Bien aligner son business avec ses chakras
Il y a cinq ans, Le Postillon s’était incrusté à Cowork In Grenoble pour écrire un reportage « J’ai rencontré #ceuxquifont (d’la merde) » sur ces entrepreneurs qui ont « à la fois les dents de requin du businessman avide, et à la fois le sourire mièvre du jeune cool du XXIème siècle » (voir Le Postillon n°30). Depuis Cowork In Grenoble a déménagé deux fois et vient de s’installer à Saint-Bruno, au Moonshot Labs. L’occasion de retourner humer l’air vicié de la start-up nation. Cette fois, notre reportrice a eu droit à une session de coaching gratuit. Et a rencontré des gens « qui ne bossent pas » : ils « aident les gens ». Du grand « kiff ».
C’est décidé, j’ai quitté mon entreprise et je veux désormais être ma propre patronne. Faire un métier qui n’a pas de sens, c’est dépassé, surtout dans la cuvette. Je veux faire original : j’ai envie d’être entrepreneuse. Bon en fait, rien de tout ça n’est vrai, mais le monde des start-ups me fascine, donc ce sera ma couverture pour l’observer depuis l’intérieur. Alors le temps de deux soirées, je veux monter ma boîte dans la bouffe… euh pardon, dans la food.
Me voilà à Cowork In Grenoble pour leur crémaillère officielle. À l’intérieur, une trentaine de cadres, dynamiques pour la plupart. Je fais la connaissance du boss, qui se présente en rigolant : « Je suis Matthieu Genty, mais tu peux m’appeler Maître ou Dieu. » Sa collègue est hilare, il enchaîne « mais tu peux me tutoyer, j’aime quand même me sentir proche de mes sujets. » Bon c’est vrai qu’ils sont bourrés, mais je connais ce genre de blague, ça ne présage jamais rien de bon. On discute de mon projet de bouffe, il propose d’organiser une réunion pour qu’il me donne des conseils vu que lui aussi est dans la food. Je préfère aller à la rencontre d’autres winners.
Mais pourquoi Cowork In Grenoble a quitté le bâtiment de la French Tech qu’il occupait avant en plein centre-ville ? Un gars me raconte l’histoire du déménagement : « En fait, Orange louait les bâtiments à la French Tech qui eux-mêmes les louaient à Cowork In. Matthieu a voulu déménager car il était en désaccord avec eux : la French Tech veut rester petit, mais Matthieu rêve de grandeur. D’ailleurs ici c’est temporaire, après ce sera le couvent des Minimes. » En effet, la bande à Cowork In Grenoble a gagné l’appel à projet de la ville de Grenoble pour investir l’immense bâtiment du couvent des Minimes. Après des mois de gigantesques travaux, ils quitteront Saint-Bruno pour s’installer dans cette bâtisse du XVIIème siècle sous le nom du collectif Grownoble. La présentation de leur projet sur le site de la ville de Grenoble coche toutes les cases du bingo de la novlangue branchée : « Expérimenter des solutions inclusives, ensemble, pour demain. Création d’un lieu d’expérimentation pour répondre aux défis de demain. Les Minimes est une fabrique d’innovation sociale et économique, un lieu d’hybridation urbaine mêlant activités économiques, initiatives citoyennes et tremplin associatif. L’objectif est de soutenir l’émergence et le développement de projets innovants, portant des valeurs sociales, culturelles, artistiques... »
Ça a l’air sympa, non ? Et concrètement qu’est-ce qu’on apprend à Cowork In Grenoble ? Une soirée début mars, je me pointe à une session de coaching gratuit en partenariat avec LiveMentor, une entreprise présentée comme « une communauté et une pédagogie uniques animées par l’idée que la réussite d’un projet est liée au développement personnel de celui ou celle qui le porte. » Et justement, la conférence porte sur le développement personnel et l’entreprenariat, deux sujets primordiaux pour réussir ma start-up. Son fondateur, Alexandre, monte sur l’estrade, s’assoit en tailleur et commence à nous parler. Il nous dit qu’on peut le couper à tout moment. Il faut le tutoyer, d’ailleurs il faut tous qu’on se tutoie. Il est très pétillant, nous dit en rigolant qu’il a monté deux boîtes pendant ses études qui ont fini au tribunal de commerce. Il avait tellement de boulot avec ses start‑ups qu’il n’a pas pu faire son stage obligatoire à l’étranger, alors il a eu une idée : « Je suis allé à la Grande Mosquée de Paris, j’ai fait des photos de tasses de thé et les ai mises dans mon rapport de fin d’études pour faire croire que j’avais fait un stage au Maroc. » C’est sûrement à ce moment-là qu’il s’est dit que berner les gens pouvait lui faire gagner de l’argent. Et le fric, il en parle pas mal, avec des phrases chocs du style : « L’argent est un bon moteur mais c’est pas suffisant ; ce qui est important plus que tout, c’est le sens », et puis « le temps et la liberté ça coûte de l’argent ». Le mec assis derrière moi lance un « bravo ! », eh bien y en a au moins un qui comprend ce que ça veut dire. L’intervention d’Alexandre se termine avec l’autopromotion de son bouquin intitulé « La Méthode LiveMentor - 12 étapes pour libérer l’entrepreneur qui est en vous », qu’on pourra trouver « en précommande sur Amazon et à la FNAC ». Les libraires apprécieront. En même temps vendre des livres en papier dans un petit magasin de quartier, ça manque cruellement d’innovation technologique.
