Dès qu’il fait beau, ils sont quelques-uns à revenir.
Les vieilles cités de l’Abbaye, ce sont trois ensembles d’immeubles, à peu près identiques. Au milieu de chaque îlot, une grande cour, quelques jeux pour gamins, des arbres, des bancs. Les fins d’après-midi où il ne pleut pas, ils se retrouvent là. « Ils », ce sont certains anciens habitants du quartier, partis depuis quelques mois ou quelques années.
Ce jour-là, on croise entre autres Bob et Max (1), qui ont grandi dans cette cité. Bob, la quarantaine, « regrette vraiment d’être parti. Ils nous ont mis la pression il y a trois ans, ont tout fait pour nous faire partir en urgence, nous ont dit que c’était vraiment dangereux. Mais aujourd’hui rien n’a bougé. » S’ils reviennent souvent ici, c’est parce que cela restera à jamais leur quartier. Certaines familles ont pu déménager à côté, d’autres un peu plus loin, mais beaucoup regrettent l’ambiance de cette cité. « C’est sûr, je suis au calme maintenant, il n’y a plus personne où j’habite » regrette Bob.
Antoine nous rejoint. Bob et Max nous le présente comme le « maire du village ». « J’ai des souvenirs du quartier où c’était quelque chose de phénoménal. Au niveau convivialité, au niveau familial, c’était superbe ! On se connaissait tous entre nous. Dans les quartiers un peu huppés, les gens c’est à peine s’ils se disent “bonjour”, alors que dans les quartiers populaires, c’est populaire quoi. Y avait plein de fêtes, des mariages, des baptêmes, on se mettait tous au milieu de la place et des platanes et on mangeait tous ensemble. »
Antoine vend des matelas sur le marché de l’Abbaye depuis 40 ans, juste à côté des vieilles cités. La soixantaine, il a toujours habité dans le quartier, un temps au Grand Châtelet et ces 25 dernières années aux vieilles cités (voir l’encart). Il est de la famille Jussi, l’une des grandes familles gitanes de l’Abbaye, avec entre autres les Servan, les Modeste, les Baptiste. La plupart des habitants de ce quartier étaient des « voyageurs » sédentarisés. Un bouquin de 2004 (2) raconte qu’il y a plus de 600 personnes de cette communauté habitant le quartier de l’Abbaye ou du Grand Chatelet. Toutes seraient issues d’un même couple, Etienne Alexandre Baptiste et Marie Jallet, qui eurent sept enfants à la fin du XIXème siècle. Légende ou réalité ? L’attachement à ces vieux immeubles s’explique aussi par ce côté « grande famille ».
Antoine Jussi fait partie des derniers habitants des vieilles cités. Début mars il y avait encore une quinzaine d’appartements occupés, sur les 240 que comptent la cité. Deux semaines plus tard, un canapé et une vieille télé au bas des immeubles : au moins deux appartements de plus avaient vu leurs locataires déménager.
Le devenir des vieilles cités de l’Abbaye est en suspens depuis un moment. Construits dans les années 1930, ces immeubles appelés aussi « volets verts », propriété du bailleur social Actis, sont parmi les premiers logements sociaux de Grenoble. Rénovés en 1978, mais mal entretenus, les premiers signes de fatigue sont apparus il y a une dizaine d’années. « En 2011, il y a eu une grosse alerte à cause d’une fissure sur un immeuble » se souvient Marie Fernandez, une militante de l’Alliance citoyenne, association de locataires qui se « battent pour leurs droits ». Mais la municipalité Destot s’est hâté de ne rien faire et n’a pas impulsé la rénovation de ces immeubles.
Soixante-dix-neuf ans au compteur, Marie Rodriguez, se fait appeler Xena. « Ça vient de Xena la guerrière, c’est les gitans qui m’ont donné ce surnom. » Parce que depuis 2015, Xena s’est beaucoup investie pour accompagner les habitants des vieilles cités : « En 2015, on est allé voir les habitants avec l’Alliance citoyenne et on s’est rendu compte que certains appartements étaient vraiment en piteux état. Alors on a monté plusieurs actions, en interpellant notamment le maire avec des slogans comme “Avec Piolle, tout dégringole”. » Cette mobilisation pousse la mairie à décider de la démolition totale de ces immeubles historiques. En 2017, le directeur général d’Actis Stéphane Duport-Rosand, assurait à Place Gre’net (11/04/2017) : « On s’oriente donc maintenant plutôt vers une opération de démolition-reconstruction. » Peu de temps après, un premier immeuble sur la place Joseph Riboud, l’un des trois îlots, est détruit. Mais depuis, aucune autre démolition.
