Accueil > été 2024 / N°73

Vis ma vie de femme de ménage

éssorées comme des serpillières

L’État est pourtant censé montrer l’exemple. Sur la question du ménage, deux grèves récentes ont montré que le modèle défendu par les représentants de l’État en Isère était celui de la sous-traitance et de la dégradation des conditions de travail pour les salariées. À Science-Po Grenoble, l’école des futures élites, le ménage, auparavant réalisé par des salariées de l’institution, a été sous-traité. Pour la Préfecture, les impôts ou la Direction départementale des territoires, la sous-traitance était déjà effective depuis longtemps. Mais une tentative de coup de force du nouveau délégataire Élior-Derichebourg a entraîné une grève longue et pugnace de la part des salariées. Certaines d’entre elles nous racontent leurs difficiles conditions de travail et le combat mené.

Les réveils de Fatima et d’Abla sonnent à 4h tous les matins de la semaine. À peine le temps de s’habiller et d’ouvrir la fenêtre qu’elles sautent dans leur voiture, café à la main. L’une se rend à la Poste de Varces où elle est embauchée par Atalian, un sous-traitant, l’autre à la mairie de Gières où elle travaille pour ADN Propreté. La journée débute à 5 heures, avant que les employés n’investissent leurs bureaux. Elles rentrent ensuite chez elles à Pont-de-Claix préparer à manger avant de repartir pour Grenoble. Le gros de la journée se fait ensuite à la Direction départementale des territoires (DDT) et à l’Inspection du travail qui sous-traitaient leur ménage au groupe Élior-Derichebourg avant la grève des femmes de ménage. Ensuite, Fatima nettoie trois soirs par semaine les locaux de l’Adate pour le compte de l’entreprise Framex et deux soirs les locaux d’Onet à Claix, une entreprise de nettoyage (!). Abla, elle, nettoie la CPAM, employée par Stem Propreté. Retour à la maison à 21h30. Elles mangent, ferment la fenêtre et vont se coucher, quand elles ne s’endorment pas sur le canapé.

Les deux sœurs ont déjà participé à plusieurs grèves dans le nettoyage. Fatima se souvient : «  La première c’était en 2014, ils voulaient supprimer des postes. En une semaine de grève, ils ont reculé. Quand Élior est arrivé en 2021, ils ont voulu nous faire signer des contrats polyvalents c’est-à-dire qu’ils pouvaient nous appeler sur différents sites. On a fait grève une journée et c’était plié. » Mais le groupe Élior-Derichebourg est revenu à la charge le 23 février dernier. Au petit matin, treize salariées travaillant dans les administrations publiques découvrent un courrier recommandé dans leur boîte aux lettres. Il leur indique qu’elles devront désormais travailler au CHU ou dans les EHPAD également gérés par le groupe, à compter de la semaine suivante. « Ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », raconte Fatima. Le jour même, la trentaine de salariées des différents sites concernés par les mutations se mettent en grève. Abla assure : « On n’avait pas le choix, pour nous ce sont des licenciements déguisés, ils ont envoyé des mutations aux plus anciennes et il n’était pas prévu de les remplacer. En plus, travailler en milieu hospitalier ou avec des personnes âgées c’est d’autres protocoles, plus difficiles. » Ces changements entraînaient quantité de problèmes de transport (elles n’ont pas toutes une voiture) ou d’emploi du temps, comme l’explique Alba : « Ils voulaient nous faire bosser les week-ends alors qu’on ne travaille que la semaine dans les administrations et qu’on s’est battues pour que ce soit la journée. Là, un grand groupe arrive et croit pouvoir piétiner ça. »

Elles se réunissent alors devant le Centre des finances publiques, banderoles et drapeaux en main et tiennent un piquet de grève en comprenant vite que cette lutte sera difficile à mener. « Pour nous remplacer, Élior envoyait des intérimaires qui n’étaient même pas au courant que nous faisions grève, déplore Fatima. Les chefs de service sont venus nous provoquer, ils nous filmaient, nous disaient qu’on allait perdre les chantiers. On est venu leur dire d’arrêter et l’un d’eux m’a donné des coups et m’a fait tomber, j’ai eu cinq jours d’ITT. » Pas de quoi entamer leur détermination. Les semaines suivantes, elles multiplient les actions et les manifestations. Le 8 mars, pour la manifestation féministe, Abla se casse la voix au micro du camion-sono de la CGT «  Derichebourg du balai, on n’est pas des serpillières ! » scande-t-elle en chœur avec les autres grévistes et Rachel Kéké, une ancienne femme de ménage devenue députée du Val-de-Marne qui a fait le déplacement. Elles se réunissent aussi devant la Préfecture le 14 mars en espérant y être reçues. On y rencontre Zaza, 62 ans, qui nettoie tous les jours le troisième étage de l’Inspection du travail «  J’ai 2 heures 30 pour faire trente bureaux, quatre toilettes, quatre couloirs et deux salles de réunion. J’ai un handicap à la jambe depuis que j’ai eu un accident. Au bout d’1 heure 30 si j’ai trop mal, j’arrête. Là ils veulent muter deux personnes sur les quatre, moi je peux pas.  » On rencontre ensuite « la Préfète », de son vrai nom Fatiha, qui nettoie, entre autres, le bureau du haut fonctionnaire. Elle explique : « Deux employées sur les sept qui travaillent ici ont reçu des lettres de mutation ». Hocine, son collègue, renchérit : « La charge de travail va nous retomber dessus. Déjà quand l’une de nous a un accident ou part en vacances on ne s’en sort pas ! » Mohammed, qui travaille aussi à la Préfecture, est présent par solidarité : «  Nos collègues sont comme nos sœurs, lorsqu’elles ont reçu ces lettres je les ai vues pleurer pour la première fois. Ils nous font beaucoup de mal, on est stressés. Même si notre frigo est vide on restera solidaires tant qu’ils ne feront pas marche arrière. » Elles seront finalement reçues pendant près d’une heure avant de ressortir avec des mines déconfites. « Ils ont dit qu’ils découvraient notre situation et qu’ils allaient voir ce qu’ils pouvaient faire » soupire Abla. Cela faisait pourtant deux semaines que la Préfecture n’était pas nettoyée.

