D’où est venue l’idée de devenir avocat pénaliste ?
Je suis issu d’un milieu social plutôt difficile et défavorisé. Mon père était ouvrier et ma mère a été femme de ménage. Et à un moment donné, elle décide de sortir de sa condition et elle va racheter un fonds de commerce, dans les années 1960, une épicerie en bas de l’immeuble où nous habitons, à l’île Verte. Elle conclut cette acquisition en s’engageant à payer une somme mensuelle complètement disproportionnée par rapport à ce que le fonds de commerce peut générer comme bénéfices. Elle fait un investissement, achète une nouvelle banque réfrigérée et elle s’endette. Mon père, fort heureusement, continue à travailler comme ouvrier chez ce qu’on appelait avant Merlin Gerin [aujourd’hui Schneider Electric] et ma mère se bat comme une diablesse mais ne va jamais parvenir, au vu de l’endettement, à faire fonctionner cette épicerie. Elle va devoir déposer le bilan et on lui propose de déclarer faillite. Le problème, c’est qu’à l’époque, déclarer faillite est une infraction. Comme elle a peur pour ses enfants, elle s’engage à rembourser les dettes. Elle va voir des avocats qui la conseillent mal et qui s’en foutent car elle n’a pas les revenus suffisants. à l’époque, il doit y avoir 30 à 40 avocats sur Grenoble, ce sont les rois ! Ma mère va donc rembourser sur 20 ans. Elle fait tout pour que ma sœur et moi n’en souffrions pas mais on le voit car on va se faire saisir. C’est horrible, on rentre de l’école – j’ai alors 8 ou 9 ans - et il n’y a plus rien dans l’appartement. C’est le drame familial et un traumatisme !
Malgré votre jeune âge, ce drame familial fait office de déclic pour votre future vocation ?
Ma mère a perçu qu’il fallait savoir se défendre et que si elle avait eu les connaissances, elle n’aurait pas subi. Elle va donc faire le projet, un peu fou à l’époque, que ce qu’elle n’a pas pu réaliser, elle, c’est son fils qui va le faire. Mais ce n’était pas une injonction, elle voulait surtout que je réussisse scolairement et qu’éventuellement, dans ce cas, je m’oriente vers une carrière d’avocat. L’idée vient donc d’une injustice. Ma mère n’a rien fait d’autre que travailler et acheter honnêtement - et cher - ce fonds de commerce. Elle s’est battue et bêtement, elle n’a pas voulu déclarer faillite, elle a préféré rembourser ses dettes. Voir travailler aussi difficilement mes parents, voir mon père faire trois journées par jour pour payer des dettes, se levant à 3h pour venir à 4h à Merlin Gerin puis rentrant à 13h, se couchant une heure, refaisant une autre journée en tant que peintre - sans être déclaré bien sûr -, puis quelquefois allant au marché de gros, j’ai trouvé ça monstrueux ! J’ai pris très tôt conscience de cette injustice car je la subissais.
Comment, à partir de ce constat, allez-vous vous diriger vers une carrière d’avocat ?
Scolairement, au début, je n’en avais rien à faire. Puis progressivement, j’ai compris que le moyen de combattre cette injustice que j’éprouvais, c’était peut-être l’école. Au début, je pense à ce métier d’avocat et après, l’idée dort car il faut d’abord réussir scolairement pour pouvoir choisir. Naïvement, je me dis que je veux venger l’injustice sociale qu’ont subie mes parents. Et quand je vois le metteur en scène Armand Gatti, fils d’immigré, dont le père a été tué dans des conditions terribles [celui-ci meurt, en 1942, des suites d’un tabassage lors d’une grève d’éboueurs], je me dis que ce qu’il fait, j’aimerais bien le faire, et que le meilleur moyen d’y parvenir, c’est d’être avocat pénaliste. J’estime que ceux que je défends, qu’on montre du doigt, qu’on stigmatise, ce sont les opprimés. Même si ce sont des voleurs, des trafiquants, ils n’ont pas choisi. J’ai une forme d’indignation naturelle face à l’injustice, qui est ancrée en moi et se nourrit aussi de littérature, de sociologie.
Comment se déroulent vos premiers pas en tant qu’avocat ?
