Accueil > Printemps 2024 / N°72
Autopsie des trottinettes électriques
Au début ça nous choquait, maintenant on s’y est fait. Plusieurs fois par jour, on se fait doubler par des trottinettes électriques, malgré nos qualités hors-pair de cyclistes. Par contre on ne s’est toujours pas habitués au fait qu’on puisse présenter comme « écolos » des objets qui ont besoin, outre d’énergie nucléaire pour être rechargés, d’une énorme complexité minière et industrielle pour être produits. Alors pour en savoir plus, on est partis à la rencontre du monde de la trottinette électrique grenobloise.
« Les ingénieurs n’ont pas réfléchi beaucoup, ces trottinettes, c’est un peu de la merde » me dit assez rapidement Evgeny. J’ai poussé la porte de son échoppe La Bonne direction, cours de la Libération, cherchant à en savoir plus sur ces « engins de déplacement personnel motorisés », selon la terminologie impayable de l’administration, qui prolifèrent à vue d’œil. Evgeny a ouvert sa boutique il y a un an, il y répare de tout mais, principalement, des trottinettes électriques. « C’est mal fait, ça tremble beaucoup quand ça roule et tout s’abîme. Les pneus crèvent tout le temps, c’est pourquoi on y met souvent des pneus pleins, mais ils sont plus durs et produisent plus de vibrations. »
Parmi tous les nouveaux gadgets superflus, les trottinettes électriques ont le privilège supposé de participer à une transition vers des modes de déplacement responsables, décarbonés, verts. Pour preuve, plein de métropoles, dont celle de Grenoble, les proposent en libre service dans leur offre de « mobilité douce ». Après Tier et Pony, c’est Dott qui a remporté l’appel d’offres en 2022 avec ses 2 100 trottinettes et autant de vélos à assistance électrique. Start-up dite « franco-hollandaise » déjà présente dans 16 autres villes dans le monde, son siège est en réalité aux Pays-Bas où aucun de ses engins ne roule mais où elle peut profiter d’avantages fiscaux bien connus. Mais son amour des kilomètres ne s’arrête pas la : ses véhicules sont intégralement fabriqués en Chine et une partie de leur reconditionnement se fait en Pologne. Des camions qui les localisent par GPS les ramassent et les remplacent pendant la nuit dans d’interminables tournées. On les prend et on les laisse, avec un smartphone et une appli, où on veut, comme on veut, et on les retrouve souvent abandonnées dans un coin de rue ou tombées les unes sur les autres dans leurs parkings dédiés. C’est ce qui ressemble le plus à un kleenex en termes de transport public (leur durée de vie est d’environ 3 ou 4 ans).
Ces « nouveaux modes de déplacement » multiplient avant tout les objets et les trajets – d’après les propres chiffres de Dott, dans 63 % des cas, l’utilisation de leurs véhicules remplace le transport public, se rajoutant donc aux réseaux existants. N’importe quel observateur peut constater qu’elles sont avant tout utilisées par des jeunes gens en bonne santé, totalement en capacité d’utiliser des objets sans batterie, comme par exemple un simple vélo, désormais appelé « musculaire » [1]. Et pourtant, ces gadgets sont censés être, selon la com’ de Dott reprise par les élus, « écologiques » et facteurs de « mobilité durable ».
Aujourd’hui, il suffit de mettre une batterie lithium et un moteur électrique pour prétendre « sauver la planète ». Simple, n’est-ce pas ? Sauf que rien n’est simple là-dedans, surtout pas les batteries lithium. Evgeny m’en ramène une du sous-sol où il démonte les engins en réparation. Il la laisse sur le comptoir et, pendant qu’il gère un retrait de colis – il est aussi point relais pour plusieurs entreprises de livraison – j’ai le temps de l’examiner. Moi, j’imaginais un bloc de quelque chose, comme de l’électricité solide, mais en fait ça ressemble à des piles, des « cellules » on les appelle. Il y en a plein ! Soixante-douze par exemple dans une batterie comme celles des trottinettes et vélos Dott. Elles sont connectées entre elles par des languettes en nickel et des câbles en cuivre, elles sont tenues en place par une carcasse plastique, en plus du boîtier extérieur, et, surtout, elles sont connectées à un circuit intégré avec plusieurs puces électroniques, bref, à un petit ordinateur. Evgeny m’explique : « C’est le BMS [battery management system], il suffit qu’il y ait une cellule qui ne marche pas pour que le BMS arrête la batterie. D’ailleurs il casse souvent lui aussi, ou sinon les languettes de nickel, avec les vibrations. Dans une trottinette, la batterie est l’élément le plus cher, entre 350 et 400 euros pour les modèles les plus normaux, alors souvent ça ne vaut pas la peine de les changer. Alors on change de trottinette, et celle-ci dure souvent moins d’un an. »
Les cellules de batterie les plus répandues aujourd’hui sont celles qui stockent l’électricité grâce aux ions de lithium, qu’on contracte en « li-ion ». On les retrouve partout [Voir encadré]. De par leur processus de fabrication – qui demande quelques semaines d’affinage, comme les fromages – chacune des cellules d’une batterie est différente, c’est-à-dire, elles ne chargent pas toutes à la même vitesse ni n’ont exactement la même capacité. Or, une cellule lithium qui reçoit trop de charge surchauffe puis brûle ou explose, et toutes les autres avec. Elles peuvent exploser aussi quand elles sont un peu défectueuses et qu’on leur en demande trop. Il faut donc qu’elles soient surveillées en permanence par le BMS, qui arrête tout en cas de défaillance.
