Accueil > Février / Mars 2015 / N°29

« C’est un peu facile de décider ce qui doit être bien, sans voir qu’on est en train de crever. »

Les tournées de distribution du Postillon sont toujours ponctuées de scènes plus ou moins étonnantes dans les bureaux de tabac. Des fois on assiste à des discussions passionnées entre le buraliste et des clients. Des fois on attend des plombes parce qu’il y a une queue de malade, et on est toujours surpris par tous ces gens qui fument, jouent à des jeux de hasard et – beaucoup moins – achètent des journaux. Des fois on a droit à des retours des acheteurs (« vous êtes pas assez ci ou trop ça »), à des encouragements, à des petites vannes, ou à des conseils amicaux de la part du buraliste. Souvent on en ressort fatigué mais amusé.

Pendant la tournée de distribution du numéro 28, un de nos livreurs s’est fait alpaguer au tabac-presse de la place du marché de la Villeneuve. Mourad le buraliste et Dalila, qui tient le magasin de robes d’à côté depuis dix-huit ans (« mais j’ai commencé vachement jeune, hein, faut pas croire que je suis vieille ») étaient en pleine discussion, plutôt remontés.

Mourad : La précédente municipalité avait un projet d’urbanisme, qui prévoyait de déménager les commerces de la place du marché au rez-de-chaussée du parking-silo. Au début, tous les commerçants étaient un peu frileux.

Dalila  : J’étais pas trop chaude pour ce transfert. Mais ils nous l’ont vendu comme des témoins de Jéhovah. Ils nous ont persuadés que deux cent mètres plus loin, en traversant une route, les gens avaient plus d’argent, que tout serait merveilleux. Au début je me disais qu’ils se foutaient de notre gueule : ils voulaient changer la décoration mais la réalité resterait la même. Et puis petit à petit, des gens avec un peu d’argent sont partis, le bar a fermé, la boucherie a fermé, la boulangerie a commencé à galérer... Les habitants qui restent sont les plus pauvres. Presque tous ceux qui le peuvent se barrent. Alors avec Mourad on a fait tout ce qu’on a pu pour attirer des gens ici, on en était presque à faire des chorégraphies ou des strip-teases, mais bon t’as vu comment il est foutu Mourad... Et puis finalement on s’est dit « ben ouais si on veut survivre il faut aller là-bas ».

Mourad  : Le quartier est en déclin, les gens sont de plus en plus pauvres, consomment peu ou pas. J’ai l’impression que ça a vraiment changé depuis six-sept ans. On constate tous une chute du chiffre d’affaires. Mon chiffre d’affaires en cigarettes est moins important qu’il y a dix ans alors que le prix des clopes a quasiment doublé : et ce n’est pas parce que les gens fument moins. Il n’y a plus de tabacs non plus sur la place des Géants, ni au Village olympique. Un tabac dans ce quartier, avec tous les gens qui habitent autour, ça devrait marcher. Mais regarde, on est un vendredi il est à peine 17h et il n’y a pas un chat sur cette place. La Villeneuve s’est vachement appauvrie. Ce déménagement nous a finalement semblé une belle opportunité parce qu’on allait se retrouver près du tram et du Simply, avec plus de passages. Parce que ça allait nous permettre de ne pas crever. Et on n’avait pas l’impression d’handicaper les gens en allant deux cents mètres plus loin.

Et puis la nouvelle municipalité est arrivée. Il y a eu une réunion en juillet où je n’ai pas pu aller. Ils ont pris la température, mais ils n’ont rien annoncé à propos de ce projet. En novembre on a reçu un courrier pour nous annoncer que finalement le projet tombait à l’eau et qu’on ne déménagerait pas. Qu’on resterait sur la place du marché. Ce qui est étonnant, c’est que le service économique de la ville défend aujourd’hui le non-déménagement, en disant l’inverse de ce qu’il disait il y a six mois. La nouvelle municipalité se vante d’être participative, mais sur ce coup c’est bien raté. Pour l’instant je n’ai rencontré personne. J’ai grandi dans ce quartier, ça fait seize ans que j’ai ce tabac-presse. On est sur le terrain toute la journée : notre avis devrait être important quand même. Le pire c’est qu’il n’y a pas de dialogue, donc on ne sait pas.
Alors ils ont dit que tout le monde était contre. C’est faux. Nous en tous cat les commerçants on était tous pour.
Certains étaient contre ce déménagement, mais honnêtement je crois que c’est un minorité, et puis je ne les vois jamais dans mon magasin. C’est un peu facile de décider ce qui doit être bien sans avoir notre avis, sans voir qu’on est en train de crever. Faut croire que ces gens ont beaucoup plus d’influence que nous.

Dalila  : Ceux qui sont contre, c’est notamment des soixante-huitards qui ont la nostalgie de la Villeneuve d’avant et donc qui veulent garder la place du marché. Bon d’un côté ils ont raison : moi aussi j’ai grandi ici et c’est vrai que c’était extraordinaire. Mais maintenant pour le présent, pour le futur, avec la réalité, on fait quoi ?