Je passe donc le diplôme d’avocat en 1977, je rentre sur le marché du travail et à l’époque, il faut trouver un stage – maintenant, on peut mettre sa plaque directement – et c’est déjà la croix et la bannière. Les avocats que je vais voir, qui sont alors 30 à 40 sur Grenoble - contre 600 aujourd’hui - , osent me dire : « c’est saturé ». Ils protègent leurs privilèges ! Heureusement, je suis sportif, je fais du handball à un haut niveau à Saint-égrève, et le président du club n’est autre que Maître Balestas [ancien bâtonnier du barreau de Grenoble], qui me propose un stage. Il a beaucoup de dossiers donc il délègue beaucoup. Mon premier dossier chez lui, c’était un policier qui était accusé. Et dans mon esprit, défendre un policier, c’est contre-nature, ce n’est pas ma vision de ce travail. Mais quand je me retrouve chez le juge d’instruction, le fameux Paul Weisbuch [connu notamment pour avoir instruit l’affaire des « filles de Grenoble »], et quand je sens qu’on accuse un homme de façon exagérée, l’indignation revient comme un réflexe. Le problème, c’est qu’en-dehors de cette situation, le milieu des avocats me déplaît fortement. Je ne me sens pas à ma place : à l’époque, il n’y a pas beaucoup de personnes issues d’un milieu populaire. En raison de cette sensation, je vais partir et abandonner. Après avoir prêté serment, je fais six mois chez Maître Balestas puis une double raison va me pousser à faire ce choix. D’abord, cette sensation que j’éprouve, et puis un jour, je croise un ami de lycée, qui me dit « ça y est, tu es satellisé maintenant ». Parfois, des choses anodines produisent des effets. J’ai bien vu l’image du satellite qui tourne bêtement à faire la même chose et je me dis « je suis jeune et on me traite de satellite, comme si j’étais mort ».
Vous faites donc ensuite un long break dans votre carrière...
Oui, je monte un projet de bourse au Canada et je pars, avec celle qui deviendra ma femme, faire une maîtrise de sciences politiques à l’Université de Montréal, et non du droit. Je fais une année propédeutique [année d’apprentissage préparatoire à la poursuite d’un cycle d’études] pour voir si ça marche, je suis chargé de cours et grâce à cette maîtrise en sciences politiques, je vais « rencontrer » théoriquement, par les livres, celui qui va devenir pendant des années mon mentor, Pierre Bourdieu. Au Canada, il y a une institution appelée aide juridictionnelle, comme ici sauf qu’elle est un service public. Là-bas, elle n’existe pas au départ et ce sont des avocats qui, par un mouvement social de contestation, vont imposer ce service public. Les avocats, même pénalistes, sont des fonctionnaires. Je décide donc de faire une thèse sur ce sujet : comment une institution publique naît-elle, avec des avocats qui sont par nature des libéraux ? Pour expliquer ça, j’intègre Bourdieu, et tout en poursuivant mon cursus au Canada, je m’inscris en DEA à Grenoble. Je vais comprendre, grâce à Bourdieu, pourquoi moi, fils d’ouvrier, je me sens mal en qualité d’avocat. C’est une forme de psychanalyse par la sociologie. On va rester de nombreuses années au Canada et grâce à ce voyage, à la fois géographique et intellectuel, en revenant, je vais pouvoir m’assumer en tant qu’avocat et fils d’ouvrier. Je le revendique et j’en suis fier.
A quel moment décidez-vous de redevenir avocat ? A votre retour à Grenoble ?
Pas immédiatement. Quand je reviens, je veux finir ma thèse et je vais donner des cours : j’enseigne en BTS mais aussi à des étudiants qui sont sortis d’un circuit différent du droit (lettres, histoire, géographie) et veulent s’orienter vers le marketing ou autre chose. Ça me plaît beaucoup et je découvre que, moi qui me pensais timide, je manipule la parole très bien et mes élèves ont du plaisir. Mais très vite, je me rends compte que ce n’est pas très bien payé et qu’il y a une forme de routine. Je rencontre alors des ex-collègues de fac, installés comme avocats depuis des années. Je leur demande conseil, on ne peut pas dire qu’ils m’accueillent à bras ouverts, la concurrence étant très forte dans ce métier. Mais je choisis de recommencer, 14 ans après : je prête serment en 1977, je m’en vais et je redeviens avocat en 1991 ! Je suis un peu comme Vergès qui a disparu, sauf que moi, on sait où j’étais... Ce n’est pas une démarche facile, pour revenir, il faut être gonflé, on ne sait pas si ça va marcher. J’aurais pu, à ce moment-là, mettre ma plaque directement mais je m’impose de refaire ce que je devais faire lorsque j’ai prêté serment : un stage. Je vais ainsi réapprendre en passant par plusieurs cabinets et par les commissions d’office.