Toutes les piles et batteries sont des petits réacteurs électrochimiques : une réaction chimique y produit de l’électricité et, dans le cas des batteries, une application d’électricité produit la réaction inverse et la recharge. Si les batteries lithium prennent feu et explosent plus facilement, c’est justement parce qu’elles stockent plus d’électricité, plus longtemps et dans moins de place que les autres, et ceci grâce à des substances plus réactives et, donc, plus dangereuses. Dans les voitures, par exemple, qui comptent des centaines de cellules, il y a aussi – en plus des BMS – des systèmes de réfrigération. L’intérieur d’une cellule est aussi complexe et entremêlé qu’une batterie : mis à part le lithium il y a du cobalt, du manganèse, du cuivre, de l’aluminium, du graphite, du nickel, sous des formes chimiques complexes, aussi voraces en énergie à la fabrication que difficiles à recycler. Puis du plastique, encore du plastique : c’est dingue comme ces objets qui sauvent le monde sont bourrés de plastoc et de minéraux. Bricoleur né, Evgeny s’enthousiasme quand il voit ma perplexité et me montre aussi l’intérieur des petits moteurs des trottinettes, qui sont dans les roues. « Leur secret c’est les aimants au néodyme [une des terres rares les plus côtées]. Mais il faut que la distance soit très petite entre eux et la partie qui tourne et la moindre poussière ou humidité les grippe facilement. »
Outre les trottinettes en libre service, il y a aussi celles des particuliers, dont les ventes ont explosé ces dernières années, notamment en France, passant de 107 000 en 2017 à 908 000 en 2021 soit une hausse de 748 % en cinq ans (frandoid.com, 23/03/2022). Le magasin Ze trott, à l’espace Comboire, fait partie des gagnants de cet envol. En 2017, ils se contentaient de louer des trottinettes tout-terrain à Monteynard. Ils se sont depuis lancés dans la vente et ont maintenant sept magasins en franchise. Un vendeur m’explique : « Les modèles de base, à partir de 500 euros, ce sont les citadines, plus petites que n’importe quel vélo. On les combine très bien avec la voiture parce qu’elles rentrent sans problème dans le coffre. On se gare loin du centre, on prend sa trottinette puis on passe partout. En plus on n’est pas obligé de la laisser dans la rue, on la prend avec soi au bureau ou à la maison. » Les trottinettes un peu plus sophistiquées, entre deux et trois mille euros, permettent de plus longues distances et une meilleure accélération. Puis il y a les haut de gamme, entre 6 000 et 10 000 euros, qui peuvent atteindre, en les débridant, les 125 km/h. Des prix imbattables pour de telles vitesses, qui s’expliquent, comme à l’accoutumée, par un extractivisme forcené et une fabrication à l’autre bout du monde. Ces performances créent forcément leur cohorte de passionnés et bricoleurs.
