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Feuilleton Crise-Antennes - épisode 2

Après la quarantaine, des antennes par centaines ?

Elles poussent encore plus vite que les champignons dans les forêts de Chamrousse en ce mois de septembre. Pour l’intérêt supérieur du très haut débit partout, les antennes-relais colonisent les collines et les hauts d’immeubles, et peu importe l’avis des riverains.
Pour le second épisode du feuilleton « Crise-Antennes », Le Postillon est allé à la rencontre d’habitants luttant contre l’installation ou la présence d’antennes-relais à proximité de chez eux. Une lutte inégale et vouée à un semi-échec : au mieux, elles peuvent aboutir à leur déplacement quelques dizaines de mètres plus loin. C’est que les opérateurs ont en même temps des méthodes de voyous et la loi de leur côté, encore plus depuis le confinement. Impuissants, les élus ne peuvent qu’accompagner cette invasion d’antennes, même s’ils font mine de la contester.

Il était content de son appart’, Marco. Depuis 2015, il s’est installé au septième étage de la rue Thiers à Grenoble après avoir acheté un trois pièces. Proximité tram, gare, tous commerces, balcon avec belle vue sur les toits et montagnes environnantes.

Suite à son installation, au fil des années, Marco cumule les problèmes de santé. Ça a commencé par des problèmes dermatologiques, des kystes, des abcès. Tous les quatre mois environ, un nouveau truc bizarre qui pousse. Et puis des maux de tête, des problèmes de sommeil, de concentration, de fatigue.
Et c’est pas fini : s’en sont suivis des problèmes aux yeux, peu classiques pour son âge de 44 ans. Les testicules ont aussi été touchées avec une « réduction de la production de sperme ». Des acouphènes sont apparus. Le pire : des complications cardiaques, des angoisses et de longs moments où il sent sa poitrine comprimée.

Lors d’une de ses crises, Marco est allé à l’hôpital, où on lui a fait tous les tests possibles et on lui a dit qu’il n’avait rien du tout. « Prenez ça quand cela vous arrive  », lui dit le cardiologue en lui filant une boite de benzodiazépines (anxiolytiques). Ça l’a surpris parce qu’il est plutôt du style trop tranquille, à n’avoir jamais souffert d’angoisse de sa vie.

Pendant le confinement du printemps, il s’est retrouvé à passer 23 heures par jour dans son appart. Et son état a encore empiré. Un soir, suite à une discussion avec une copine, il a la curiosité d’aller voir l’emplacement des antennes dans son quartier. Et s’aperçoit qu’il y a deux emplacements d’antennes, à 35 mètres de chez lui, sur deux immeubles juste en face de son balcon. « Elles sont planquées dans un faux poteau et une fausse cheminée, je les avais jamais remarquées jusque-là.  » En ville, les antennes sont rarement visibles, souvent cachées dans des cheminées ou déguisées en banals poteaux. Les sites www.antennesmobiles.fr et www.cartoradio.fr/index.html#/cartographiestations, pas complètement actualisés, permettent néanmoins de localiser la plupart des antennes.

À partir de cette découverte, Marco a commencé à comprendre les raisons de ses problèmes de santé. «  Entre 2015, le moment où j’ai acheté, et 2020, plusieurs antennes supplémentaires ont été installées sur les deux emplacements (2G, 3G, 4G). Aujourd’hui, il y en a des dizaines. »

Alors il se documente. Un peu, beaucoup. Lit énormément d’articles scientifiques et documents techniques. Marco est «  directeur de recherche au CNRS » donc a l’habitude de ces longs textes compliqués avec moults noms obscurs. « J’ai trouvé plein d’articles convaincants qui expliquaient que la proximité d’antennes pouvait avoir tout un tas d’effets sur le tissu biologique. Les ondes électromagnétiques sont comme un poison chimique : on voit les effets sur le long terme.  »

Et puis il s’achète sur Internet des appareils de mesure au nom barbare, «  un Latnex AF-3500 large-bande  » et deux appareils plus précis, le « HF 38B » et « HFW 35C  », le tout pour environ 1300 euros quand même. « Mais d’autres appareils, le Latnex AF-3500 ou aussi le Cornett 88Tplus, qui coûtent environ 200 euros, sont suffisants pour estimer l’exposition au rayonnement électromagnétique ». Sur son balcon, il mesure 13 Volts par mètre. Suite à la loi Abeille du 2015 « relative à la sobriété, à la transparence, à l’information et à la concertation en matière d’exposition aux ondes électromagnétiques », l’objectif de qualité a été fixé à 6 Volts par mètre chez les particuliers en 2017 par l’ANFR (agence nationale des fréquences). « L’ANFR savait très bien que dans ce secteur de la rue Thiers le niveau d’exposition surpassait le 6 Volts par mètre déjà en 2015, car ils ont fait une mesure chez un particulier dans un bâtiment en face du mien. Ils ont quand même continué à donner les autorisations pour de nouvelles antennes sur les deux sites en 2018, 2019 et 2020. Qui dit plus d’antennes, dit plus de rayonnement… » 

