Accueil > Février-Mars 2017 / N°39

après la condamnation d’un psychiatre

« Cette affaire remet des murs et ferme des portes »

Le 14 décembre, la cour d’assises de Grenoble a rendu un verdict sans précédent (1) : un psychiatre a été condamné à 18 mois de prison avec sursis pour homicide involontaire, suite au meurtre commis par un de ses patients en 2008. La famille de Luc Meunier, l’étudiant de 26 ans poignardé cours Berriat, s’est dite soulagée. Le médecin a fait appel de la condamnation. Et nous, spectateurs, on reste là, pantois ; ni rassurés par l’hypothèse de recevoir un coup de surin, ni convaincus qu’enfermer des gens sans jugement par commodité soit très innovant. On a discrètement consulté Claire Gekiere, médecin-psychiatre à l’hôpital de Bassens pour tenter d’introduire un peu de nuance dans la rubrique faits divers.

Un étudiant plein d’avenir, tué par un type échappé de l’asile et malade depuis quatre décennies, un déchet encombrant dont personne ne voudrait à la maison : s’il manquait un prétexte pour légiférer sur l’hospitalisation sous contrainte avec le soutien de l’opinion publique, la mort de Luc Meunier en fournissait un de premier ordre au chef de l’état de l’époque. Au lendemain du meurtre, Nicolas Sarkozy recevait la famille de la victime à l’élysée, prononçait un discours sur la sécurité des Français face aux « dangereux schizophrènes » et chargeait ses ministres de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé de réformer l’hospitalisation psychiatrique.
Après huit années de procédure dans cette atmosphère, peut-être la condamnation du psychiatre de Saint-Egrève était-elle devenue inévitable ? en charge du pavillon 1 au CHS (centre hospitalier spécialisé) où était hospitalisé le meurtrier, le docteur Lekhraj Gujadhur est le seul à être incriminé par la justice, après qu’une série de non-lieux a mis hors de cause les autres médecins. Le 14 décembre 2016, le CHS lui-même a été relaxé.

On a beau aimer les sujets glissants, celui-ci est piégé de partout. À Grenoble, les personnes les plus proches de la procédure ne peuvent pas s’exprimer publiquement, et très franchement on n’a aucune info inédite à apporter. Bref, si on parle aujourd’hui de ce drame, c’est un peu à cause de quelques rencontres inoubliables avec des fous, et un peu à cause de ce genre de phrase tout aussi inoubliable : « Le passage à l’acte meurtrier de malades schizophrènes est très rare, environ une fois tous les quatre ou cinq ans, bien plus rare que dans le reste de la population. Au contraire, ce sont plutôt ces malades qui sont victimes de violences » (Norbert Skurnik, chef de service à l’hôpital Maison-Blanche à Paris, cité par l’Humanité au lendemain du verdict).

Comment, avec des statistiques pareilles, en est-on arrivé à ce qu’un chef de l’état en exercice stigmatise publiquement des malades ? « Sous la présidence actuelle, d’autres actes graves ont été imputés à des personnes souffrant de troubles mentaux sans qu’ils aient le même écho médiatique ou législatif, la même instrumentalisation », relève Claire Gekiere, psychiatre hospitalière à Bassens près de Chambéry. « Dans la Drôme en décembre dernier, un homme a tué quatre personnes au cours de ce qui semble être une crise de démence : il y a eu et c’est normal des réactions d’émotion, mais on n’a pas vu Hollande faire un discours dans un hôpital psychiatrique en parlant des schizophrènes dangereux. » Le discours marque non seulement l’opinion publique, mais aussi les dits schizophrènes : « Après le discours de Sarkozy, j’ai vu plusieurs patients se sentir mal, se demander si eux aussi risquaient d’être dangereux. Or, il y a beaucoup plus de faits divers où les patients sont victimes que de personnes dont les crimes sont imputables à leurs troubles mentaux. »