À Grenoble c’est Trott’Club 38 Hell’s Riders. Une toute petite association, m’explique leur président Frédéric, mais « avec une bonne centaine de followers sur Facebook ». Ils organisent des sorties pour rouler ensemble sur les digues, pour aller à l’Île d’amour faire un petit barbecue ou dans un resto. Fréderic a mis à disposition de l’association son garage et les outils nécessaires pour réparer ou améliorer leurs trottinettes. Lui en possède quatre haut de gamme, autour des 10 000 euros chacune, sans compter les ajouts, parce que c’est aussi « le plaisir de bricoler soi-même, à commencer par le débridage. C’est devenu une passion dévorante, tant en temps qu’en argent ! » À aucun moment, il ne fait référence à une quelconque vertu écologique ce qui, au fond, est appréciable. « Les gens se tournent vers la trottinette pour aller au travail parce qu’on est plus libre de passer où on veut et aussi, tout simplement, parce qu’on est des feignants. L’effort physique on ne se sait plus ce que c’est. » Pourtant lui faisait du vélo « musculaire » avant, « jusqu’à 60 km des fois », et allait à la salle de sport… en trottinette ! « Je sais, c’est un peu bête, mais j’aime bien ça. » Tous ceux qui font des sorties avec lui ont les mêmes engins de compèt’ qui atteignent facilement les 75 km/h : « Ça procure des sensations de ouf, ils ont une accélération de malade. Vous fumez la route ! Mais c’est clair que ce n’est pas fait pour les gens idiots. Le truc c’est l’éducation. » Aujourd’hui, les promoteurs des trottinettes électriques, comme l’Association nationale des utilisateurs de micro-mobilité électrique (Anumme), se positionnent en usagers avertis tenant un discours de responsabilisation et de sécurité. Alors que les routes départementales leur sont depuis peu interdites, ils militent notamment pour que les trottinettes puissent rouler sur toutes les routes, comme les vélos.
Quand Frédéric parle de sécurité, c’est surtout de la sienne et de celle de ses trottinettes, après avoir connu plusieurs vols. Le paradoxe, pour les passionnés des trott’ haut de gamme, c’est qu’elles ont tellement de valeur qu’ils n’osent plus s’en servir, à part en groupe. « Quand il y en a un qui s’éloigne un peu, un autre reste toujours attentif à lui. Nous nous sommes tous fait voler au moins une fois ! »
Dans les paroles de ce passionné, il n’y pas de mention de la complexité des batteries, de leur fabrication à l’autre bout du monde, de leurs nuisances directes et indirectes. Contrairement aux motards, les fadas de trott’ peuvent pour l’instant vivre leur passion sans culpabiliser de faire partie des pollueurs. Alors je retourne chez Evgeni, qui décortique et répare ces engins avec sans doute plus de lucidité, notamment sur leur instabilité. « Avec ses petites roues le moindre petit trou te déstabilise. C’est n’importe quoi, il y a beaucoup d’accidents. » Un rapport de l’Académie nationale de médecine datant de 2022 lui donne raison : « L’accidentologie liée à leur utilisation est devenue un problème sanitaire majeur. » « Dans le rétro on les prend pour des piétons et, quand on veut tourner, ils sont là. Quoique, bon, maintenant je me suis habitué », conclut-il avec le même fatalisme qu’il les répare.
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Les batteries sont de partout !
La technologie de stockage d’électricité basée sur les ions de lithium est partout. D’abord il y a les piles, non rechargeables, sous forme le plus souvent de piles bouton, qui alimentent toutes sortes d’objets électriques : cigarettes électroniques jetables, babioles de marché de Noël, baskets lumineuses, cartes d’anniversaire musicales, mugs qui font une petite musique quand on les incline… Puis les accumulateurs, dans le jargon, c’est à dire le stockage électrochimique rechargeable. D’un côté il y a les cellules Li-ion individuelles, au BMS intégré, façonnées pour rentrer dans les téléphones portables, ordinateurs ultrafins, tablettes, GPS, montres connectées, écouteurs et hauts parleurs sans fil, caméras, etc. Puis il y a les batteries proprement dites, à plusieurs cellules, qui alimentent les outils électroportatifs (ou les « anciens » outils à moteur thermique comme les tronçonneuses), les trottinettes, les vélos, les motos, les voitures, bientôt les camions et les bus, les stockages de secours pour les hôpitaux, les datacenters, les satellites, ainsi que toutes les déclinaisons militaires et sécuritaires des objets sus-mentionnés, comme les systèmes de visée nouvelle génération, les caméras de vision nocturne et, évidemment, les drones de combat. La production des batteries implique un tel saccage qu’il est urgent d’engager la décroissance de cette nouvelle dépendance.
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Notes
[1] Si on est des partisans acharnés des modes de déplacement « musculaires », on comprend bien que des personnes optent pour des mobilités avec moteur – électrique ou non – pour des raisons d’âge, de santé, de convalescence après un accident de trottinette ou de trop de kilomètres à faire. Mais autant le faire avec la conscience de l’aspect non « durable » de ces modes de déplacements.