Mourad : Ils ont des projets pour réhabiliter la place du marché : très bien. Moi je n’ai aucune raison de bouger en soi : dans l’absolu je préférais rester là. Je n’ai pas du tout envie que la place du marché meure. Mais au train où ça va, si je reste là je vais crever.

Je suis prêt à discuter du déménagement ou pas. Mais là ils ne m’ont jamais demandé mon avis, ils ne sont même pas venus me voir pour annoncer la décision. Qu’est-ce que ça leur apporte que les commerçants restent sur la place mais ferment les uns après les autres ? Le dialogue aurait permis de réfléchir à ce que pourrait devenir la place et l’autre endroit. Piolle dit qu’il veut redynamiser le quartier. D’accord mais dans combien de temps ? Et comment ? On ne sait pas. Et nous, en attendant, on fait comment ?

Dalila  : Le pire c’est qu’on a entendu que certains disaient que nous étions des commerçants pas suffisamment professionnels. Pourtant on est là, on reste, en pleine crise et tu peux me croire on fait plus de social et de psychiatrie que de ventes.
Et moi sincèrement je suis une bonne commerçante. Si tu viens dans mon magasin, je t’assures que je réussis à te faire acheter une robe et qu’elle t’ira bien...
Si on ne déménage pas, il faut que la ville nous aide. C’est eux qui nous louent les commerces. À l’époque des émeutes, j’avais écrit à Destot, parce que pendant plusieurs semaines, on ne pouvait pas travailler normalement. Il nous avait donné à tous trois mois de loyers gratuits. Maintenant cette gestion va passer à la Métro. Je ne sais pas comment ça va être, mais j’ai peur que la proximité avec la ville disparaisse et que ce genre d’arrangements ne soit plus possible.
Alors s’ils veulent qu’on reste sur la place, on veut les loyers gratuits en attendant qu’ils parviennent à « redynamiser le quartier ». On veut également la rénovation des commerces, parce qu’il y a des problèmes de chauffage, de fermeture des rideaux, d’électricité. Et puis surtout on veut des clients. On veut tout quoi : le beurre et l’argent du beurre.

« La co-construction, c’est pas maintenant »

Le Crieur est un nouveau média centré sur la Villeneuve, « le premier site d’information participative du quartier » (voir www.lecrieur.net). Il s’est lancé sans faire grand bruit (ni inviter Edwy Plenel), et pourtant une flopée d’articles généralement intéressants ont été produits depuis trois mois. Un des derniers « la co-construction c’est pas maintenant » permet de regarder différemment les velléités « participatives » dont se vante la mairie, qui dit qu’elle « veut co-construire dans tous les domaines » (Le Daubé, 17/11/2014). « Si de nombreuses interrogations concernent l’état d’avancement des projets du PNRU 1 (Programme national pour la rénovation urbaine), un point a été âprement débattu : le refus de la mairie de mettre en place une démarche de co-construction sur les projets en cours. Certaines étapes du premier volet de la rénovation urbaine (comme la destruction du 50 galerie de l’Arlequin) sont presque terminées, mais d’autres (nouvelle salle municipale, gymnases) sont à peine esquissées et plusieurs points peuvent encore être discutés. Sans l’avis des habitants, puisque ce sera la municipalité qui décidera, au grand regret de certains Villeneuvois. ‘‘J’assume : il y a un temps pour la co-construction et un pour les décisions politiques’’, annonce Éric Piolle, le maire de Grenoble. » Est-ce que ça veut dire que la « co-construction » n’a rien à voir avec les décisions politiques ?
Un autre article de ce jeune média interroge la nouvelle élue de secteur, Catherine Rakose, sur le problème soulevé par Mourad et Dalila. Ou l’on apprend qu’elle « croit en l’intelligence collective : comme le disait ma grand-mère, il y a plus d’idées dans plusieurs têtes que dans une seule », mais qu’elle n’est pas allée voir les commerçants avant de prendre la décision du non-déménagement.
« Le Crieur : Après avoir été convaincus de s’installer en bas du nouveau silo, les commerçants de la place du marché viennent d’apprendre qu’ils resteront finalement sur la place. Pourquoi ce revirement ?
Catherine Rakose : C’est plus cohérent d’avoir un pôle de santé au silo. Par exemple, il y a un manque de dentistes dans le quartier. Je pense qu’il faut laisser les commerces sur la place du marché. Ça donne l’allure d’un grand village : le marché anime bien le lieu et les commerçants installés autour y contribuent. Plutôt que de les délocaliser au silo, il faut développer les commerces sur la place pour qu’elle reste un endroit vivant. Ce développement se fera grâce à un système d’aides.
Le Crieur : Quel type d’aides ? Fiscales ?
Catherine Rakose : Non. Il n’y a rien de bien précis pour l’instant. Il faut qu’on voie avec les commerçants comment les aider à mieux faire fonctionner leur commerce, à avoir une meilleure approche. Mais on va les soutenir pour qu’ils s’en sortent. Et puis inciter des commerçants à s’installer. Comment réaménager les commerces fermés ? Pourquoi ne pas déplacer les commerces qui sont sur l’îlot ? Tout ça, c’est à l’état d’étude ».