Accueil > Décembre 2012 / N°18

Caf toujours, tu m’intéresses

Encore une grève qui passe inaperçue dans les médias. Depuis le 9 octobre, des syndicats de la Caisse d’allocations familiales de l’Isère ont déposé un préavis de grève (débrayage d’une petite heure) tous les jeudis, reconductible jusqu’à la fin de l’année. À ce jour - 3 décembre -, pas l’ombre d’un entrefilet dans Le Daubé (voir encart).

Les salariés de l’organisme subissent une dégradation de leurs conditions de travail et les usagers font face aux complexifications de la législation. Selon le rapport d’activité 2011 de la Caf Isère, le département compte 216 000 allocataires qui permettent de couvrir 610 000 personnes. Ce qui signifie que plus de la moitié de la population iséroise bénéficie de prestations sociales. Pendant ce temps-là, devant les Caf, les files d’attente s’allongent.

Pour essayer de comprendre les raisons de cette grève, Le Postillon a envoyé son reporter de guerre au Cégetistan, un territoire défendu par de furieuses syndicalistes, celles-là même qui grognent et prennent en otage régulièrement notre douce France.

Caroline et Joëlle sont respectivement assistante sociale et comptable, bossent toutes les deux à la Caf de Grenoble et se parent d’autocollants et de drapeaux CGT les jours de manif. Elles résument la situation : « Ce qui était au départ le cheval de bataille de cet organisme est aujourd’hui remis en question parce qu’il y a une destruction des acquis sociaux. La direction voudrait qu’on n’appelle plus les gens ‘‘allocataires’’ mais ‘‘clients’’. Tout le monde monte au créneau en disant : ‘‘attendez, nous, on n’offre pas un service commercial !’’ ».

La fusion des Caf de Vienne et de Grenoble

Le malaise à la Caf ne date pas d’hier et ne concerne pas uniquement l’Isère [1] mais c’est notamment la départementalisation des Caf qui a déclenché cette grève. Mais qu’est donc cette départementalisation ? L’État, sous l’ère Sarkozy, a décidé de réduire le nombre de Caf pour n’en garder qu’une par département. En octobre 2011 a été officialisée la fusion des Caf de Grenoble et de Vienne rassemblées dorénavant sous le nom de Caf de l’Isère. Cette départementalisation aurait permis de réorganiser l’ensemble de son fonctionnement mais en réalité « depuis cette fusion, ça a désorganisé les services. Il y a du bordel partout, une pression des statistiques et en plus un retard de traitement des dossiers que nous n’arrivons pas à endiguer » d’autant plus qu’« il y a une volonté de restreindre le personnel et tout ce qui est service de proximité. Les départs ne sont plus systématiquement remplacés. Donc les effectifs s’amenuisent d’année en année et la charge de travail augmente  ». Les deux syndicalistes ont comptabilisé une trentaine de postes supprimés sur le département. Huit CDD ont pourtant été créés et seront peut être transformés en CDI. Elles tempèrent : «  Ces CDD, c’est du colmatage. Il faut savoir que ces jeunes ont eu deux jours et demi de formation et ils sont à l’accueil. Faut juste leur souhaiter de ne pas être trop malmenés, qu’ils aient une bonne équipe, qu’ils tiennent le coup et qu’ils fassent pas trop de pub pour le site internet de la Caf. Parce qu’en faire trop de pub, c’est tout simplement supprimer leur emploi. L’objectif c’est que l’allocataire coproduise. Aujourd’hui, on voudrait que les allocataires soient des clients sur internet, il faudrait fonctionner comme une hotline. »

Pression sur les agents

Saviez-vous que lorsqu’un agent vous reçoit, il dispose d’un temps limité pour traiter votre dossier ? « Le technicien conseil, au bout d’un certain temps, il a une ampoule qui clignote pour lui signaler qu’il dépasse le temps. C’est dix minutes pour tous les allocataires et vingt minutes pour ceux qui font des demandes de minimas sociaux, comme le RSA ou l’AAH. [2] » Et que se passe-t-il s’il dépasse ces dix minutes ? « Et bien le technicien sera mal noté. Il est là pour remplir des statistiques. C’est mettre la pression sur un agent, qui a déjà un tout petit salaire  ». De plus, «  les agents accueillent des gens qui sont mal et souvent, à cause de la complexification de la législation, ils ne peuvent pas répondre à leur demande et donner une réponse à leur situation. Les salariés tiennent grâce à leur conscience professionnelle parce qu’ils savent que les gens ont besoin de ces prestations. Le problème c’est que l’institution ne donne plus les moyens à ses salariés de remplir leur mission  ». Les arrêts maladies se multiplient car « les salariés souffrent et ne peuvent plus tenir  ». Certains, las, démissionnent.