Au bout de trois semaines, le groupe Élior-Derichebourg se retire du marché, annulant de fait les mutations. Elles continuent leur mobilisation tout de même trois semaines supplémentaires pour demander le paiement des jours de grève, la garantie de ne pas avoir de sanctions et la signature d’un protocole de reprise en bonne et due forme, ce qu’elles n’obtiendront pas. « Nous n’avons jamais été reçues par qui que ce soit de chez Élior, raconte Abla qui s’est beaucoup investie dans cette lutte, on avait rien à perdre de toute façon, ce n’était pas possible de tirer encore sur la corde. » Chaque jour, la grève était reconduite à l’unanimité malgré les pertes de salaire, la fatigue et le Ramadan que tout le monde faisait. « Cette grève nous a permis de nous parler, de nous rencontrer, de nous apercevoir qu’on était toutes dans la même situation, poursuit Abla. Aujourd’hui on est un groupe soudé et si une fille a un problème, on est là pour se soutenir. » Il est d’ailleurs difficile de tenir une conversation avec Abla. Toutes les dix minutes, quelqu’un l’appelle pour lui demander conseil. « Des salariées d’autres sites m’ont même appelée pour nous remercier pour notre combat. Le problème c’est que pour beaucoup de sites, les conditions de travail se dégradent dans le silence. C’est notamment le cas là où les personnes sont seules, c’est là que les patrons attaquent en premier. »

Fatima et Abla font ce boulot depuis respectivement 25 et 30 ans. Les deux sœurs ont grandi en Algérie, en bossant en tant que secrétaire administrative pour l’une et dans le tourisme pour l’autre. Elles arrivent en France en 1991 et se marient. « Nos diplômes n’étaient pas reconnus ici, on aurait dû faire une formation avec le GRETA, mais on n’avait pas les moyens. » Elles trouvent alors des petits contrats dans le nettoyage. «  On ne trouvait que des portes fermées dans les autres secteurs  », se souviennent-elles.

Fatima fait quatre enfants et Abla trois, puis elles divorcent et se retrouvent seules à en assumer la charge. « Il fallait que je me batte, se souvient Fatima. Je ne voulais pas qu’ils fassent le même boulot que moi alors je les ai mis dans le privé et je leur ai payé des cours du soir. Je n’arrivais à les voir que les week-ends. On est passées à côté de beaucoup de choses… » Abla raconte son parcours du combattant : « Pour les enfants y en a qui payent des nounous, moi je faisais appel à des étudiants. On sollicite les voisines, les copines, les grand-mères. La plupart des femmes sont dans des situations précaires, se font violenter. Même quand mon mari était encore là, je ramais seule, il me ralentissait. Après qu’il est parti, je faisais un double plein temps, je travaillais plus de 60 heures par semaine, y compris le week-end. Maintenant avec le recul je me demande comment j’ai fait pour tenir ça.  » Alors que la loi interdit de travailler plus de 48 heures par semaine, la plupart des femmes de ménage dépassent allègrement ce quota en cumulant jusqu’à cinq employeurs différents. C’est ce que Fatima et Abla ont dû faire avant que leurs enfants ne quittent le foyer.

