Accueil > Décembre 2017 / N°43

Un campus plus smart les bibliothèques à la trappe

Il nous faut rétablir une certaine justice. On a beaucoup parlé des fermetures de bibliothèques à Grenoble, ciblant la bande à Piolle et leurs choix austéritaires. Mais en fait il y en a plein d’autres des bibliothèques en péril. A Saint-égrève, les bibliothèques de Fiancey et Rochepleine vont fermer. À Claix, celle de Pont Rouge a déjà baissé le rideau. Mais c’est surtout sur le campus que des rayonnages vont tomber : fin septembre, une « lettre de cadrage de la politique documentaire » de l’Université Grenoble-Alpes (UGA) annonçait que près d’une vingtaine des « bibliothèques des composantes » allaient fermer boutique. Les « composantes », ce sont les unités de formation et de recherche (UFR), qui disposent chacune d’une petite bibliothèque pour regrouper la documentation spécifique à leurs matières. Des bibliothèques très utiles à des étudiants et des chercheurs, qui tentent de se mobiliser contre ce projet de « smart-campus ».

On a commencé à se réunir à une dizaine début octobre ». Yassine fait partie des étudiants de l’Arsh (Arts & sciences humaines) mobilisés pour sauvegarder les bibliothèques. Et étonnamment, cette mobilisation a pris : « Le 25 octobre, on a fait une assemblée générale dans l’Arsh où il y a eu environ trois cents personnes, des étudiants, des profs, des doctorants, du personnel administratif. » Une affluence qui a même surpris des professeurs : « ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu un sujet qui mobilise autant et à tous niveaux – ce qui montre qu’on touche au cœur vivant du travail universitaire », se réjouit un enseignant-chercheur en philosophie. « Juste après nous étions une cinquantaine à investir le bâtiment de la présidence de l’UGA pour lui demander la liste de toutes les bibliothèques concernées », raconte Samy. Et il y en a dix-neuf sur la liste : ce sont toutes les bibliothèques situées à moins de cinq cents mètres des deux bibliothèques universitaires centrales. L’idée de la direction, c’est de transférer les livres des « bibliothèques de composantes » dans ces bibliothèques centrales, puis de transformer les anciennes bibliothèques en « espaces numériques de travail ».

C’est le progrès : has been, les étagères pleines de bouquins ; has been les bibliothécaires qui chuchotent « veuillez parler moins fort s’il vous plaît on est dans une bibliothèque » ; has been, les recherches au hasard dans d’épais fonds documentaires. Le progrès c’est de bosser sur un ordinateur, ou une tablette, enfin un machin électronique et connecté. Le progrès c’est de cliquer des mots-clefs pour enrichir les propriétaires de moteurs de recherche et d’user ses yeux derrière un écran. Mais il reste encore des étudiants qui n’ont rien compris et qui se demandent : « comment faire sans accès direct aux imprimés sur notre lieu de travail ? Sans un accès à des document spécialisés, à une expertise fine, à des ateliers de recherche, à une aide à la recherche fournie par le personnel de la bibliothèque ? »

