Du fumier pour faire fleurir la grève
Les salariés de la direction technique générale d’EDF ont de drôles d’idées. Non seulement ils refusent de revoir à la baisse leurs conditions de travail, mais en plus ils sont à la pointe de l’innovation contestataire : un jour ils amènent des pigeons pour accueillir un grand chef, l’autre ils font marcher leurs supérieurs dans le fumier. Éric nous raconte un printemps mouvementé.
Dans Le Daubé, il y a tous les jours au moins une page consacrée aux fait divers. Des plus sordides aux plus insignifiants : un randonneur s’est foulé la cheville, un orage a inondé des caves, etc. Ce sont des pages faciles à écrire pour les fait diversiers : un petit coup de fil à l’hôtel de police ou aux pompiers, et hop, les pages se remplissent facilement.
Si on est à peu près sûr de ne pas manquer la moindre agression en lisant Le Daubé, on peut par contre passer à côté de plein d’autres événements intéressants. Tenez, prenez les grèves par exemple. Saviez-vous qu’il y a eu cinquante jours d’agitation sociale dans un centre grenoblois d’EDF ce printemps ?
Moi qui lis Le Daubé tous les jours (ô joie), je n’étais pas au courant – jusqu’à croiser Éric. Il bosse depuis trente ans à la direction technique générale (DTG) d’EDF, dont la grosse majorité des 700 salariés est basée à Grenoble, à côté de Grand’Place.
La DTG regroupe environ 60% d’ingénieurs et 40% de techniciens. Une bonne partie d’entre eux sillonne la France pour faire des mesures ou de la maintenance sur des sites de production, qu’ils soient hydrauliques, nucléaires, thermiques classiques ou énergies nouvelles.
Autant le dire tout de suite : les salariés de la DTG d’EDF ne sont pas les plus à plaindre. Ils ont un salaire honorable (1500 euros pour les plus bas) et des « forfaits déplacements » assez confortables. Eric admet : « Bien entendu on a conscience d’être des “privilégiés” notamment par rapport à tous les “boulots de merde” qu’on voit chez les sous traitants avec qui EDF travaille. Avec le syndicat Sud on surveille pas mal les emplois merdiques de notre boîte comme celui des femmes de ménage. La direction essaie vraiment de tirer leurs conditions de travail vers le bas : à chaque fois qu’ils font signer un nouveau contrat à une femme de ménage, ils comptent un ou deux quart d’heures en moins pour le même boulot. Ceci dit, par rapport à nos conditions de travail, on sait aussi que les dirigeants se gavent de primes, et que s’ils commencent à s’attaquer à nos avantages, c’est l’accentuation d’une pente descendante : on essaye de nous tirer vers les jobs de merde. » Les patrons et leurs aboyeurs médiatiques s’insurgent souvent contre les fonctionnaires et autres salariés non précaires grévistes, en insistant sur leurs supposés privilèges. S’ils les critiquent, ce n’est pas pour améliorer le quotidien des « vrais » trimards, mais pour imposer un nivellement par le bas des conditions de travail. Les salariés grévistes de la DTG militent, eux, pour un nivellement par le haut – que du bon sens.
Leur direction essaie depuis quelques années de rogner sur leurs rémunérations et leurs supposés « privilèges ». En février 2017, elle a annoncé « qu’une partie du forfait de remboursement des frais de déplacement allait être soumis à impôts et cotisations », ce qui n’était pas le cas avant. Je ne m’attarderai pas dans les explications techniques – j’en vois déjà qui baillent là-bas au fond – mais en gros cette mesure entraîne une baisse du fameux « pouvoir d’achat » pour les salariés. Et selon Eric, ça a « été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ».
S’en suivent donc cinquante jours de lutte. Devant le refus de la direction d’ouvrir des négociations (même après une pétition ayant recueilli 470 signatures de salariés), une assemblée générale décide de bloquer le site de Grenoble tous les mardis. À cette occasion, les bureaux de la direction sont plusieurs fois envahis : « ils nous disaient “nous comprenons votre lutte, nous la trouvons légitime, mais nous n’ouvrons pas de négociations” », s’étonne Éric.