Aujourd’hui, Abla a 58 ans et Fatima 56. Ce boulot les a déjà marquées dans leur chair : «  Toutes les filles ont des tendinites aux poignets, des hernies discales, mal aux épaules et aux cervicales. » Fatima témoigne : «  Moi, j’ai aussi un syndrome du canal carpien et je me suis fracturé le coude en tombant au boulot [42 % des accidents du secteur sont liés aux chutes selon l’Assurance maladie NDLR]. Je me suis aussi déchiré les ligaments du genou droit, j’ai déjà fait quatre infiltrations. » Les raisons de cette usure des corps sont multiples : « On utilise des balais larges qui pèsent très lourd et qui sont durs à manipuler. On doit descendre de gros sacs-poubelles eux aussi très lourds, remplir des seaux dans des points d’eau pas adaptés puis les trimballer partout. Les poignets, c’est dû à l’essorage des serpillières dans la presse du chariot. Sans parler des produits qu’on utilise, ils sont beaucoup plus forts que ceux que l’on trouve dans le commerce. La plupart développent des allergies, on tousse, le produit rentre dans le nez et nous fait tourner la tête. Des fois ils ne nous fournissent même pas de gants. »

Les femmes de ménage grévistes ont en moyenne 55 ans. « Très peu sont celles qui tiennent jusqu’à 64 ans  », témoigne Fatima. « Et puis de toute façon personne n’a le droit à une pension complète à cet âge », renchérit Abla. « Notre collègue la plus âgée a 72 ans. Sa retraite était tellement minuscule qu’elle a dû continuer pour la compléter. Certaines sont en inaptitude, d’autres en mi-temps thérapeutique ou multiplient les arrêts maladie. Beaucoup partent puis reviennent travailler malgré la douleur. Elles restent pour leurs gamins, pour pouvoir les éduquer correctement. Moi j’ai été opérée de la jambe et il y a eu des complications : le médecin voulait m’arrêter plus d’un mois. J’ai repris quand même. Beaucoup ne se mettent pas en arrêt maladie. Les dépenses sont réglées au centime près. »

« Mentalement, c’est dur aussi  », confie Abla. Déjà, le nombre d’heures effectuées et les horaires décalés réduisent drastiquement les possibilités d’avoir une vie sociale. Fatima abonde : « Même au boulot on est isolées. Parfois on ne se voit même pas. Ce n’est pas pour déplaire aux patrons, ça les dérange qu’on parle ensemble. La plupart n’osent pas se plaindre par peur de perdre leur boulot. Si on leur tient tête, on est traitées de perturbatrices. » En plus de cela, elles sont régulièrement confrontées à des actes ou des propos racistes. « La majorité des salariées viennent du Maghreb, explique Abla. Le racisme est partout, les gens sont hautains avec nous, ils nous prennent de haut. On est déjà tombées sur des clients qui disaient “on ne veut pas de noirs dans nos bureaux”. Dans ce cas les employeurs font le nécessaire, car ils ne veulent pas perdre le marché. Il y a de la discrimination, je sais que les chefs préfèrent prendre une blanche ou même un homme plutôt que moi. » C’est ce que Fatima explique avoir vécu en début de carrière : « Quand j’ai commencé j’avais un CDI chez ADN. J’avais un conflit avec une collègue qui était française. Je me suis fait licencier et le patron m’a dit qu’il la gardait parce qu’elle était française. Ça m’a fait un grand choc. »

Abla, par ailleurs déléguée syndicale à la CGT, a vu défiler des dizaines d’employeurs en 30 ans de carrière. «  Il faut savoir que les appels d’offres se font environ tous les quatre ans. Lorsqu’un nouveau sous-traitant arrive, les six premiers mois on est stressées, on dort mal. Normalement, ils sont obligés de nous proposer les mêmes contrats que ceux que l’on avait avant, mais dans les faits ils les modifient souvent. Par exemple, une fille qui travaille à la Préfecture est venue me voir parce qu’on lui a dit “tu recopies ça, tu signes et tu me l’envoies”. On s’est aperçues qu’ils lui avaient enlevé 30 minutes par jour pour le même travail ! Ils profitent que certaines ne savent ni lire ni écrire. » Les exemples d’abus de pouvoir sont nombreux : « En 2008 je bossais chez Onet. Il y avait un nouveau chef d’agence à la DDT qui nous avait dit “avec la crise économique, on va devoir réduire votre temps de travail”. Résultat on s’est toutes retrouvées avec une heure en moins. Ils ont voulu nous faire le même coup pendant le Covid alors que déjà, on n’avait touché aucune prime. Pourtant les protocoles étaient plus lourds et on prenait des risques… »

C’est la société MSEI, pour qui elles ont déjà travaillé, qui va reprendre le marché abandonné par Élior-Derichebourg. « Eux sont plus corrects, explique Abla, enfin, je veux dire qu’ils ne vont pas essayer de gratter quelque chose sur notre dos. Mais il y aurait encore beaucoup à obtenir. Déjà des hausses de salaire, ce n’est pas normal que l’on soit au SMIC toute notre vie. On n’a pas de prime, pas de treizième mois non plus. Puis il faut favoriser le temps de travail la journée plutôt que les petites missions avec des horaires décalés. C’est nous, la richesse de l’entreprise, on est parmi les plus maltraitées et les moins bien payées, alors qu’on fait un métier essentiel.  »

Essentiel, mais pourtant invisible, jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent. En quelques semaines, les trente grévistes auront fait plier Élior-Derichebourg, le mastodonte aux 134 000 salariés et 5,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Fatima se réjouit : «  On a donné une belle leçon à ce groupe. J’espère que ça donnera du courage et des idées à d’autres femmes. »