Le chœur des soignantes opposées au passe
Suspendues !
« Si les soignants ne veulent pas se faire vacciner, qu’ils changent de métier. » C’est l’infectiologue Karine Lacombe, star des plateaux télés et grenobloise d’origine, qui a balancé ce jugement lapidaire le 14 septembre, la veille de l’entrée en vigueur de l’obligation vaccinale pour les [1] et de la suspension de milliers d’entre elles. Une sortie représentative du discours médiatique dominant sur ces suspensions sans précédent dans l’histoire récente, les soignantes récalcitrantes se retrouvant sans salaire, ni même chômage ou RSA. Pas pour avoir tué ou blessé quelqu’un, juste pour avoir refusé de présenter un document médical à leur direction. Ce sujet a souvent été traité sans aucune empathie pour la situation des soignantes suspendues et sans aucun questionnement sur la pertinence de se priver des soignantes alors que les établissements de santé manquent déjà de personnel qualifié.
Le Postillon a recueilli le témoignage de dix soignantes iséroises opposées au passe, suspendues ou non, bossant dans différents établissements. Et propose un texte original, en mélangeant leurs paroles afin de former un chœur à partir de ces paroles poignantes [2]. Parce que c’est une seule et même histoire, celle de soignantes vivant une grande injustice. Toutes les phrases composant les lignes qui suivent ont donc été prononcées par des soignantes du coin, avant ou après le 15 septembre, jour de l’entrée en vigueur de l’obligation vaccinale.
Je m’appelle Manuela, j’ai 50 ans. Je m’appelle Nadia, j’ai 57 ans. On s’appelle Stéphanie, Isabelle, et Gaelle [3], on a toutes les trois 48 ans. Je m’appelle Alain. Je m’appelle Pierre. Je m’appelle Mathilde [4]. Je m’appelle Yasmina, j’ai 54 ans. Je m’appelle Manon et j’ai 29 ans.
Je suis infirmière depuis 25 ans, je travaille en libéral depuis 10 ans. Je bosse dans un établissement privé, actuellement en réanimation. Ça fait 30 ans. Je suis logisticien au Chuga (centre hospitalier Grenoble-Alpes) depuis 20 ans. Ça fait 13 ans que je suis assistante sociale dans une structure sanitaire à but non lucratif. Je suis kiné en libéral. Je suis praticien hospitalier au Chuga. Je suis médecin aux urgences depuis 20 ans, je bosse à Pont-de-Beauvoisin. Infirmière depuis cinq ans, je suis chargée de prévention santé dans des hébergements d’urgence. Je travaille depuis plus de 20 ans en tant qu’infirmière en psychiatrie. Je suis agent hospitalier en pédiatrie. Ça fait 30 ans que je bosse à l’hôpital couple-enfants et j’adore ce que je fais. Je pense que j’étais faite pour ça depuis le début.
Dès le départ, je savais que je ne me ferais pas injecter. Je préfère faire autre chose, changer de métier. Depuis le début de ce conflit je sais que j’irai jusqu’au bout. Quand Macron a annoncé l’obligation vaccinale, je ne pensais pas que ça passerait. Ça me paraissait complètement insensé qu’ils décident de se passer de certains soignants dans cette période. Je ne suis pas antivax mais sur ce vaccin, je n’estime pas que je mets en danger les patients si je ne suis pas vaccinée. Eux par contre, en virant des soignants, ils vont mettre en danger des patients. Je ne suis pas une rebelle dans l’âme, je suis une scientifique pure et dure. Je suis vaccinée, mais comme beaucoup d’autres, je ne veux pas donner mon justificatif par solidarité. Que des soignants puissent être suspendus sans salaire, c’est complètement disproportionné par rapport aux griefs que l’administration peut avoir contre eux. Ça me retourne le bide. C’est pour ça que je suis dans le collectif des soignants contre le passe. On est environ 250, une partie est vaccinée, l’autre pas.
C’est très difficile, j’ai envie de pleurer. Je vais aller au boulot le 15 et on va me donner un papier pour dire que je suis suspendue. Je suis prête à aller au bout, mais j’ai encore jusqu’au 14 pour changer d’avis. Je n’ai aucune envie de faire quelque chose quand on me force. C’est une atteinte à la liberté de mon propre corps. Ces dernières semaines, on a reçu plein de courriers, de mails pour nous pousser à la vaccination. À force, beaucoup sont allés se faire vacciner ces derniers jours. Moi je suis prêt à aller au bout, à vivre un moment sans aucun revenu. Je suis pas du tout anti-vaccin, mais contre le passe. Cette hystérie autour du vaccin en ce moment, ça permet surtout au gouvernement de dire qu’ils font quelque chose. J’étais contre le passe, je me suis fait vacciner contre mon gré. On ne pensait quand même pas qu’ils allaient vraiment suspendre des soignantes. Début juillet on avait toutes très envie de passer à autre chose, on était toutes fatiguées, on essayait d’oublier les mois difficiles qu’on avait vécus. Moi je voulais me reposer le corps et l’esprit. Sauf que l’annonce du passe m’a ruiné mes vacances d’été. Depuis le 15 août, il faut qu’on se présente devant un vigile pour présenter le passe sanitaire. Alors je vais me faire tester toutes les 72 heures pour aller travailler. Mais à partir du 15 septembre, ce sera l’obligation vaccinale : si je n’ai pas le vaccin, je serai suspendue.