C’est que la disparition totale de la cité annoncée n’a pas plu à tout le monde. La conseillère municipale déléguée au patrimoine historique et à la mémoire, Martine Jullian, s’est abstenue sur la délibération actant cette démolition. Un « collectif pour la sauvegarde de la cité de l’Abbaye » s’est monté et a obtenu 1300 signatures pour s’opposer à la démolition.
Et puis la ville de Grenoble est labellisée « ville d’art et d’histoire », notamment avec la condition de ne pas démolir les vieilles cités de l’Abbaye considérées comme un « patrimoine du XXème siècle ».
Après des mois de flou, la mairie renonce finalement à la destruction totale, non sans se contredire au passage. Il y a quelques années, la rénovation était soi-disant impossible à cause de la qualité du béton dans les immeubles. Aujourd’hui, c’est finalement possible : si deux autres immeubles devraient tomber (en plus de celui de la place Joseph Riboud) et faire place à de nouvelles constructions, les douze autres seront réhabilités. En fait ces revirements ne sont pas seulement dus à des questions techniques : il s’agit aussi de question d’argent, la ville et Actis pouvant obtenir plus de fonds de l’État pour démolir et reconstruire plutôt que pour rénover. La prime au recyclage n’a pas encore atteint le secteur du bâtiment, à moins qu’il ne soit labellisé « patrimoine ».
Les habitants militaient-ils pour la démolition ? C’est ce qui semblait ressortir des mobilisations de l’Alliance citoyenne : « Il y a eu vraiment un manque d’entretien alors c’était insalubre, assure Marie Rodriguez. Dans des appartements il y avait des moisissures, des asticots, plein de problèmes électriques. »
Mais cet avis n’est pas partagé par tout le monde. Si les habitants restants qu’on a rencontrés regrettent la mauvaise isolation phonique et thermique, ils ne se plaignent pas trop de l’état de leur appartement. « La démolition ou la réhabilitation, moi je m’en fous, précise Bob. Le problème c’est que ça traîne depuis des années. On aurait aimé que ça aille plus vite, quelle que soit la solution choisie. » Ce qui agace, comme toujours dans ce genre d’opération de « renouvellement urbain », c’est l’abandon progressif, le mauvais entretien des montées, les problèmes signalés jamais réparés. Une stratégie réfléchie, également à l’œuvre dans les immeubles menacés de démolition à la Villeneuve (voir Le Postillon n°43), pour pousser les habitants à partir et accepter les propositions de relogement.
Maryse travaille elle aussi sur le marché de l’Abbaye, son stand est une grande « solderie ». Habitante des vieilles cités depuis 57 ans, elle fait partie des dernières habitantes. « Je suis bien où je suis alors j’ai un peu tardé à faire ma demande. Il y a un an et demi, ils nous disaient que ce n’était pas pressé, et puis là tout d’un coup c’est devenu urgent, je dois être partie avant fin avril. » Il reste un seul autre appartement occupé dans sa montée : « Au numéro d’à côté, le dernier habitant part à la fin du mois de mars. Ils veulent fermer les bâtiments. » La plupart des immeubles sont déjà obstrués, fenêtres et portes étant fermées par des plaques de Sitex et des dispositifs anti-squatters. Beaucoup d’efforts sont faits pour que ces logements vides et inutilisés ne puissent pas servir à des mal-logés. « Ils veulent avant tout faire partir les gens avant de savoir ce qu’ils vont faire exactement des immeubles », analyse Justin, un militant du DAL (droit au logement).
Maryse est une « paysanne » ou une gadji, appellation donné par les gitans aux non-voyageurs. Mais elle aussi aimerait rester dans le quartier : « J’ai mon petit fils qui vient manger tous les midis, j’ai ma fille, mes amis qui peuvent me rendre des services à n’importe quel moment. Mais pour l’instant on m’a fait qu’une seule proposition et elle ne me va pas. » Juste à côté, il y a les immeubles du nouveau Châtelet, tout beaux tout neufs quoique un peu moins charmants que les vieilles cités. Entre les immeubles, les petits espaces verts sont derrière des grilles, une fermeture contrastant avec les belles cours centrales de l’Abbaye.
