Dans votre bouquin, on apprend qu’il y avait autour de 20 000 crétins et 100 000 goitreux au milieu du XIXème siècle. Une maladie due à une carence d’iode qui entraînait un arrêt de la croissance physique et intellectuelle, le développement d’un gros goitre sur leur cou, et une certaine débilité, jusqu’à l’incapacité de prononcer le moindre mot. Vous racontez les multiples controverses scientifiques et médicales sur les façons de les soigner, puis la manière dont le crétinisme a été éradiqué au début du XXème siècle. Un siècle plus tard, on n’en entend plus du tout parler, à de très rares exceptions près. Pourtant juste à côté de Grenoble, il y avait des villages où un quart ou un tiers des habitants étaient crétins. Pourquoi les a-t-on "oubliés" ?
Sans doute, la rapidité de l’éradication du crétinisme a-t-elle joué dans cet oubli. à partir de la décision de la commission suisse du goitre et du crétinisme en 1922 – introduire de l’iode dans le sel de consommation courante – la pathologie est massivement guérie en quelques années. Matériellement, il n’y a plus guère de crétins dans les Alpes dès les années 1930. Ce qui est un soulagement, sûrement, mais provoque aussi une sorte d’effacement de l’histoire, comme si l’on avait vaincu une maladie honteuse. On n’en parle plus. Et le crétin n’existe plus, dès lors, que dans l’imaginaire, comme le souligne la célèbre insulte du capitaine Haddock lancée à Tryphon Tournesol : « Crétin des Alpes ! » Le caractère même du crétin ou de la crétine explique également cet effacement : il n’a jamais pu « entrer dans l’histoire » car il n’en a pas les capacités physiques et mentales. Généralement inertes, souvent laissés dans leur village, les crétins ne font pas trace dans les archives : ni violence, ni démence, ni délire, ni pulsion sexuelle. On n’en trouve par exemple aucune mention dans la galerie d’« anormaux » proposée par Michel Foucault. Sûrement parce que Foucault n’en a croisé aucun dans les archives. Le crétin n’est pas un déviant, mais un malade ; ce n’est pas un arriéré qu’on peut tenter d’éduquer. Son évolution est arrêtée dans la petite enfance par sa carence en iode provoquant un grave dérèglement de la thyroïde : il est inerte dans l’histoire. Personnellement, ce silence et ce retrait me touchent beaucoup, j’y vois le véritable primitif du monde. Mais cette pathologie manque indéniablement de spectaculaire, de violence, d’exemplarité, pour avoir pu laisser une trace. C’est d’autant plus pathétique qu’il est simplement ordinaire.
Vous racontez la façon dont Balzac évoque les crétins dans Le Médecin de campagne, en se fondant sur le village de Voreppe. Il raconte comment certains habitants étaient attachés à leurs crétins et comme ils se sont battus contre la déportation de certains dans des asiles. Selon vous, pour Balzac, « le crétin doit disparaître si le progrès doit vaincre, (...) il est l’ultime trace du refus du monde moderne, rapide, repus, notable et affairé. En cela, sa débilité est irrécupérable, polémique, dépositaire d’une certaine grandeur non réconciliée. » Le crétin est-il symbolique d’un refus du progrès et du monde moderne ayant existé dans les montagnes le siècle dernier et qui a lui aussi été complètement « oublié » ?
