deux sont très critiques par rapport à Bénabid et aux neurosciences. Le reste de la salle n’apprécie pas du tout. Au bout de quatre minutes, la première intervention – très calme et courtoise - est interrompue par un brouhaha du public. Pour l’essentiel des personnes présentes, il n’est tout simplement pas concevable d’émettre la moindre réserve sur l’œuvre de ce grand homme « qui a sauvé des vies ». Pendant l’intervention du second opposant, un homme se lève, se précipite ulcéré vers lui en criant « Rendez hommage à ce toubib qui a sauvé ma femme au lieu de raconter n’importe quoi ! ». Critique impossible.
« J’ai vu commencer les implants sur les rats. Et puis après on est passé aux primates, déjà il y en avait d’autres qui disaient ‘‘c’est pas très réglo de passer aux primates, c’est un niveau supérieur, c’est pas très éthique’’. On est passé aux primates et puis on est passé aux humains. Et le champ de l’intrusion n’a cessé d’augmenter, on intervient sur la mémoire, on peut éclaircir des souvenirs, on peut créer des souvenirs, on peut rappeler des souvenirs. Vous intervenez sur le comportement, vous pouvez supprimer des tocs (brouhaha) ce que je veux dire c’est que de plus en plus et ça c’est pas moi qui le dit, c’est vous qui le dites, vous intervenez à l’intérieur du cerveau humain, vous intervenez dans le siège même de notre for intérieur, le siège de notre délibération, le siège de notre volonté (brouhaha) votre main droite ignore ce que fait votre main gauche, vous mettez seulement au point des techniques (brouhaha, huées) ». Le troisième opposant ne peut même pas finir sa courte intervention. Benabid ne répondra jamais sur le fond, il tentera juste de balayer ses détracteurs par la rhétorique : « Je peux répondre que vous êtes totalement dans l’erreur (applaudissements nourris). Si ça vous fait plaisir de penser que ma main droite ignore ce que fait ma main gauche, grand bien vous fasse. Si ça vous fait plaisir de penser que j’ai pour objectif de participer à l’avènement d’une société de la contrainte, grand bien vous fasse ». Un cri dans la salle : « L’enfer est pavé de bonnes intentions ».
Finalement, la conférence se termine calmement avec des questions plates. Une vieille dame vient voir un jeune qui est intervenu : « Vous aimez parler c’est bien, mais posez une simple question. Une question, c’est bien ». À la sortie, beaucoup sont énervés, voire horrifiés, par la tournure qu’a pris la soirée. Des petits groupes parlent « d’eux », « les opposants » : « ils ne veulent pas débattre, ils sont là pour faire le bazar ». Pourtant, « eux » n’ont rien fait d’autre que d’exprimer des idées, d’exposer leur pensée, de contrecarrer l’avis de l’intervenant, c’est-à-dire de « débattre » (définition du Robert : « Examiner contradictoirement avec un ou plusieurs interlocuteurs »).
L’évènement était annoncé comme une « soirée-débat ». Pour la plupart des personnes présentes le « débat » aurait pourtant dû se résumer à une série de questions-réponses entre personnes d’accord mais pas à une confrontation d’idées. Écouter : oui. Penser : non.
Pour Bénabid, il est inutile de penser car il n’y a pas de problème : « Il n’y a pas de comité d’éthique à Clinatec car il n’y a pas de raison qu’il y ait un comité d’éthique. Y a-t-il un comité d’éthique dans cet amphithéâtre ? »
Et pourtant, dans la même conférence : « C’est très impressionnant de voir que pendant qu’on opère les malades on va les faire basculer dans un état où ils sont heureux. Alors est-ce que c’est une manipulation de la pensée ? Est-ce qu’on change leur personnalité ? Oui, bien sûr. On change la personnalité de quelqu’un qui était, du fait de sa maladie, dans un état avec une personnalité anormale, délétère, qui l’empêchait de vivre et on le remet dans un état qui est plus proche de la normalité. (…) Bien sûr on change la personnalité. (…) Peut-on dire après qu’on pourra faire marcher au pas cadencé et que donc il y a des risques ? Certes, mais on fait tellement bien marcher les gens au pas cadencé sans ça. » Et pour le coup, à voir les réactions de son public, il a raison.