Au tour de sa collègue Alexandra, qui nous parle d’alignement de soi avec soi (c’est le thème de la soirée en même temps). Elle nous explique que nos peurs sont infondées à 98%, il n’y a jamais de danger vital, alors pour réussir nous devons travailler sur nos peurs. Ça y est, on parle développement personnel ! « Si vous deviez mourir demain, est-ce que vous seriez satisfaits, contents, heureux du chemin parcouru ? » Mourir avant d’avoir monté ma boîte de food, ça jamais !
Et pour y parvenir, Marc prend la suite d’Alexandra sur l’estrade, toujours assis en tailleur. Officiellement « chef étoilé Facebook et Instagram Ads » (c’est comme ça qu’il se présente sur son profil LinkedIn), c’est le plus inspirant des trois. Il nous confie avoir été hypocondriaque pendant ses débuts dans l’entreprenariat, il a même fini à l’hosto un jour, où les médecins lui ont fait passer un IRM pour conclure « vous n’avez rien, vous êtes juste stressé ». Ça ne l’a pas empêché de monter une boîte avec un ami, qu’il a fini par lâcher « comme une merde » puisqu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Sympa le pote. Mais tout ça c’est du passé, maintenant il est épanoui dans son job, il conseille des entrepreneurs pour faire la pub de leurs produits sur Facebook, à la sauce bienveillance bio saupoudrée de coke, et quand il rentre le soir tard et que sa femme lui demande « t’as bossé jusqu’à maintenant ? » il répond « bah non j’ai pas bossé, j’ai aidé des gens. A ce niveau-là c’est plus un taf, c’est juste du kiff ! » Un vrai héros du quotidien, qui mériterait des applaudissements à 20h. « Moi je dis toujours aux journalistes, aux clients, aux influenceurs, mais allez à Station F, allez voir des vraies boîtes dans la vraie vie. » Station F c’est un incubateur de start-ups parisien, fondé par Xavier Niel en partenariat avec Microsoft, Facebook et Amazon, entre autres. Le graal de tout start-upper. La vraie vie, quoi.
Au buffet, je discute avec une femme, et contre toute attente son projet est sympa et sensé. En fait, ils sont quelques-uns à avoir des idées pas si « disruptives », donc pas si bêtes, en tous cas beaucoup moins superficielles que le discours de Marc, que je parviens finalement à aborder : « Est-ce que vous, pardon, tu aurais des conseils à me donner pour augmenter ma visibilité sur Facebook ? » Il me donne alors plein de bonnes idées, il faut que je fasse des belles photos de moi dans ma cuisine, des montages financiers avec Paypal pour tester mon idée sans payer l’URSAFF, une communication agressive sur Facebook quitte à racoler les clients de mes concurrents directs… C’est légal, mais éthiquement ça me pose problème et je lui fais savoir. Il se fout un peu de ma gueule, me demande si je veux que mon projet soit opérationnel dans trois mois ou dans trois ans. Après lui avoir expliqué que j’avais deux trois valeurs qui me tenaient à cœur, il finit par concéder que si ça ne me correspond pas il ne faut pas que je le fasse. Après tout, c’est vrai que le leitmotiv de la conférence c’était l’alignement de soi avec soi, pas l’éthique.