Comment en est-on arrivé là ? Marco a contacté le service hygiène et salubrité de la Ville de Grenoble qui lui a assuré qu’au moment de l’installation des premières antennes sur les toits de ces immeubles, la mairie avait demandé à ce que la puissance ne soit pas trop forte pour limiter l’exposition aux ondes, vu qu’il y a pas mal de «  sites sensibles » (écoles, crèches) dans le coin. « Les opérateurs s’étaient engagés à ne pas dépasser 4.5 Volts par mètre à l’endroit des antennes. Ce qui devait être vrai au début, mais ensuite les opérateurs n’ont pas honoré l’engagement…  »
Depuis la loi Abeille, tout citoyen inquiet de son exposition aux ondes peut demander à l’ANFR de mandater un laboratoire indépendant pour faire des mesures. Ce que Marco a fait, et les mesures réalisées fin août confirment ses chiffres. Et maintenant ? «  Le service hygiène et salubrité de la ville de Grenoble a demandé à l’ANFR d’organiser une concertation avec les opérateurs, comme prévu par la loi Abeille. Jusque là, l’ANFR n’a pas accepté et elle s’est limitée à me dire que les opérateurs travaillent à une “solution soumise à la condition que cela soit techniquement réalisable en maintenant la qualité de service. » Peu importe les engagements pris et la santé des riverains, seule compte « la qualité de service ».

En attendant, Marco s’est débrouillé tout seul pour continuer à vivre dans son appart. « J’ai acheté de la peinture au carbone graphite pour repeindre tous les murs, j’ai acheté des tissus bloquant les ondes et j’ai fait faire des rideaux devant mes fenêtres.  » 6 000 euros d’investissement quand même, mais ça a l’air de marcher : avec son appareil HF 38B, quand Marco écarte le rideau, l’appareil se met à grésiller très fort. Quand il repositionne le rideau, le bruit de l’appareil redevient beaucoup plus bas. Depuis qu’il a fait ces travaux « ça va mieux, j’ai réduit mes traitements pour l’hypertension et je ne fais plus de crise, mes yeux vont mieux, et je fais beaucoup moins d’acouphènes ». Le niveau de rayonnement reste cependant bien trop élevé.

« Aujourd’hui je peux plus ou moins vivre dans mon appartement, mais je ne vais plus sur mon balcon et je dois garder un rideau voilé sur mes grandes fenêtres. Ils m’ont volé la vue sur les montagnes !  »

Marco se sait privilégié : « Moi j’ai les moyens techniques de me renseigner dans les détails, les moyens financiers de protéger mon appartement, et même de déménager si je veux.  » Pour aider tous ceux qui n’ont pas ces moyens, qui ont besoin d’un coup de main pour faire des mesures ou pour s’y retrouver dans tous ces chiffres et toutes ces normes, Marco a créé une adresse mail : mesuresEM.grenoble@gmail.com. Il a aussi intégré le conseil d’administration de l’association Robin des Toits (« association nationale pour la sécurité sanitaire dans les technologies sans fil  ») et veut s’activer sur Grenoble pour informer sur les ondes et lutter contre le déploiement massif des nouvelles antennes 5G.

De l’aide, c’est bien ce dont semble avoir besoin quantité d’habitants. Dans le dernier numéro, on avait fait un appel à témoignage d’habitants mobilisés contre l’installation d’antennes-relais. On a reçu un dossier énorme du collectif Antennes de la Villeneuve à Grenoble, créé en mai 2007. Car la lutte contre l’installation d’antennes date de près de vingt ans. En 2005 ou 2007, on trouvait le même genre d’articles dans Le Daubé qu’aujourd’hui, où des habitants expliquaient avoir appris effarés l’installation de nouvelles antennes à côté de chez eux ou de l’école de leur gamin. À chaque fois cette installation s’est faite sans aucune concertation. À chaque fois, les opérateurs assurent aux habitants qu’il n’y a pas de risque, et eux se démènent pour se documenter, mesurer, et devoir prouver les raisons de leurs doutes. À chaque fois, les opérateurs parviennent à installer leurs antennes, parfois avec l’obligation de les déplacer de quelques dizaines de mètres pour les éloigner des « sites sensibles  ».

