Accueil > Eté 2017 / N°41

Laisse béton

Des vieux bâtiments en béton tout pourris, il y en a pas mal à Grenoble. Mais si la mairie vient de décider de raser les cités ouvrières de l’Abbaye, elle organise par contre le sauvetage de la Tour Perret. Ce vieux machin, symbole de l’exposition internationale de 1925, du développement urbanistique de Grenoble et du règne du béton, va même servir de « laboratoire du béton ».

Connaissez-vous la Tour de Peeters et Schuitten ? Le héros est un besogneux et consciencieux fonctionnaire, agent d’entretien d’un secteur d’une tour gigantesque -presque un continent vertical. Sans nouvelles de la base, privé de matériaux pour réparer ce qui s’écroule autour de lui, il décide -contre les consignes- de descendre demander des comptes. Et il s’aperçoit qu’il est le dernier à faire son boulot : tout le monde est mort ou parti ! Tout se casse la gueule ! Une bédé à lire en rêvassant au pied de la Tour Perret, 95 mètres et 92 ans. L’édifice est bien pourri, tout le monde le sait, mais qu’en faire ? Rénovera, rénovera pas ? Finalement, le 7 novembre dernier, le conseil municipal a voté un projet de rénovation à 8 millions d’euros, accepté à l’unanimité. Les écolos au pouvoir, supposément pourfendeurs du béton, ont finalement décidé de tout faire pour sauver cette vieille peau.

Cédric Avenier, historien de l’art, a participé aux réunions du « conseil scientifique de restauration de la tour Perret », composé d’historiens et d’architectes. Il nous raconte que, petit à petit, l’idée de faire de la Tour Perret un « laboratoire du béton » a émergé. Et les écolos ont accroché à l’aspect innovant : «  ils ont entendu ce mot [laboratoire] et y ont été sensibles. » Depuis, Mme Jullian, l’élue en charge du patrimoine, clame l’amour de la municipalité pour l’or gris. « La ville se recentre sur ce patrimoine […] qui fait l’identité et la richesse de la Ville de Grenoble », affirme-t-elle sur Télégrenoble le 6/03/2017, à propos de la rénovation d’un minuscule pont en béton installé au Jardin des Plantes.

Pour la tour, c’est une autre paire de manches que pour ce petit pont. « Tous les problèmes sont présents ici. Elle a souffert du gel, de la pollution et chaque face a réagi différemment à ces attaques. Selon la hauteur, les dégâts du temps sont variables. Enfin, elle a été surdimensionnée en acier », décrit Cédric Avenier. Pour ceux qui n’ont jamais observé de près le bâtiment, précisons qu’on voit effectivement plein de barres de métal toutes rouillées qui tentent de s’extraire de leur gangue de béton. Avec cette armature, elle ne risque pas de tomber, mais on ne peut pas s’en approcher car le béton se délite, et des fragments s’en détachent parfois.

Chercheurs et techniciens vont donc se pencher à son chevet. Évidemment, tout cela coûte trop cher pour notre pauvre mairie. Ainsi, la moitié de l’enveloppe devrait être assurée par l’État et le Département. Pour le reste, innovation toujours, la Ville souhaite proposer des mécénats aux entreprises, et compléter la cagnotte par une souscription. Mieux vaut se préparer au matraquage publicitaire pour « sauver la vieille dame ». Au Postillon, on serait plutôt pour un accompagnement de fin de vie dans la dignité. Depuis le temps qu’elle espère se casser la gueule, pourquoi ne pas lui administrer un sédatif puissant, avant de réaliser un suicide assisté à coups de boule de démolition ? Ou un démontage participatif, avec recyclage des gravats sous une autoroute à vélos ?