L’accueil du public se dégrade

«  Tout s’est complexifié jusqu’à l’accueil du public. On lui a demandé [à la direction] de mettre un panneau pour indiquer la nouvelle entrée. C’est nous, le syndicat, qui avons demandé à faire installer un distributeur d’eau et des chaises parce qu’en été les gens attendent au soleil par 40°. Il y a parfois des queues qui vont jusqu’après l’entrée du personnel, et uniquement pour prendre un rendez-vous ! En hiver ce sont des personnes âgées ou des mamans avec leurs gamins qui attendent dehors au froid. Il n’y a plus de bon sens, plus rien d’humain. » C’est vrai que dans ces conditions, toucher quelques dizaines ou centaines d’euros relève quasiment du travail à plein temps. Alors que le non-recours au droit (autrement dit des personnes qui ne touchent pas les prestations sociales auxquelles elles auraient droit) atteint des sommes astronomiques (5,7 milliards d’euros juste pour le RSA [3]), des médias dominants continuent de faire leurs unes racoleuses sur ces salauds de fraudeurs aux allocations familiales. Pour Caroline et Joëlle qui dénoncent cette situation aberrante « le mieux pour l’institution c’est que les gens ne se déplacent plus  ».

Des indicateurs pour booster les primes

Un tract de la CGT souligne que la direction demande aux agents « de ‘‘mentir’’ aux allocataires, de ‘‘tricher’’ sur leurs dossiers pour pouvoir satisfaire des ‘‘indicateurs’’ ». Concrètement, qu’est-ce que ça signifie ? « En gros pour pouvoir dire que la Caf de l’Isère travaille bien, il faut remplir correctement tous ces indicateurs. On demande aux techniciens d’arrêter de traiter les pièces qui ont plus de quinze jours de retard et de traiter les autres. Parce que tout ce qui est au-dessus des quinze jours de retard ne rentre pas dans les indicateurs. Donc on montre qu’on traite bien les pièces qui arrivent tout en laissant les autres allocataires dans l’attente  ». Et ces indicateurs, à quoi ça sert ? « À mettre des notes aux différentes Caf et aussi à verser des primes aux agents. Et ça, ça fait bondir les salariés. Ils ont le sentiment de ne plus pouvoir remplir leur mission  ».

Des responsables

« D’abord, on est très remontées contre notre direction. On a un fonctionnement pyramidal avec énormément de cadres intermédiaires qui ne font pas remonter les problèmes. Ceux qui sont tout en haut ne savent pas ce qui se passe en bas, sauf à travers les statistiques ». La directrice de la Caf de l’Isère touche «  plusieurs milliers d’euros par mois sans compter les primes qui lui permettent de doubler son salaire. Des primes qu’elle reçoit parce qu’elle satisfait les indicateurs ! ». Alors que Joëlle après 33 ans d’ancienneté gagne 1600 euros par mois et un technicien 1100 euros. Elles poursuivent : «  Si des économies doivent être faites, qu’elles se fassent à tous les niveaux ! Ce qui pose aussi problème c’est ce qui est demandé aux directions : participer en fait au dysfonctionnement des organismes de protection sociale. Et ces directions y adhèrent sans broncher  ». Bon, mais alors que faire ?

Occuper la direction

Pendant plus d’un mois la direction « n’a pas voulu nous recevoir parce qu’on lui a fait remonter tout ce que vivaient les salariés. On lui en a collé trois pages de doléances mais c’était pas dans les formes pour elle. Elle a refusé de négocier avec nous. Le jeudi 15 novembre on a envahi le sixième étage, celui de la direction. Tous les salariés sont montés, elle a fait venir toute sa garde, ses cadres de direction, derrière elle. On est un peu sortis de nos gonds  ». Les salariés ont obtenu un rendez-vous le 18 décembre. Caroline et Joëlle concluent : «  Il y a eu une époque où les Caf se sont démultipliées et se sont étalées sur les départements avec des centres sociaux et des projets d’accompagnement des personnes. Il y a dix ans, il y avait encore une politique d’action sociale forte, aujourd’hui on fait machine arrière. »


Daubé !