En mai 2008, un couple de Saint-Christophe-sur-Guiers avait même fait une grève de la faim pendant quinze jours pour protester contre l’installation d’une antenne à côté de leur maison – en vain. Souvent, les mobilisations n’aboutissent pas, et au fil des années, les antennes s’empilent sur les emplacements décriés, avec une puissance sans cesse augmentée. Actuellement, des luttes d’habitants se poursuivent, dans le quartier de l’Abbaye à Grenoble ou dans celui du Haut-Meylan, où trois supports d’antennes devraient être installés sur un immeuble de Grenoble Habitat début novembre comportant trois antennes chacun, deux pour la 4G et une pour la 5G. « On a fait un recours contentieux mais on a pas beaucoup d’espoir, confie Jean-Pierre Manbelli, un des habitants mobilisés. La nouvelle municipalité nous dit qu’elle ne peut rien faire car l’ancienne s’était engagée avec les opérateurs. »

Des fois, les mobilisations paient, comme pour des projets à la caserne de Bonne ou rue des Alliés à Grenoble. À Fontaine en 2017, un collectif avait obtenu le déplacement d’une antenne à proximité d’une école. « Notre lutte a été victorieuse, commente aujourd’hui Romain, un des membres du collectif Stop antennes Cachin. Mais il nous a fallu faire beaucoup de raffût. On a fait faire des mesures, organisé des rassemblements, fait signer une pétition. C’est très difficile de les faire reculer, les opérateurs se centrent toujours sur de prétendues normes aux seuils énormes, sur des débats techniques où le simple habitant n’a rien à dire.  »

Et les élus ? Suite à la mobilisation du quartier Cachin, la mairie fontainoise s’était engagée à « suspendre, dans l’immédiat et de manière générale, toute possibilité d’installation d’antennes-relais supplémentaire sur le territoire de Fontaine ». Un vœu pieux parce que de nouvelles antennes ont été installées depuis, notamment au parc Karl Marx.

C’est que les élus semblent condamnés à se plier aux exigences des opérateurs. En 2005 déjà, les élus socialistes et écolos de Grenoble avaient rédigé et fait signer aux opérateurs Orange, Bouygues et Free, une « charte relative aux antennes-relais de téléphonie mobile  ». À l’époque, en 2005, elle imposait aux opérateurs de « tenir la Ville informée sur les implantations d’antennes », de « réaliser des réunions d’information générale à chaque installation d’antenne », ou de «  procéder à des campagnes de mesures régulières et de suivre le niveau d’exposition de la population afin de répondre aux interrogations exprimées par les habitants  ». Les années ont passé, le principe de cette charte a volé en éclat, les antennes se sont multipliées dans toute la ville et la cuvette. À consulter les différents articles du Daubé sur les mobilisations à Grenoble, Fontaine, Saint-Martin-d’Hères, Sassenage, on retrouve toujours la même mise à l’écart de l’avis des habitants, le même fond d’impuissance et le même manque de réponse face aux « interrogations exprimées par les habitants  ».

Place Gre’net (7/12/2014) nous rappelle qu’« en 2009, Grenoble avait été ville pilote pour expérimenter la réduction de l’exposition aux ondes électromagnétiques. (...) Depuis, la 4G a pris ses quartiers à Grenoble. Et l’expérimentation a fait chou blanc. » En 2015, la Ville a souhaité inscrire dans son Plan local d’urbanisme l’interdiction d’antennes-relais à moins de 100 mètres des sites sensibles (écoles, crèches, établissements de santé). Attaquée par les opérateurs téléphoniques au tribunal administratif, la Ville a été déboutée. Le cadre législatif français n’offre pas de leviers aux collectivités pour soutenir les habitants mobilisés comme Marco ou des collectifs contre l’installation d’antennes-relais. La volonté de protéger seulement les alentours des « sites sensibles » est d’ailleurs déjà en soi questionnable : si les antennes font des dégâts sanitaires sur des personnes fragiles, elles en causent également chez des personnes chez qui tout va bien, comme l’illustre le cas de Marco. Une problématique qui peut d’ailleurs s’étendre au règne des écrans en général : les incitations à limiter l’exposition des enfants à ceux-ci ne signifient-elles pas que leur usage intensif est dangereux pour chacun d’entre nous ?

Depuis le printemps, la municipalité grenobloise a néanmoins refusé plusieurs installations d’antennes-relais qui «  pourraient faire rentrer la 5G en ville  ». En juin 2020, plusieurs demandes de la société Hivory, filiale de SFR, ou Cellnex, filiale de Bouygues, ont reçu un avis « défavorable » de la ville de Grenoble. En consultant ces demandes, on s’aperçoit que la dissimulation des antennes est totalement assumée par les opérateurs. Celle de Cellnex s’intitule ainsi : « Modification d’un site radio téléphonique nécessitant l’agrandissement des fausses cheminées permettant l’ajout d’antennes non actives sur la toiture terrasse d’un immeuble.  »

Suite à ces refus, les opérateurs ont déposé des recours et devraient à terme obtenir gain de cause. «  Malheureusement le droit administratif est très défavorable aux collectivités, observe Vincent Fristot, adjoint grenoblois à la transition énergétique. On ne peut intervenir qu’au titre de l’urbanisme, pas à celui de la santé, et si les opérateurs vont au tribunal administratif, on perd.  »

Les volontés des élus pour atténuer les craintes des habitants ne pèsent pas lourd face au lobbying des opérateurs et au rouleau compresseur du progrès qui impose d’avoir toujours plus de bande passante et une connexion toujours plus puissante. En 2013, les écolos grenoblois avaient déposé un recours pour connaître le résultat des « expérimentations » menées par la municipalité alors socialiste. « On veut casser la loi du silence, assurait alors Enzo Lesourt, leur porte-parole de l’époque, aujourd’hui conseiller spécial du maire Piolle. Que la ville, afin de rester fidèle à son engagement de 2009, se positionne clairement : pour la 4 G ou pour la santé publique.  » (Place Gre’net, 11/06/2013). Aujourd’hui les écolos au pouvoir se positionnent contre la 5G, tout en réclamant, comme Piolle que «  la priorité soit mise sur la fin des zones blanches : je suis pour l’Internet du quotidien, pour toutes et tous, partout ». C’est-à-dire que contrairement à leur prise de position d’il y a dix ans, les écolos sont aujourd’hui pour la 4G, et donc pour des milliers d’antennes partout, et tant pis pour la « santé publique  ». Et tant pis aussi pour la société de zombis créée par la connexion haut-débit généralisée déjà permise par la fibre et la 4G, permettant la numérisation générale, la fermeture des services publics et les dédales de plus en plus kafkaïens de l’accès aux droits et aux services en général.

En dehors des élus, les collectifs d’habitants trouvent souvent du soutien auprès d’associations citoyennes, comme la fédération antenne-relais Drôme - Ardèche - Isère, ou le Ccarra (Coordination citoyenne antenne-relais Rhône-Alpes). Son président Jean Rinaldi parle de «  36 collectifs » autour de Grenoble qui se sont mobilisés contre l’installation d’antennes. « On a affaire à des voyous en face, on a des appels de gens qui racontent que quand les opérateurs sont venus à leur réunion de copropriété leur demander d’installer une antenne sur le toit, ils disaient que c’était pour la télé… Ils ont l’habitude de mentir et n’ont aucun respect des habitants. »

Un sans-gêne qui devrait encore s’aggraver. En plein confinement, le gouvernement a fait passer un décret pour démonter les quelques contraintes que la loi Abeille imposait aux opérateurs. Selon cette ordonnance du 25 mars 2020, « quatre procédures administratives préalables en vue de l’implantation ou de la modification d’une installation de communications électroniques sont ainsi aménagées :

  • suspension de l’obligation de transmission d’un dossier d’information au maire ou au président
    d’intercommunalité en vue de l’exploitation ou de la modification d’une installation radioélectrique ;
  • possibilité pour l’exploitant d’une station radioélectrique de prendre une décision d’implantation sans accord préalable de l’Agence nationale des fréquences ;
  • réduction du délai d’instruction des demandes de permissions de voirie ;
  • dispense d’autorisation d’urbanisme pour les constructions, installations et aménagements nécessaires à la continuité des réseaux et services de communications électroniques ayant un caractère temporaire.  »

Cette facilitation couplée à l’arrivée prochaine de la 5G devraient faire pousser les antennes un peu partout. En même temps, les restrictions dues à la situation sanitaire rendent aussi plus compliquées les rencontres entre voisins et les mobilisations. La pandémie permet de simplifier le boulot des opérateurs et de complexifier celui des opposants. Mais cette actuelle et future invasion suscite beaucoup moins d’indignation que quelques incendies d’antennes.