Assez tôt, il existe une réponse, certes minoritaire, mais réelle, parfois brillante et drôle, souvent ironique, au développement touristique alpin du XIXème siècle. J’en donne deux exemples qui me paraissent révélateurs et « prophétiques » : Rodolphe Toepffer et Alphonse Daudet. Dans ces deux cas, le crétin joue le rôle de révélateur des ridicules du touriste. L’écrivain genevois, dans ses Voyages en zigzag (1844), adopte le crétin et goitreux, qui porte cette parole muette que jamais l’on écoute, fait entendre une voix qui s’adresse de manière contradictoire au touriste jugeant trop rapidement, admoneste au nom de la tradition alpine ceux qui transforment l’Alpe en folklore dominé, presque colonisé. Le crétin est un pamphlet lancé, au nom des origines du vivant et de la tradition, à la modernité qui, persuadée de son bon droit, imbue de sa bonne conscience progressiste, va trop vite. Toepffer écrit cette phrase, que je trouve magnifique : « Quand ils cheminent solitaires dans leur bois, dans leurs montagnes, les crétins y ont, pour mystérieux compagnons, des impressions, des souvenirs, des sentiments : cette gorge leur peint l’enfer, mais voilà pourquoi, lents, engourdis d’apparence, crétins de condition, ils vivent. Tandis que tant d’autres, lestes, agiles et se remuant sans cesse, bougent plutôt qu’ils ne sont vivants. » Et Daudet est incroyablement drôle quand, face au touriste suréquipé en alpiniste, il fait intervenir le crétin, autre stéréotype attendu dans Tartarin sur les Alpes. Mais son ironie mordante propose un double portrait où le plus crétin des deux, entre une vieille idiote et un Tartarin montagnard, n’est pas forcément celui que l’on croit : « La vieille, écrit Daudet, leva vers lui une face terreuse, avec un goitre qui lui baillait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique d’une vache suisse, puis, après l’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois qu’elle les ouvrait, la vue de Tartarin planté devant elle, le piolet sur l’épaule, semblait redoubler sa joie. » Le notable de province en goguette touristique est immédiatement démonétisé par la crétine dont le rire polémique venu du fond des âges révèle les prétentions ridicules.
Pour certains, l’arrivée de « l’homme conditionné par la machine » allait provoquer un développement du « crétinisme », parce que les progrès d’ordre scientifique font baisser le niveau intellectuel. La symbolique du crétin paraît donc ambivalente. Elle représente à la fois la résistance au progrès, et aussi pour d’autres le futur de l’humain suite à l’invasion des machines. C’est contradictoire ?
Il existe, dans les années 1920, une véritable terreur vis-à-vis des machines qui seraient en train de transformer l’homme en robot, de le décérébrer. D’où cet usage du « crétinisme » comme avenir de l’homme machine, happé par la société industrielle en plein développement. Anatole France, qui est alors LE grand écrivain français, utilise souvent cette thématique. Évidemment, l’homme-crétin produit par la machine n’est pas le même que le crétin des Alpes ; le premier se trouve à l’aboutissement de la chaîne industrielle, le second remonte à l’origine de l’humanité. Mais le mot est le même, ce qui démontre surtout la diffusion d’une figure dans l’imaginaire du temps. Une fois le crétin disparu des montagnes réelles, commence son existence fantasmatique dans les représentations de la décadence du monde.
Vous évoquez également Chappaz pour qui la grimace de l’idiot paraît la meilleure arme à opposer à l’invasion des touristes, aux manœuvres des soldats suisses ou aux vautours de la spéculation immobilière. Aujourd’hui, dans les territoires montagneux – en tous cas autour de Grenoble –, on n’entend plus parler de résistance à l’invasion de touristes ou à la spéculation immobilière, parce que tout le monde a l’air de les souhaiter. Où trouve-t-on aujourd’hui la « fierté crétine » dont vous parlez ? Que reste-t-il de « l’ultime visage authentique » offert par le crétin à la montagne ?
Les crétins ont disparu des Alpes il y a un siècle, c’est un fait. Ce que je nomme la « fierté crétine » est une revendication de ce primitivisme, qui traverse l’imaginaire et les représentations depuis la seconde moitié du XXème siècle, et concerne la littérature, la poésie, l’imagerie, le cinéma, la musique, toute une « culture alpine » où l’on voit ressurgir la figure du crétin, devenue mythologique et symbole d’un refus de l’exploitation commerciale et touristique des Alpes. Un poème de Chappaz, une nouvelle de Max Frisch, une carte postale ironique de Plonk et Replonk, un film de Luc Moullet, une chanson du groupe Laids crétins des Alpes, tous revendiquent cette forme de fierté crétine (…) qui conteste aussi l’une des pratiques phares du tourisme alpin, la randonnée d’aujourd’hui. Voici deux visions antagoniques de la montagne : le crétin inerte et immobile attaché à son village préservé, buveur et blagueur, face au « trekkeur », pire encore à l’« ultra-traileur », constamment en mouvement et pressé, transportant la ville à la montagne via son équipement moderne, ses habitudes, ses loisirs, son culte de la performance et sa course permanente contre la montre. Je trouve qu’il y a précisément dans cette fable inversée quelque chose de la « fierté crétine ».