Maryse aurait aimé aller dans ces immeubles, mais on ne lui a rien proposé là-dedans : « Pourquoi j’aurais pas le droit à du neuf moi ? Il y en a qui ont eu des appartements ici qui viennent de Fontaine, et moi qui ai toujours habité ici j’y aurais pas le droit ? »
Christine n’est également pas pressée de partir : « Je suis toute seule maintenant, je peux faire ce que je veux. À un moment il y en a qui venaient pisser et chier dans le hall, c’est pour ça que j’ai mis une affiche en faisant croire qu’il y a une caméra invisible à l’œil nu. Et ça a marché : depuis c’est à peu près propre. » Elle n’a pas entendu parler de date limite de départ, et au téléphone la chargée de com’ d’Actis ne peut pas nous en dire plus. Selon Marie Rodriguez, tous les habitants devraient être partis avant la fin de l’année. « C’est sûr que je trouverais pas au même prix, poursuit Christine. 70 mètres carrés, 376 euros loyer eau et chauffage, c’est imbattable. J’aimerais rester dans le quartier, parce que j’y suis très attachée. Avant il avait une réputation de merde, maintenant il y a plein de jeunes couples qui achètent ici. »
Le quartier, bien situé entre le centre-ville de Grenoble et le campus, est visiblement en plein dynamisme immobilier. Chaque rue autour des volets verts a son chantier ou son panneau « prochainement ici » avec des photos de résidences modernes. Comme l’a dit le conseiller municipal de secteur Thierry Chastagner au conseil municipal du 25 mars : « L’Abbaye est un quartier populaire en transition sociale, économique et écologique. »
Cette fin de cycle pour les immeubles des vieilles cités devrait accentuer le changement de population dans le quartier : les 240 logements des volets verts étaient des logements sociaux. Après la rénovation par la Sem (société d’économie mixte) SPL Sages, seulement 35 % d’entre eux devraient l’être, selon ce qui a été annoncé au conseil municipal du 25 mars. Et encore « avant c’était tous des logements “vraiment” sociaux, regrette Justin. Après il n’y aura qu’un tiers des 35 % qui devraient être de la même catégorie. »
À écouter les élus, cette évolution serait inéluctable à cause de l’ancienneté des bâtiments et du coût engendré par la rénovation. Pourtant, la cité de la Capuche regroupe elle aussi de vieux logements sociaux, encore plus âgés que ceux de l’Abbaye puisque datant des années 1920. Et pourtant, eux ne sont pas menacés de destruction ou de vente et resteront 100 % sociaux.
« En vingt ans, avec la rénovation du quartier Châtelet, il y aura eu une énorme baisse de logements sociaux dans le quartier, poursuit Justin. C’est pour ça que la concertation mise en avant par la mairie est malsaine : la mairie a invité les habitants actuels à imaginer le quartier de demain alors qu’ils n’y auront plus leur place. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Ces Gens-là, Cent ans d’histoire de la communauté gitane à Grenoble est un bouquin édité par l’Adhac (association des habitants abbaye Châtelet et le Codase (Comité dauphinois d’action socio-éducative).
« On n’a pas manqué de pain et d’amour, le reste on s’en fout »
Antoine Jussi, « voyageur », a habité, à l’âge d’un an, en 1960 au Grand Châtelet avant de déménager, une fois marié, dans les années 90 aux vielles cités. Il vend des matelas sur le marché de l’Abbaye.
« Nous, on n’a jamais voyagé, mon grand-père il est né dans la montée Chalemont, rue Saint-Laurent. Notre famille Jussi, elle est connue. Ce sont mes arrières grands-parents qui sont arrivés d’Italie en 1850. Moi je me définis comme un voyageur de nationalité italienne, je suis Sinti.
Dans le quartier, il y avait beaucoup d’Italiens de Corato, des Espagnols aussi, il y avait un mélange, tout le monde s’entendait bien. On jouait aux billes ensemble, on allait à l’école ensemble, j’ai eu beaucoup de copains qui n’étaient pas voyageurs.
Les gens vivaient au jour le jour, ils avaient 100 sacs, ils les dépensaient et le lendemain ils repartaient travailler. Y avait pas l’instinct de mettre de côté pour s’acheter des terres, des maisons, c’était pas dans nos mœurs chez les voyageurs. Mes parents n’ont jamais été propriétaires, moi non plus. On n’a pas manqué de pain et d’amour, le reste on s’en fout. C’est un choix de vie. Je suis pas à l’affût des gros sous, je m’en fous. J’ai pas vendu un matelas aujourd’hui. Je mène ma petite vie tranquille.
Dans les années 70, l’Abbaye c’était le far west, connu dans toute la France, ça a été chaud. Y a eu une réputation ici, à l’époque y avait de la délinquance, pas celle qui existe aujourd’hui, c’était surtout du proxénétisme, pas du trafic. Y a eu des années où y avait des règlements de compte mais avec un certain respect, c’est plus sauvage maintenant. Ils faisaient leur business mais c’était des mecs qui étaient droits. Les règlements de compte c’était entre eux. »