Face à un mur, reste l’imagination, et c’est là où ça devient intéressant, avec plusieurs actions originales. Le 10 mars, un ponte d’EDF vient visiter le site : Antoine Cahuzac - c’est le frère de l’ancien ministre du budget fraudeur du fisc, lui aussi mouillé dans des histoires de fraude. Pour l’accueillir, les grévistes déploient une immense banderole « on n’est pas des pigeons » accompagné de véritables volatiles. « Devant nos pigeons, Cahuzac a répliqué “vous auriez dû me dire que vous ameniez les pigeons, j’aurais amené un faucon !” », raconte Éric. Pigeons contre faucon, c’est une certaine vision de la lutte des classes.
Il faut savoir que le paysage syndical de la DTG d’EDF est assez original. Les militants de Sud sont arrivés en tête des dernières élections syndicales de novembre 2016, devant la CGC, FO, la CGT et la CFDT en bonne dernière. Historiquement c’était pourtant cette même CFDT qui était en tête.
Ça fait quatre ans que le syndicat Sud-énergie est assez dynamique : ses militants ont crée une « université populaire » baptisée Up ! qui se veut « un outil d’information et de compréhension commune d’un monde à la dérive, à la seule botte des financiers depuis près de 40 ans et pour nous réapprendre à lutter ensemble contre les injustices qu’il engendre et ses conséquences inhumaines ». Concrètement, il y a une bibliothèque à destination des adhérents, et une fois par mois, une rencontre/débat a lieu à la Bourse du travail où sont venues quelques stars gauchistes (Serge Halimi, Michel Etiévent, Pierre Carles, Nina Faure, Julien Brygo,...).
Mais revenons aux événements de ce printemps. Comme la direction refuse toujours d’ouvrir les négociations, le 27 mars, des détritus sont déversés devant les bureaux de la direction. Le 28 mars, cent pneus de voitures EDF sont dégonflés, et les animaux sont troqués contre leurs excréments. « Je suis allé remplir une remorque de fumier bio à Engins. On l’a déversée devant l’entrée et tous ceux qui voulaient aller bosser devaient marcher dedans. La plupart des chefs l’ont fait, sauf un. Alors il hésitait devant, moi j’étais avec ma fourche, et puis je lui balançais des grains en lui disant comme à un poussin “allez”, “viens”, “viens”, “si tu passes pas tu seras jamais chef, tous les autres ont traversé”. Il a pas voulu se salir les escarpins, et tout le monde s’est foutu de sa gueule. Ils attendaient que quelqu’un fasse le geste de “trop” pour le sanctionner et donc enrayer le mouvement, mais ça n’a pas marché ».
Même après avoir marché dans la merde, la direction refuse toujours de bouger d’un iota. Alors un autre jour les grévistes se déguisent en écoliers pour apporter leur « cahier de revendications » au directeur qui le demandait. À l’intérieur, des revendications diverses, pas seulement pour leur pouvoir d’achat mais aussi pour « réinternaliser les “boulots de merde” comme les femmes de ménage qu’il y a à EDF, pour qu’elles aient un meilleur statut ». Finalement, cinquante jours après le début de la grogne, la direction accepte enfin d’ouvrir les négociations. Dans le journal de bord de la lutte, les grévistes s’interrogent : « Dans quel monde de fous vivons-nous à devoir déployer autant d’énergie et d’imagination pour n’obtenir que le droit de discuter et de se mettre au travail ? »
Et c’est vrai que ça peut paraître dérisoire : pour simplement ouvrir des négociations, il a fallu « 22 jours d’actions », « des nuits blanches de stress à espérer que personne ne se fasse sanctionner dans ce mouvement ». Mais pour Eric, l’important est ailleurs : « Pendant un mois, on n’a fait que parler de la grève. Je suis un des derniers à avoir vécu les grandes grèves de 1995, où on avait fait plein d’actions assez radicales. Ces dernières années, il ne se passait pas grand chose, alors c’est déjà beaucoup de redonner le goût de l’action collective. Grâce à elle, il est permis de rêver... »