Suite à l’assemblée générale, les étudiants pro-bibliothèques ont décidé d’aller perturber le conseil d’administration de l’UGA du 27 octobre. « On est arrivés à une soixantaine, poursuit Yassine. On est rentrés en poussant un peu, et puis ils ont stoppé le CA. Après un moment de discussion avec la direction, qui était surprise de voir des étudiants mobilisés contre la fermeture des bibliothèques. Elle a été gênée d’être mise en difficulté par des étudiants et doctorants, en présence des chefs d’entreprises (qui investissent dans l’UGA). En tant que présidente, elle a décidé de déplacer le conseil d’administration ailleurs, puis d’appeler la police pour nous virer ». Pour la direction, la mobilisation des étudiants n’est pas un sujet : elle assure qu’ « il n’y aura pas de fermeture de bibliothèques », simplement une « évolution » ou une « conversion ». On reconnaît là un argumentaire cher à la mairie grenobloise : vu que les bâtiments ne seront pas fermés, simplement vidés de leurs livres et de leurs moyens humains, il n’y aurait aucune raison de s’inquiéter. Il reste la peau, pourquoi se plaindre de la disparition du cerveau et du cœur ? « C’est un assèchement, résume Rémi, un enseignant-chercheur. On risque de fabriquer un désert, comme l’avaient déjà déploré les collègues de l’ex-université Stendhal. »
Et puis d’abord, rien n’est totalement décidé, assure la présidence. Dans une lettre aux directeurs des UFR, la présidente de l’UGA Lise Dumasy, annonce vouloir « s’appuyer notamment sur une enquête sur les usages dont le projet de protocole est en cours de finalisation ». Stratégie habituelle d’une direction, de vouloir s’appuyer sur des études floues et dont elle est la seule maîtresse. Suite à la mobilisation, la décision a finalement été repoussée à fin 2018, et nul besoin d’avoir un bac +8 pour deviner que les conclusions de l’enquête correspondront au « cadrage » dicté par la direction. Mais pourquoi vouloir faire « évoluer » les bibliothèques ? « Parce que l’environnement des bibliothèques évolue, et qu’il est nécessaire d’adapter nos équipements à l’évolution des usages ». L’argumentaire est là aussi habituel : le monde bouge, il faut donc « s’adapter » à une mystérieuse « évolution des usages ». Le rapport d’enquête sur les usages, confié à la conservatrice Mme Musso et toujours invoqué dans les précédents argumentaires, n’a par contre jamais été communiqué au personnel, qui le réclame régulièrement. Les étudiants ne consultent-ils plus des vieux machins imprimés ? « En tant qu’étudiant en philosophie, on utilise beaucoup la bibliothèque de l’Arsh, assure Yassine. Si nos bouquins spécifiques sont perdus dans l’immense bibliothèque centrale, on ira forcément moins les utiliser ». Un enseignant appuie : « Et puis cette bibliothèque, c’est aussi un espace important pour se croiser et échanger dans un lieu pas trop grand donc convivial. Et c’est du coup un creuset grâce auquel les nouveaux étudiants entrent petit à petit dans la communauté universitaire : c’est un facteur important de leur réussite. »

La vraie raison de « l’évolution » des bibliothèques n’est pas « l’évolution des usages » mais le manque d’argent. Les services de documentation auraient un déficit de 400 000 euros, d’où la nécessité d’économiser. Une somme à mettre « face aux 800 000 euros que coûtera l’abonnement numérique Elsevier en 2018 », soulignent les étudiants mobilisés. Elsevier, c’est « un des plus gros éditeurs mondiaux de littérature scientifique » qui rackette les structures publiques pour avoir accès à leurs articles et études. La différence avec l’achat de bouquins, qui est un investissement (les livres sont acquis pour toujours), c’est qu’à la fin de l’abonnement, il n’y a plus rien. C’est un des nombreux avantages du « numérique ». Mais avoir accès au catalogue de cet éditeur semble bien plus important pour la direction que de maintenir un accès à des livres. Pour devenir un « smart-campus », il faut bien faire des choix.

Le combat qui se joue dans les bibliothèques de la faculté est représentatif des combats actuels : tout l’argent mis dans le numérique n’existe plus pour les objets matériels. L’investissement dans la vie virtuelle nuit à la vie réelle. Dans les écoles, les collèges, ou les lycées, c’est pareil : plus on équipe les élèves de tablettes, moins ils auront de livres et d’assistants d’éducation. À l’UGA, ils ont mis en place récemment la « pédagogie inversée », c’est-à-dire des cours en vidéo que les étudiants peuvent suivre quand ils veulent : de quoi économiser des postes de profs, et rendre les écrans encore plus omniprésents. Yaël Briswalter, conseiller auprès de la rectrice de l’académie de Grenoble, défend cette innovation dans Le Daubé (25/10/2017) : « avant tout, pour l’Éducation nationale, le numérique va se mettre au service de l’apprentissage des fondamentaux : savoir lire, écrire et compter. Nous avons mis en place une expérimentation menée par le CNRS sur l’apprentissage de la lecture à travers un projet appelé e-fran. Il s’agit d’une application qui va permettre d’améliorer la fluidité de lecture (…). Il faut, dès le plus jeune âge, se familiariser aux codes informatiques pour qu’ils sachent maîtriser les algorithmes. (…) On n’évitera pas le numérique, qu’il faut prendre pour un outil, les élèves doivent développer des compétences liées à ce domaine. Ils doivent être formés aux métiers de demain. (…) Maintenant il faut le faire intelligemment, on leur apprend aussi à se déconnecter et aller voir la vraie vie, ouvrir des livres. Ce n’est pas incompatible. » Il y a effectivement une discipline qui a de l’avenir, c’est l’apprentissage à la déconnexion. Reste à savoir si les mannes investies dans le déferlement numérique seront compatibles avec le maintien de l’accès à la lecture d’objets réels pour tous.