Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Allez, tous au lit !

Le froid, c’est aussi une question d’habitude. Il y a 200 ans, les maisons sans isolation étaient de vrais frigos. Le seul endroit où il faisait chaud, c’est le lit. Nous, on n’a plus trop de cheminées, et bientôt peut-être plus de chauffage du tout à ce qu’il paraît. Analyser les legs de nos ancêtres dauphinois, ce n’est peut-être pas une mauvaise idée pour survivre au froid dans les prochaines années.

Ce matin, avant d’écrire, je me suis réveillé dans mon lit : il y a deux coussins, un matelas posé sur des palettes. Il est garni d’une housse, d’un drap et d’une couette. Basta. C’est la version 2022 du lit d’un étudiant en colloc’. Ça paraît bête à dire mais, si normal qu’il puisse paraître, c’est une construction sociale et historique. Mes parents n’auraient jamais accepté une telle couche. Eux ont un cadre de lit en bois avec un sommier, un pied de lit, un traversin, plusieurs draps et couettes et deux confortables coussins. En 30 ans, la différence est importante, alors, imaginez sur des siècles…

Il faut d’abord imaginer qu’en France, après le Moyen-Age, on met un deuxième manteau quand on est à l’intérieur, tellement les maisons sont mal isolées et froides, malgré la cheminée. Le lit est le seul refuge.

Puis, il faut ouvrir des inventaires après décès, un document bien pratique pour observer les habitudes des anciens, pour entrevoir leur intimité. Ce genre de document est une litanie d’objets décrits, numérotés et estimés par l’huissier. Les morts s’en moquent, mais pas la famille. Et le lit, dans tout cela, est central – il est décrit précisément, presque médicalement. « Tout comme l’est la cheminée, le lit est un point central dans la maison, qui symbolise le foyer conjugal : il peut être le lieu où l’individu reprend ses forces, mais aussi celui de l’intimité, du retour sur soi », explique Joanna Pohren, dans un mémoire de 2014 sur la vie quotidienne à l’Albenc, un village au pied du Vercors, vers Vinay.

Mais il faut commencer par Grenoble. Dans les archives, il y a l’inventaire de Jean Vocanson, un marchand gantier de Grenoble. À sa mort, en 1730, l’inventaire liste 25 éléments et le lit apparaît en premier. Il est « garni de deux matelas en laine, d’une paillasse, de couette à plume, ainsi que d’une couverture de catalogne. » Cette couverture fabriquée au métier à tisser à partir de tissus usagés et découpés en lanières « est un classique de la literie française de l’époque » selon Wikipedia. Le lit est en noyer évidemment : ce bois local permet d’éviter le coût du transport. Par contre, pas d’oreiller : il n’est introduit qu’au cours du XVIIIe siècle. 

En poursuivant les recherches, un tout autre inventaire est apparu : celui d’un marquis, qui disposait d’un château vers Vienne. Claude de Costaing, marquis de Pusignan, bataille sous les ordres de Louis XIV. Autour de 1650, son (gros) patrimoine est décrit sur des centaines de pages. Tout y passe, de la cuisine à la muraille du château en passant par l’état du plancher. Et là-dedans, on trouve différents lits. Cet inventaire décrit aussi précisément les cheminées, l’autre seule alliée des humains pour faire face au froid. Celle-ci est de pierre blanche, avec corniche dont le « cadre d’architecture est presque ruiné ».

Plus loin, l’huissier se trouve dans la cuisine. Extrait : « Pièce 29 : un vieux coffre de bois de noyer refermé par des clés, un bois de lit à colonnes rondes sur fond de sapin sur lequel se retrouve un matelas, une paillasse deux draps une couverture de catalogne blanche. Deux draps tous deux vieux et usés. Un crochet pour pendre de la viande. » Cette drôle d’énumération rappelle que le concept de chambre n’existe pas depuis très longtemps. Souvent, jusqu’au XVIIIe siècle, le lit est dans la cuisine : à l’Albenc, le lit est présent dans la cuisine dans la moitié des maisons inventoriées.

Pour en revenir au marquis, dans les dizaines de pages qui s’égrènent, il y a plein d’autres lits, un en bois de noyer à compartiment avec à côté une « cheminée faite de pierre de taille de molasse ». Plus loin, il y a un chalit toujours en bois de noyer (soit le cadran du lit, sans le matelas, composé, toujours selon Wikipedia « d’un chevet à sa tête, de battants sur les côtés et d’un pied de lit »). Au-dessus, une paillasse et deux matelas, un traversin de volume, une couverture de catalogne blanche et usée, et deux rideaux au ciel large et rouge. Il y a encore un autre chalit avec des colonnes rondes, une paillasse, un matelas, un traversin et une couverture de catalogne, « son ciel en grosse toile est usé à différents endroits. » Un très riche homme, le marquis. N’empêche qu’il n’a toujours pas de coussins…

Et puis, il y a l’inventaire de 1800 d’Angélique de Beauregard qui habite rue Jean-Jacques-Rousseau à Grenoble. L’huissier détaille outre « un chandelier en médiocre état et un miroir à cadre doré », un lit. Il est en bois de noyer (encore), doté d’une tenture en laine verte. C’est un lit à la duchesse. C’est la classe à cette époque, parce qu’il permet de garder plusieurs choses. Il est surmonté de draps de mêmes dimensions que le lit, accrochés au plafond. On peut aussi mettre des rideaux, protégeant ainsi l’intimité du couple. « Le besoin d’intimité est en constante évolution et le lit est symbole de protection contre la froideur des hivers, mais il représente également l’espace d’intimité du couple », explique encore Joanna Pohren. Et pourquoi le vert ? Parce que c’est le « symbole de fécondité et de joie, elle s’installe sur les lits et montre la recherche d’une intimité plus grande », poursuit l’étudiante. Ce ne sera que plus tard, au XIXe siècle, que la pièce « chambre » apparaît et se privatise. Les pièces de la maison se spécialisent, sous des influences diverses (parce qu’il y a plus de place et de confort, et que le chauffage est meilleur).

Le poêle apparaît, et avec lui, un nouveau confort. C’est avec ces conditions matérielles que nos grands parents ont vécu : chez ma grand-mère campagnarde, par exemple, le lit était dans une chambre, avec un petit poêle. Il est sans colonne, avec pied et tête de lit. Il y a un sommier, un matelas, un traversin, une couette, un édredon en plume. Et plein de coussins. De temps en temps, une brique chauffée sur le poêle réchauffait le lit. Il devait faire 10 ou 12 degrés dans la chambre, mais même moi gamin, je n’en souffrais pas.