Joëlle raconte que la CGT a envoyé un courrier à tous les députés de « gauche » pour les alerter des conséquences de la fusion de la caf. Elle en profite pour faire une copie qu’elle envoie au rédacteur en chef du Daubé. Joëlle, en tant que syndicaliste se trouve présente au conseil d’administration de la Caf au côté d’un certain Jean-Pierre Souchon nommé par le préfet de Région en tant que « personne qualifiée  » (sic). « Au début je ne savais pas qui c’était » explique Joëlle et «  quand j’ai appris que c’était le rédacteur en chef du Dauphiné Libéré, j’ai arrêté de lui envoyer nos revendications. » Elle imagine la suite : «  Alors je me doute que lui il reçoit ça, il appelle la directrice : ‘‘Dites madame y a quelqu’un de la CGT qui m’envoie un truc. Bon ben d’accord je ne le fais pas paraître’’. En plus ce gars, il a le droit de vote au CA ! ». Dépitée, elle analyse : «  Et c’est comme ça qu’on retrouve dans le Dauphiné Libéré de beaux articles qui font parler notre directrice qui dit que ‘‘tout s’est bien passé lors de la départementalisation’’  ». Caroline et Joëlle en ont ras-le-bol des journalistes : « Quand on sollicite les médias, on a l’impression que la Caf c’est pas prioritaire à moins que quelqu’un s’immole comme ça s’est produit dans les Yvelines. Là oui les journalistes vont se déplacer. Il leur faut du spectaculaire  ». Faudra t-il un « accident irréparable » à la Caf pour que Le Daubé s’intéresse à ce qui s’y passe ? Et que dira Souchon au conseil d’administration ? Peut être bien que les « indicateurs » ont été respectés et qu’il s’en félicite.

Fichage tentaculaire

Allocataire, ton dossier Caf rassemble une partie de ta vie sans qu’on ne t’en dise mot. Tu peux, via ton compte sur internet, accéder à quelques informations comme le paiement de tes prestations mais pas à l’ensemble des données que l’organisme à collecté sur toi depuis ton inscription. Ce qui peut représenter une bonne partie de ta vie. «  À la Caf, nous sommes un des organismes qui possédons le plus de données sur les personnes. C’est incroyable tout ce qu’on peut savoir sur les gens. On y trouve les ressources de l’allocataire, sa situation familiale, sa profession, l’âge de ses enfants, tous les documents du type carte d’identité, carte de séjour, ses bulletins d’hospitalisation, ses Rib, et s’il s’est séparé : la liasse du jugement du divorce. Tout ça c’est scanné et numérisé. En plus on se retrouve à demander beaucoup trop de documents. À une époque une simple attestation sur l’honneur faisait foi mais aujourd’hui comme tout allocataire peut être un potentiel fraudeur he bien on va lui demander tout un paquet de paperasse. Il faudrait que les gens se battent contre ce fichage !  ». En plus les fichiers Caf peuvent être croisés avec ceux des impôts, du Pôle Emploi, de l’Urssaf et de l’assurance maladie. Peu de gens savent que « leur dossier n’appartient pas à la Caf et que toute personne à le droit de demander à tout moment son dossier avec l’ensemble des pièces à l’intérieur et demander rectification si nécessaire  ». Bon, allons essayer. Derrière le guichet, la femme ouvre grands ses yeux : « Mais de quoi vous me parlez ? Vous pouvez consulter votre dossier sur internet, allez à la borne là-bas ! ». On répond : «  Il y a beaucoup moins d’informations, je voudrais avoir accès à ce que vous avez vous sur votre ordinateur  ». Elle semble perdue. Est-ce la première fois qu’on lui fait une telle demande ? Elle se lève et téléphone à une de ses supérieures. En attendant, sa collègue qui a tendu l’oreille objecte : « Mais vous n’avez pas le droit de consulter votre dossier, ça sert uniquement pour notre travail ! ». Silence à l’accueil. Complètement déstabilisé par leurs réponses, on saisit le fascicule de la Caf posé non loin où est mentionné ceci : «  Toute personne peut obtenir communication et, le cas échéant, rectification ou suppression des informations la concernant en s’adressant à la Caf dont elle dépend  ». Soudainement le discours change : «  Bon, faites un courrier à la Caf, ils vous enverront ça, mais ça risque de prendre un peu de temps.  »

Notes

[1Lire l’excellent article de Bastamag : « Quand la Caf devient une machine à broyer usagers et salariés  », http://www.bastamag.net/article2795.html.

[2Le revenu de solidarité active et l’allocation aux adultes handicapés.

[3L’envers de la fraude sociale (La Découverte), écrit par les chercheurs de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore).