Des gens qui sont là pour aider, comment être contre ? La direction de la Poste Auvergne Rhône-Alpes vient de mettre en place une nouvelle « brigade ». Elle s’appelle Fact’aides et regroupe quelques dizaines de facteurs d’un peu toute la région, qui ont eu droit à une petite promotion en intégrant cette brigade. On les a convaincus en leur promettant que leur rôle serait « d’aider », c’est-à-dire de prêter main forte dans les centres de distribution où il y a des difficultés, notamment au moment des réorganisations.
Dans les faits, cette brigade « aide » surtout la direction, en intervenant à chaque fois qu’il y a des mouvements de grève. Fin septembre, à Grenoble, Saint-Laurent-du-Pont et Saint Marcellin, il y a eu des grèves pour revendiquer l’embauche en CDI de facteurs depuis trop longtemps en CDD et pour protester contre des réorganisations, des suppressions de tournées, l’instauration de la pause coupure méridienne (si vous vous demandez pourquoi vous recevez votre courrier l’après-midi, c’est à cause de cette réforme). À chaque fois, les facteurs de Fact’aides, accompagnés d’intérimaires, sont venus de toute la région pour briser la grève en faisant le boulot des grévistes à leur place. À Saint-Marcellin, ça a duré une semaine. En juin dernier, la brigade oeuvrait à Bellegarde dans l’Ain, où une quinzaine de facteurs étaient en arrêt-maladie et où l’un d’entre eux, licencié depuis pour avoir dit du mal de La Poste à la radio, faisait une grève de la faim.
Est-ce une opération rentable pour la direction de La Poste ? D’un point de vue financier, certainement pas. Déjà, les briseurs de grève ne connaissent pas du tout les tournées sur lesquelles ils débarquent et font donc généralement du mauvais travail, entraînant de nombreuses plaintes de la part des clients. Et puis ils coûtent cher : vu qu’ils habitent loin (certains viennent du Puy-de-Dôme), on leur paye sans rechigner l’hôtel, le restaurant du soir et les déplacements, soit 33 centimes du km.
L’intérêt pour la direction n’est pas financier, il est stratégique. Il s’agit d’abord de dissuader les agents de faire grève, en la rendant « inutile ». Par ailleurs, ceux qui s’y risquent sont de plus en plus sous pression : lors de la grève du 18 septembre à Grenoble, les rares grévistes ont été menacés de « sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement » : même si un préavis a été déposé, la direction prétend qu’une journée de grève peut en fait être considérée comme une « absence irrégulière ». Une intimidation qui s’inscrit dans un certain management par la terreur de plus en plus en vogue dans l’institution postale : depuis quelques années, on ne compte plus les sanctions, conseils de discipline, mises à pied, propos et actes violents de l’encadrement et les faits de répression salariale et syndicale. Un facteur lyonnais a même récemment été licencié pour « mauvais stationnement »…
Bref, la mise en place de Fact’aides s’inscrit dans un mouvement plus général : l’uberisation du métier de facteur. Même les réorganisations ne servent pas vraiment à économiser de l’argent à La Poste, qui les justifie pourtant toujours par la baisse du courrier (-6 % par an) et le supposé « manque à gagner » qu’elle entraîne - qui est plutôt de l’ordre de la fake news, selon le syndicat Sud, parce que le nombre de colis explose (+8 % par an) tout comme le prix du timbre (+ 40% en 5 ans). Ces réorganisations à peu près incessantes depuis une dizaine d’années causent en fait beaucoup plus de dégâts économiques que de bénéfices, en multipliant notamment les arrêts-maladie. Mais le but est de casser les collectifs de facteurs et d’imposer petit à petit à la population une vision totalement différente du métier. Il y a quelques années encore, le facteur était censé seulement distribuer le courrier, tout en rendant des services gratuitement à l’occasion. Maintenant, il peut aussi « veiller sur vos parents », vous aider à remplir votre déclaration d’impôts, faire de la publicité pour Damart ou du recensement (voir la grande nouvelle dans Le Postillon n°41). À quand la livraison de pizzas ?
Les anciens ne reconnaissent plus leur métier, et qu’ils soient simples facteurs ou cadres, conseillent aux nouveaux arrivants de vite se barrer. Turn-over, manque de formation, perte du sens du travail et du goût du service public : plus grand monde n’a confiance en l’avenir de la branche courrier du groupe La Poste. Et ça ne devrait pas s’améliorer.
Le but des réorganisations est de progressivement faire accepter aux facteurs de réaliser tout et n’importe quoi, à n’importe quelle heure. Et à Grenoble, il y en a une grosse qui se profile, de réorganisation. D’ici fin 2019, une « PPDC multiflux » (plateforme de préparation et de distribution du courrier) devrait être inaugurée, réorganisant complètement la distribution du courrier dans la cuvette.
Cette dernière année, deux bureaux de poste ont fermé à Grenoble : à Championnet et à Grand’place. Si les élus grenoblois étaient officiellement contre, le maire Piolle ne s’est pas vraiment engagé dans ce combat. Parce qu’au même moment, la ville négociait avec La Poste la vente d’un grand terrain situé dans le quartier Mistral. Une future activité économique juste à côté de ce quartier réputé « difficile », soit une opération inespérée pour la municipalité.
C’est donc là que La Poste va construire sa future « PPDC Multiflux », qui devrait au moins remplacer les centres courrier de Grenoble, Eybens, Saint-Martin-d’Hères, Sassenage, Seyssinet, Fontaine, Pont-de-Claix. Un énorme bâtiment pour trier à la fois le courrier et les colis et pour chambouler complètement l’organisation du métier, avec l’instauration des « tournées sacoches ».
Actuellement les facteurs commencent leur journée en triant le courrier et en préparant leur tournée, en échangeant avec leurs collègues. Ensuite, ils partent sur une tournée qu’ils connaissent par cœur (en tout cas pour les titulaires, de moins en moins nombreux – habituez-vous à ne plus connaître votre facteur, ça va être la norme). Désormais, le but de la direction de La Poste, c’est que les tâches soient de plus en plus segmentées : certains ne feront plus que du tri (c’est-à-dire de la logistique de machines) et d’autres uniquement de la distribution, sans avoir de tournée attitrée.
La « tournée sacoche », c’est donc une tournée organisée à l’avance par d’autres et dans laquelle le facteur, à qui l’on remet à un point donné la sacoche, est réduit à l’état de manutentionnaire porteur de plis. Quant aux « trieurs », ils deviennent des classiques ouvriers trimant pour aller aussi vite que les tapis et les cadences des machines. La qualité de service va encore chuter car couper la préparation et la distribution du courrier, c’est empêcher les ajustements quotidiens qu’effectue le facteur pour amener les lettres à bon port.
La PPDC Multiflux de Chambéry fonctionne depuis début octobre, et le syndicat Sud en dresse un portrait accablant : « Cadences infernales, bruit, manque d’espace, stress, mauvaises ergonomies : les multiflux sont des usines à maladies professionnelles. Pour le tri des colis les agents doivent récupérer les colis par terre.(...) Dans sa compétition avec Amazon, La Poste va bientôt battre son rival sur le plan des conditions de travail inhumaines. »
Et d’ailleurs, pourquoi pas une fusion entre La Poste et Amazon ? Les hypothèses les plus farfelues d’il y a quelques années (que les facteurs remplissent les feuilles d’impôts ou se transforment en commerciaux) sont devenues depuis réalité. Pour nous surprendre vraiment, il va falloir que la direction frappe un grand coup : drones distributeurs de courrier, robots déguisés en facteur… À moins que la surprise ne vienne du combat des postiers ou des usagers, militant pour que la direction de la Poste revienne à un simple service public de la distribution de courrier et de colis, avec des salariés heureux de venir y bosser. Chiche ?