L’argument sécuritaire et la peur que suscitent les « aliénés » ne sont pas neufs. Avant la révolution de 1789, l’enfermement était à discrétion. Les années qui suivent voient apparaître les premiers asiles, où les aliénés sont enchaînés à des murs ou dans des fosses, au même titre que les condamnés de droit commun. Elle voient aussi Philippe Pinel, médecin aliéniste à Bicêtre puis à la Salpêtrière, et son surveillant-chef Jean-Baptiste Pussin, « libérer les aliénés de leurs chaînes » (selon l’image popularisée par le tableau de Tony Robert-Fleury) et jeter les bases de la psychiatrie, qui s’éloigne de la logique carcérale pour se tourner vers le soin. Si les chaînes sont remplacées lors des crises par les camisoles de force, puis par la « camisole chimique » (les premiers neuroleptiques apparaissent dans les années 50), le traitement des troubles mentaux a toujours recours à la contrainte encadrée par la loi. L’hospitalisation forcée est ainsi à la fois une décision médicale et judiciaire, et les demandes de la préfecture en matière d’enfermement sont soumises à l’expertise des psychiatres. Depuis le début de sa carrière, Claire Gekiere a connu trois lois successives encadrant l’hospitalisation psychiatrique : celle de 1838, douze ans après la mort de Pinel, a eu cours jusqu’en 1990, année où une nouvelle loi introduit la notion de consentement, ou plutôt de son absence et médicalise les procédures. Elle ne facilite pas les recours qui restent compliqués. « La loi de 1990 devait être réévaluée au bout de cinq ans. Elle a changé en 2011, puis a été modifiée en 2013 : ça va avec l’accélération de la production législative. Il y a de plus en plus de lois, de plus en plus longues et de plus en plus bavardes : ça n’arrête pas, sur la sécurité intérieure en particulier. Est-ce que ce fait divers a pu être un déclencheur ? Je ne sais pas. Je ne pense pas que la psychiatrie évolue différemment du reste : dans les écoles, les familles, les contrôles sociaux sont aussi de plus en plus sécuritaires. » À l’inverse de Danièle Canarelli (1), qui a défendu sa prise en charge thérapeutique, le médecin de St-Egrève condamné a cherché à se décharger de sa responsabilité. « Ce qui m’a frappée c’est la ligne de défense du psychiatre. Je n’ai lu que les articles de presse, mais c’était : ‘‘je ne connais pas ce patient, j’étais pas responsable de ce pavillon, j’ai jamais vu son dossier…’’ Comme psychiatre hospitalière, ça me pose un gros problème, sauf si vraiment il ne s’occupait pas du tout, du tout de ce pavillon… C’est délicat, mais presque anecdotique pour la famille de ce jeune homme qui a vécu un drame horrible et beaucoup bataillé. » Le dénouement judiciaire de l’affaire est « une autre paire de manches », estime Claire Gekiere. « La qualification d’homicide involontaire, ça me paraît inacceptable, choquant, même si je ne suis pas juriste. On voit l’écho que ça a : les psychiatres sont irresponsables, ne savent pas évaluer la dangerosité des patients… Ce que je vois, c’est comment le traitement politique de cette affaire et la loi de 2011 remettent des murs et ferment des portes, et que c’est grâce au fond de modernisation des établissements : parler de modernisation en fermant des portes, il fallait le faire. Les services sont de plus en plus fermés à clé. Il y a dans notre pratique plus de pression sécuritaire. Les préfets demandent plus de garanties, enfin ce qu’ils croient être des garanties. » Dans l’institution psychiatrique, qui a perdu plus de la moitié de ses lits en 30 ans, où la pression judiciaire s’ajoute au manque de moyens, qui osera rouvrir les portes et casser les murs ?

(1) La cour d’assises de Marseille avait déjà condamné en première instance une psychiatre marseillaise, Danièle Canarelli, pour des faits similaires. La cour d’appel l’a relaxée en 2014. Dans une interview à Europe 1, celle-ci défendait alors ses choix thérapeutiques et soulignait « l’enjeu de société qu’il y aurait à faire des psychiatres, soucieux de la santé des patients, des geôliers soucieux de s’éviter les risques d’une condamnation. »