C’est cette damnée tour qui a fait entrer Grenoble dans le monde du béton et qui l’a mise dans l’état où elle se trouve : une ville grise où le patrimoine récent se résume au Palais des Sports, en béton, au musée de Grenoble, en béton, ou à la MC2, en béton. Les écolos, derrière leur habituelle façade « innovante », perpétuent cette symbolique du béton vainqueur. Pas cher, pas beau, mais solide, ce matériau n’est jamais critiqué par nos élus. Pire, ils préparent une apologie de l’industrie. En effet, autour de la rénovation de la tour, différents événements seront organisés. L’objectif : « [mettre] en valeur les qualités plastiques de ce matériau qui a façonné la ville du XXème siècle ». Pas un mot sur les ravages écologiques de ce matériau dont certains ont été évoqués par Arte (30/05/2016) : « [le sable], on le trouve dans le béton, qui alimente, au rythme de deux tonnes par an et par être humain, un boom immobilier ininterrompu. […] Alors que le sable des déserts est impropre à la construction, les groupes du bâtiment ont longtemps exploité les rivières et les carrières. Puis ils se sont tournés vers la mer, provoquant ce qui est en train de devenir une véritable bombe écologique. » On ne parle même pas de l’empreinte carbone, l’énergie nécessaire pour nettoyer et acheminer le sable, etc. Faut-il vraiment dépenser des millions pour sauver cette tour, symbole de l’uniformité du béton-roi ravageur ?

La Tour Perret, étendard publicitaire du béton

En 1923, un rempart protège le sud de Grenoble à l’emplacement des Grands Boulevards. Au-delà, la ville est un espace vert gigantesque, parsemé de fermes et de taches blanches : les vaches. Le maire Paul Mistral va se mettre à commander de façon frénétique des habitations pour accueillir les masses immigrées (de France et d’ailleurs), venues quémander un travail. Problème, le béton armé n’inspire pas assez confiance même si on l’utilise déjà sur différents projets.
En 1925, l’exposition internationale braque les projecteurs mondiaux sur Grenoble. Paul Mistral profite de l’occasion pour montrer au monde entier l’avancée grenobloise sur les techniques du béton armé. Pour ça, le maire veut construire une grande tour.

En 1923, Auguste Perret n’est pas grenoblois, mais il est innovant, puisqu’il est l’un des premiers à utiliser le béton armé, une matière qu’il estime « bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle. » C’est à lui qu’on confie la Tour, qu’il a la liberté de dessiner comme il l’entend. Il offre ainsi à Mistral et Grenoble 1 680 tonnes de béton et de métal coulées et montées en 11 mois. Grâce à un rapide calcul, on peut estimer que 470 tonnes de sable, et 127 000 litres d’eau (127 m3) ont été nécessaires, juste pour faire le béton. Impressionnant pour une tour qui ne sert à rien, mais qui se retrouve sur des cartes postales dans le monde entier. La tour Perret est alors le plus grand édifice en béton armé jamais construit dans le monde.

À son ouverture, elle remplit le rôle de phare pour l’exposition internationale. Les visiteurs, perdus dans les 21 hectares d’inventions géniales ou de faux villages africains, se repèrent grâce à la tour surmontée d’un énorme projecteur. La pancarte brillante assure la publicité du béton qui gagne en crédibilité. Le cauchemar du « tout béton » se dessine.

Mistral profite de l’exposition pour détruire le rempart au sud de la ville, tout comme les casernes militaires présentes sur le parc qui porte son nom. Ainsi, pendant que Perret gribouille sa tour, d’autres architectes taillent leur crayon pour redessiner Grenoble. Sont construits dans les années suivantes, tout en béton, les mastodontes imposants du 44 et 46 rue Thiers, l’énorme immeuble à côté du boulevard Gambetta (précurseur des grands immeubles des Grands boulevards), ou les HBM (habitations bon marché) de Capuche puis celles de l’Abbaye.

Curieusement, ces morceaux d’histoire ouvrière sont en voie de disparition. Sur pression de l’Anru (agence nationale de la rénovation urbaine), qui ne donne de l’argent que s’il y a des démolitions, la mairie a décidé de faire tomber les barres de l’Abbaye, jugées désuètes et insalubres. Ces bâtiments ne sont certes pas en grande forme, mais si on peut sauver la Tour Perret, pourquoi pas eux ? Parce qu’ils n’apparaissent pas sur les cartes postales ? Au passage, la Ville espère modifier la sociologie du quartier peuplé en grande partie de gens du voyage sédentarisés. Les immeubles «  reconstruits sur le site seront proposés en priorité aux locataires précédents, dans la limite de 50 %. » Et comme d’habitude dans ce genre d’opérations, peu d’habitants devraient revenir une fois les barres reconstruites.

Destruction des ultimes symboles de la mémoire ouvrière et sauvetage de la Tour Perret, emblème du béton-roi ? Une certaine lutte des classes urbanistique, où les élus rouges-verts ont choisi leur camp.