La décision d’être pénaliste s’est-elle imposée naturellement ?
Aujourd’hui, je peux dire que j’ai choisi le pénal mais j’ai plus l’impression que c’est le pénal qui m’a choisi. Quand j’ai recommencé, avec des gens plus jeunes que moi, qui voulaient faire du pénal, on s’est retrouvés à la maison d’arrêt tous les samedis : ils étaient motivés mais sur les quatre-cinq qui allaient là-bas, le seul qui continue à en faire, c’est moi. On ne sait pas pourquoi mais je pense que ça vient de l’indignation que les clients ressentent. Ils sentent que vous prenez leurs problèmes à bras-le-corps, que vous ne faites pas semblant. Je pense que la trajectoire dit beaucoup sur l’aptitude ou non à exercer cette profession.
Selon vous, faut-il absolument ressentir cette indignation pour être un bon avocat de la défense ?
C’est ma vision personnelle mais je pense qu’il y a des confrères qui sont beaucoup plus détachés. Un ancien bâtonnier, qui vient de prendre sa retraite, prétendait que le client n’avait rien à nous dire, que tout était dans le dossier et qu’il n’y avait pas de nécessité à s’indigner. Il y a une forme de plaidoirie très froide, très technique, sans mettre d’émotion. Or j’estime que dans ce métier de pénaliste, s’il n’y a pas d’émotion, il n’y a pas de plaisir. Du sang et des larmes, c’est ce qui arrive dans les cours d’assises : du sang parce qu’on défend quelquefois des meurtriers, des larmes car les parties civiles sont souvent en larmes et même si on est du côté de la défense, on éprouve cette émotion.
Quels rapports entretenez-vous avec les avocats des parties civiles, qui défendent des supposées « victimes » de vos clients ?
Je vous donne un exemple. Un homme se voit reprocher l’assassinat d’une jeune fille qu’il a invitée à venir le rencontrer, au prétexte qu’il est employeur. Il lui propose un entretien d’embauche, c’est un piège. Il va la violer, l’égorger et la faire disparaître dans la nature. Il est interpellé et renvoyé pour assassinat. Je plaide qu’il n’y avait pas de préméditation et ainsi la peine à laquelle il est condamné va être très acceptable, au vu des faits particulièrement sordides. L’avocat de la partie civile, une fois le délibéré rendu, vient me voir et me dit : « vous l’avez tuée une deuxième fois ». C’est honteux de la part d’un professionnel de dire ça à un autre professionnel, au motif qu’il a bien fait son travail. Les rapports entre avocats sont terribles !
Les passes d’armes entre avocats, lors d’un procès, sont-elles réelles ou jouées ?
Quand on le fait, ce n’est pas joué. Lorsque l’on fait bien son boulot, on va au bout de soi-même et quelquefois, cela suscite des diatribes, qu’on regrette ensuite. La cour d’assises, c’est de la boxe intellectuelle ! Cela peut être très conflictuel. Dans notre serment, on a une obligation de délicatesse, de modération et de dignité. Alors la dignité, je veux bien, mais la délicatesse et la modération, quand on est en défense, ça me paraît contraire à la profession. Que veut dire être délicat face à un procureur qui, à vos yeux, demande une peine injuste ? L’indignation n’est-elle pas une qualité contraire à l’exigence de délicatesse ? Je le pense. Les relations avec les confrères pendant les audiences, en cour d’assises, peuvent être terribles. Je ne parle pas du confrère en tant que Maître Machin mais en sa qualité de représentant d’une partie civile. La partie civile a le droit d’exprimer son émotion, même son désir de vengeance, c’est humain. La justice existe pour éviter cela. Ce qui est révoltant, c’est lorsque le confrère abuse et utilise cette émotion pour que l’accusé prenne beaucoup plus que ce qui est nécessaire.
Cela peut-il susciter des rancunes tenaces avec certains de vos confrères ?
Ça peut laisser des traces mais je ne suis pas d’un naturel rancunier car je trouve que c’est de l’énergie perdue. Je suis plutôt partisan d’oublier, une fois la robe enlevée. La robe sert aussi à ne pas oublier qu’on exerce une profession. C’est un peu une protection, un bouclier. Quand on l’enlève, on doit mettre de côté ce qui s’est passé dans l’arène. En effet, la cour d’assises, il ne faut pas le nier, est un peu une arène et le taureau est l’accusé. Avant de l’abattre, il y a une multitude de piques qui lui sont assénées. Celui qui a fait le mal, on lui fait payer, d’une part par la peine qui est prononcée, d’autre part par la prison à laquelle on le condamne et enfin, on lui fait payer pendant toute l’audience.
Vous êtes amené à défendre des gens ayant commis des actes horribles, pourtant vous devez tenter de leur obtenir la peine la moins lourde possible. Existe-t-il des impératifs moraux qui contrarient le métier et l’exigence de la défense ?
On ne fait pas de morale, on fait du droit. Je vous donne un autre exemple : un jour, dans la presse, on apprend qu’un septuagénaire joue aux boules avec des amis, près des trois tours de l’Ile Verte, il montre l’argent qu’il a gagné et fanfaronne un peu. Mais des jeunes gens le voient, le pourchassent et le tuent. Quand je lis ça, la victime ayant plus ou moins l’âge de mon père, je me dis que si l’agresseur vient me trouver, je ne le défendrai pas parce que c’est vraiment dégueulasse. Pourtant le hasard fait que l’accusé me désigne. J’avais fait cette réflexion à mon père en lui disant « tu vois, quelqu’un comme ça, je ne le défendrai pas ». Et mon père me répond : « c’est ton métier ». Et quand cette personne me désigne, quand je la rencontre, ce n’est plus celle qui est décrite dans la presse ni celle que le procureur accuse. Autre exemple, dans le procès actuel pour proxénétisme aggravé [dix personnes, dont trois champions de taekwondo, ont comparu devant les assises de l’Isère, du 18 mai au 5 juin], la compagne de mon client est venue dire : « mon compagnon a fait quelque chose de mal mais il n’est pas mauvais ». Il y a un décalage, c’est rare de voir une coïncidence entre ce que la personne a fait et ce qu’elle est. Quand ça arrive, on a affaire à un monstre ! Cela arrive de temps en temps dans une carrière mais c’est rare. Celui auquel je pense, c’est le Turc qui a assassiné ses deux enfants [Mustapha Avci, en 2009, à Bourgoin-Jallieu] en les étouffant avec un oreiller durant leur sommeil. Là, on atteint la limite de la défense et on peut se questionner sur un impératif moral, surtout quand l’homme ne donne pas d’explications. On sait qu’il va être condamné et on estime que la condamnation est légitime et nécessaire. Je le sais, je porte une robe mais je suis aussi un citoyen. Par contre, est-ce qu’on est convaincu de la légitimité et de la nécessité de la prison ? Ma réponse est non.
Pouvez-vous préciser votre position sur la prison ?
Si la prison était simplement la privation de liberté et non une torture permanente... Pour moi, la prison, en France, est une condamnation à la torture qui ne porte pas ce nom mais qui en est une. Qui peut prétendre le contraire ? Enfermer un homme dans 9 m², quand il a la chance d’être seul - la loi impose cette solitude mais c’est rarissime -, voire la plupart du temps deux hommes dans 9 m², qui peut me dire que ce n’est pas de la torture ? Il n’est pas nécessaire d’être claustrophobe pour éprouver cette sensation terrible de l’enfermement 22 heures sur 24, avec un fenestron, une toilette commune... C’est horrible ! La peine n’est-elle pas plus grave que l’infraction ? Bourdieu parlait de violence symbolique de l’état. Là, elle n’est pas symbolique, c’est une violence légitime, physique et mentale. Ce n’est pas difficile de s’indigner quand des procureurs demandent des peines démesurées et disproportionnées. Il n’y a pas longtemps, au tribunal correctionnel, sur une peine maximale de 10 ans, un procureur a réclamé les 10 ans ! Ce n’est pas moi qui assurais la défense de l’accusé mais j’ai été horrifié. Heureusement qu’il existe quelquefois des magistrats du siège indépendants. C’est la difficulté de ce métier : en France, on plaide pour des magistrats du siège [les juges] contre des magistrats du parquet [les procureurs] mais ce sont les mêmes. Ils changent de poste au cours de leur carrière, parfois dans le même tribunal ! Un juge d’instruction peut devenir procureur et inversement. Notre rêve, à nous pénalistes, c’est que les procureurs aillent à la préfecture... Chacun à sa place !
D’ailleurs, quels sont vos rapports avec le parquet et notamment avec le procureur de la République actuel, Jean-Yves Coquillat, ainsi qu’avec la police ?
Ils sont terribles ! Exemple : je suis devant une juge des libertés et de la détention - aujourd’hui à la retraite - qui ne met personne en liberté. Au bout d’un moment, il y a environ trois ans, je vais la voir et je lui lance : « Madame, je vous le dis au nom de mes confrères, depuis que vous êtes là, vous ne libérez personne. Votre hiérarchie le sait d’autant plus qu’elle est submergée de recours en appels que nous sommes obligés de faire contre des décisions que vous rendez. » Et bien, j’ai été poursuivi par le procureur actuel pour menaces et actes d’intimidation à l’égard d’un magistrat. Le bâtonnier est intervenu en disant : « si vous maintenez cette plainte, on va tous sur le parvis de l’hôtel de police et là, vous allez voir le spectacle ». Il y avait des avocats qui étaient prêts à défiler alors qu’ils n’avaient jamais manifesté de leur vie. On m’a poursuivi sur le plan disciplinaire : du coup, ce n’était plus une infraction pénale mais une « indélicatesse ». Finalement, la commission régionale de discipline m’a relaxé à l’unanimité. Mais le procureur a fait appel et la cour d’appel m’a condamné à un avertissement. C’est désormais en pourvoi devant la cour de cassation. Cela illustre la difficulté que nous avons d’exercer librement notre métier. Monsieur Coquillat l’a reconnu, il n’aime pas les avocats. Quant aux policiers, j’apprends qu’ils interdisent à certains clients de me choisir, en leur affirmant que je suis très cher ou en soutenant que prendre Maître Gallo est un aveu de culpabilité. J’ai dû faire des courriers à ce propos au procureur.
Quelles relations avez-vous avec vos clients ? Restez-vous dans un cadre strictement professionnel ou nouez-vous des liens amicaux avec certains d’entre eux ?
J’ai des clients auxquels je suis attaché affectivement mais il n’y a pas de relations amicales. Je me l’interdis et je n’en éprouve ni la nécessité ni le besoin car ils me prennent suffisamment de temps. Par exemple, avec le détenu qui a été tué à Varces, Sghaïr Lamiri [impliqué dans la guerre des gangs de 2007-2008 et abattu dans la cour de la prison de Varces par un sniper posté à l’extérieur, le 28 septembre 2008], on avait une différence d’âge mais une relation de respect. C’était un gars intelligent, qui illustre bien la trajectoire des pauvres devenus délinquants. Il était issu d’une famille tunisienne très respectueuse de la loi et de certaines valeurs. C’était un boxeur qui a réussi, ancien champion de France, et puis il a eu un accident, une triple fracture du bassin. Ce drame a brisé sa carrière, tant sur le plan sportif que scolaire, et il est devenu délinquant, à cause de son environnement. Lui, je peux le dire, je l’aimais bien. Mais j’ai dû boire un café avec lui, c’est tout. Par contre, à cause de ce drame, j’étais attaché à cet homme : quand il était incarcéré à Lyon, son frère Lassad a été tué. Celui qui lui a annoncé le décès de son frère, c’était moi. Et ça, ça dépasse le cadre de ma profession.
Avez-vous parfois peur de faire libérer des gens qui pourraient être dangereux ensuite ou bien être victimes de règlements de compte ?
On y pense, on l’a à l’esprit mais ça ne doit pas nous interdire d’aller au bout de notre mission. Si le gars conteste sa culpabilité et si le dossier permet d’aller dans le sens de l’acquittement ou de la relaxe, même si l’on sait qu’il pourrait y avoir des conséquences ensuite, on ne doit pas en tenir compte. Je dirais même qu’on ne peut pas en tenir compte. On ne peut pas faire le travail à moitié en disant au client qu’il est mieux en prison qu’à l’extérieur car il pourrait subir ou même faire subir. Cela dépasse nos compétences.
Lors d’un précédent reportage, des habitants de Mistral ont déploré que vous soyez « trop fort » et que vous parveniez à faire sortir tous les « voyous » du quartier. Qu’en pensez-vous ?
Je le prends comme un compliment. Le quartier Mistral, ce n’est pas moi qui l’ai construit. C’est un quartier laissé à l’abandon, avec beaucoup de personnes au chômage, mais ce n’est pas moi qui fais le chômage. Je conteste cette fausse harmonie qui consiste à enfermer des gens dans des quartiers qui ressemblent à des prisons. Pour eux, l’univers de la prison est préparé par leurs conditions d’existence. Ce n’est pas de ma faute s’il y a des problèmes à Mistral. D’ailleurs, c’est un compliment abusif car si je les faisais sortir tous, je le saurais. Ou alors ça voudrait dire que les tribunaux font mal leur travail car ce sont quand même des juges qui les ont libérés. Un avocat ne mesure pas les conséquences des décisions prises par les magistrats et ce n’est surtout pas son travail. Si jamais vous pensez à ça, vous trahissez votre client. Notre métier est difficile à cause de ce genre de questionnements mais on est aussi des techniciens. Si on estime que notre client est accusé à tort, notre mission est de le faire relaxer. Je trouve que les lois sont relativement bien faites, par contre la culture de la détention est plus forte que les lois elles-mêmes. La présomption d’innocence n’existe pas. Selon la loi, la détention doit être exceptionnelle, pourtant neuf fois sur dix, ils mettent au trou et vérifient après.
Certains policiers vous dépeignent comme l’avocat du « milieu » et des caïds de cité. Les délinquants des quartiers se refileraient votre numéro et feraient spontanément appel à vous. Que répondez-vous à cela ? Et comment êtes-vous sollicité ?
De mon côté, peut-être à cause de ma génération, je ne donne jamais mon numéro de portable. Les avocats de la nouvelle génération, eux, le donnent. J’estime qu’on ne peut plus faire correctement son travail si on refile son portable. Si le gars ne me connaît pas quand il est en garde à vue, ça peut être la famille qui appelle mon cabinet et à qui on demande d’appeler la police, puisque c’est comme cela que ça marche – je ne peux pas me pointer directement à l’hôtel de police et dire « bonjour, je veux prendre Machin ». Ou alors ce sont les amis ou le gars directement. Et si c’est un jeune de cité qui fait des conneries, il connaît les grands de la cité qui font des conneries et donc il se dit : « les grands de la cité ont pris Gallo donc je vais prendre Gallo ». Après, il y a aussi les interventions à la télévision, les gens associant celui qui est passé à la télévision à celui qui est bon.
Vous défendez certains des accusés du double meurtre de Kevin et Sofiane, en 2012 [le procès devrait débuter le 2 novembre devant les assises de l’Isère], l’une des affaires les plus retentissantes de ces dernières années. Quelle est votre ligne de défense ?
Celle que j’ai annoncée depuis le début du dossier. On reproche à tous la volonté d’homicide. Or, certaines de ces personnes ne connaissaient même pas Kevin et Sofiane, n’avaient pas eu maille à partir avec eux et n’avaient donc pas de motifs pour leur en vouloir. Comment alors leur reprocher une intention homicide ? Ça, c’est sur le plan du mobile. Sur le plan matériel, il y a des personnes qui ne les ont pas touchés et qui sont renvoyées pour homicide, d’autres qui les ont à peine touchés... Comment établir une relation entre l’absence de mobile et des faits matériels quasi inexistants ? On est déjà descendu d’assassinat à meurtre mais je pense que la bonne qualification serait « violences volontaires avec armes ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». La difficulté, c’est d’imputer un acte précis à X, Y et Z. Je pense que la gravité du dossier a autorisé les autorités judiciaires à renvoyer devant la justice une multitude de personnes. C’est une façon d’apaiser l’opinion publique en disant « regardez, on a bien fait notre travail » !
L’UMP et maintenant le PS prétendent que la criminalité a explosé, depuis quelques années, à Grenoble. La « guerre des gangs » de 2007-2008 a ainsi marqué les esprits par sa violence. Souscrivez-vous à cette vision ?
La question qui se pose, c’est comment se fait-il que dans une petite ville comme Grenoble, il y ait autant de criminalité ? On en parlait avec certains confrères qui disaient « peut-être qu’on aurait dû être à Paris, à Lyon, à Marseille », et moi je rétorquais « c’est vrai mais en même temps, à Grenoble, il y a des dossiers d’envergure ». Pour répondre à cette question, il faudrait faire l’histoire de la délinquance à Grenoble. Ça a commencé par les Corses et les Italiens, après-guerre, ensuite les Gitans sont arrivés, puis les Italiens ont laissé la place aux gens des cités et issus du Maghreb... C’est une histoire pauvre. Selon le proverbe, « les gens heureux n’ont pas d’histoire » ; créez du malheur et vous aurez de la délinquance. Mistral, Villeneuve, Limousin, Teisseire : quand vous faites le compte des quartiers pauvres, vous avez déjà une partie de l’explication. Après, peut-être que ce sont des gens qui n’acceptent pas la pauvreté... Car un délinquant, c’est quelqu’un qui n’accepte pas sa condition et qui crie. C’est une révolte qui n’a pas d’explication théorique ni politique, mais ça reste une révolte. Peut-être que c’est dans les gènes du Grenoblois que de contester, protester et se battre contre sa condition, même si les délinquants se battent d’une manière très particulière. Mais je pense à des gens intelligents comme Sghaïr Lamiri ou un autre accusé que j’ai défendu... Je suis sûr que beaucoup d’entre eux pourraient utiliser leur énergie rebelle à des fins de contestation plus officielles.
Vous insistez beaucoup sur les causes sociales et politique de la délinquance. Utilisez-vous fréquemment ces arguments dans vos plaidoiries ?
Pour moi, chaque plaidoirie est une plaidoirie politique, au sens large du terme. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’avocats qui pensent comme ça. Lorsqu’on est dans une audience et qu’un magistrat, un président notamment, a des propos accusateurs, certains avocats ne les entendent même pas. C’est cette capacité à voir, à entendre ce qui est injuste, qui fait qu’on est compétent ou pas. Exemple, une juge d’instruction demande l’incarcération d’un homme et pour cela, elle doit rédiger une ordonnance. Elle écrit : « attendu que M. Machin est le bras droit de X ». Elle qui est supposée instruire à charge et à décharge écrit que le gars est coupable par l’utilisation de cette expression « il est le bras droit » de celui qui est le gros coupable du dossier. Je le raconte à certains confrères, ils n’entendent pas et trouvent ça normal. Tout cela coûte des efforts : la capacité d’indignation, c’est une chose, mais après il faut avoir l’énergie et la carapace pour contester et ça, c’est très difficile. En effet, les « incidents » provoquent des réactions d’hostilité terribles. Il faut supporter l’hostilité qu’on suscite en dénonçant ce qu’on croit être injuste.
Êtes-vous particulièrement fier de l’un de vos résultats ?
Il y a le gars dont je vous ai parlé, qui était poursuivi pour assassinat : comme il était tombé pour meurtre, sans que la préméditation soit retenue, il m’avait écrit qu’il était fier de mon travail, que je connaissais tout le dossier et que je l’avais sauvé de la folie. Le plus beau compliment qu’on m’ait fait, c’est une femme qui s’est trompée en m’appelant Docteur, je la reprends et là, elle me dit : « Oui mais vous êtes un médecin de l’âme ». C’était extraordinaire. Sinon je n’ai pas de décisions en particulier qui me reviennent à l’esprit et je ne peux pas trop en parler non plus car les choses dont on est fier, ce sont les acquittements qui ne sont pas mérités. C’est très rare.
Arrivez-vous à séparer votre vie professionnelle et votre vie personnelle ?
Je n’y arrive pas, je suis toujours avocat, même quand j’enlève la robe. Les seuls moments où je ne le suis plus, c’est quand je lis un bon livre ou que je vais voir une pièce – j’adore le théâtre et je ne manque aucun festival d’Avignon. Je rentre chez moi le soir, je me réveille à 5h, les dossiers me reviennent à l’esprit... J’y pense tout le temps, même en allant me promener. Heureusement, j’ai une femme très patiente, qui s’y intéresse aussi, donc on échange. C’est un peu un exutoire car si un pénaliste ne peut pas échanger, alors il doit être très fort mentalement. Certains y arrivent, c’est une qualité car le fait d’être taraudé en permanence est une fatigue mentale. Ce métier me manquera-t-il à la retraite ? Bonne question... C’est tellement fatiguant qu’on doit en éprouver un repos mental salutaire mais en même temps, c’est si passionnant qu’on se demande par quoi notre esprit pourra être occupé et intéressé.