On ne sait pas le nombre exact de soignantes qui ne veulent pas se faire vacciner. Ce qu’on sait par contre, c’est que ça fait longtemps qu’on n’est pas assez nombreux. On se bat aussi surtout pour l’accès au soin, c’est scandaleux que des personnes non vaccinées ne puissent pas rentrer dans l’hôpital. On nous traite de folles, d’extrémistes ou d’inconscientes, mais quand j’explique ma version, ma logique, tous mes patients comprennent très bien et préféreraient que je continue à les soigner plutôt que d’être suspendue. On n’a pas touché la prime du Ségur parce qu’on n’était pas considérée comme des soignantes, mais aujourd’hui, pour l’obligation vaccinale, on fait partie des soignantes… C’est n’importe quoi de toute façon, en pleine épidémie, on a demandé à des soignantes positives au Covid d’aller travailler parce qu’il manquait du personnel, maintenant on les chasse sans même le droit au chômage. En 2020 les soignantes étaient des héroïnes et aujourd’hui on nous suspend. C’est insupportable pour moi de ne plus pouvoir faire le travail que j’aime. Le gouvernement a laissé travailler des soignantes malades du Covid, sans masque, sans blouse, comment je pourrais accepter d’être suspendue aujourd’hui, sans salaire et sans chômage ? À la clinique on est très peu de non-vaccinées, environ vingt-cinq, mais ça diminue tous les jours, les filles flippent alors elles se font vacciner ou se font mettre en arrêt maladie. C’est déjà le chaos, on manque gravement de personnel alors même si on est que dix à être suspendues, ça sera déjà trop, les collègues ne vont pas pouvoir amortir. Des politiques gravement condamnées ont quand même le droit au chômage, nous si on refuse de présenter notre passe, on n’y a pas droit, on nous suspend sans aucun revenu. Mon espoir, c’est que l’obligation vaccinale cesse au 15 novembre, date fixée pour l’instant pour la fin du passe sanitaire. Cet été j’ai fait des heures sup’ pour pouvoir passer deux mois sans salaire. Mais si ça continue, je n’aurai plus de réserve alors je suis déjà en train d’angoisser. J’angoisse plus maintenant que pendant les vagues de Covid. Je me disais qu’avec toutes les contradictions et mensonges depuis la pandémie, la seule bonne stratégie pour la vaccination c’était l’explication et la transparence, pas la contrainte. L’adhésion est pour moi indispensable pour un vaccin, on ne peut pas faire de forcing. On sait que les gestes barrières sont efficaces pour éviter la transmission du virus. On nous suspend car on n’est pas vaccinées alors qu’on peut transmettre et contracter le virus autant que nos collègues vaccinées, à qui on ne demande pas de test PCR. Les collègues vaccinées font porter autant de risques que moi aux patients. Pendant le premier confinement, on était en sous effectif, on bossait à trois au lieu de dix, mais on a tout fait pour maintenir les soins, sans compter nos heures, dans des conditions très difficiles. Je ne peux pas entendre aujourd’hui que nous sommes dangereuses ou irresponsables. En août, un premier mail du boulot nous a confirmé qu’on serait obligée d’être vaccinée. Je me suis dit qu’ils étaient obligés d’envoyer le mail, mais que concrètement, ils ne pourraient pas mettre dehors les récalcitrantes au 15 septembre. Fin août, je suis parti 15 jours en vacances sans trop savoir la suite.
J’ai complètement pété un plomb le 14, mon copain m’a amenée voir mon médecin qui m’a arrêtée. C’est la première fois de ma vie que je suis arrêtée en trente ans de carrière. Normalement je ne prends jamais de médocs mais là j’avale des trucs pour dormir. Je suis arrêtée 15 jours jusqu’au 27 septembre et après je devrais être suspendue. Je ne suis pas très drôle comme fille en ce moment.
Quand ils disent qu’il y a seulement 3 000 soignantes suspendues, ils trichent vachement sur les chiffres, parce qu’il y a plein de gens en arrêt maladie, d’autres qui ont posé tous leurs congés, ou des congés sans solde. Beaucoup ont trouvé des solutions provisoires en espérant que ça s’arrête bientôt. Mais aujourd’hui en fait, j’ai bien peur que ça ne s’arrête jamais. Je joue la montre en attendant je ne sais pas quoi. Comme quoi même à 50 ans, on peut croire au père Noël. Peut-être je ne serais plus jamais une soignante, ce qui paraît complètement dingue et impossible. Je ne suis pas comptée dans les chiffres de soignantes suspendues alors que dans une semaine j’en ferai partie. Mais dans une semaine, les médias ne parleront plus du tout de nous.
Avant le 15 septembre, j’ai fait le choix de me faire vacciner pour rester dans le système. Dehors, on n’existe plus. Il faut aussi se protéger, ne pas trop s’exposer. Je suis en règle aujourd’hui. Quelques collègues kinés sont allés au bout et ont fermé au moins temporairement leur cabinet.
J’ai arrêté de travailler depuis le 15. Pour l’instant je n’ai rien reçu de l’ARS (agence régionale de santé) mais je respecte la loi. Mes collègues du cabinet ne seraient de toute façon pas d’accord pour que je travaille, même si elles respectent mon engagement. Et puis si je travaille, l’assurance maladie ne me remboursera plus mes actes. Sur Voiron, on est trois infirmières libérales à être suspendues, donc mes anciennes collègues vont se retrouver avec plein de boulot. Je suis allée boire des cafés chez des patients, mais j’ai plus le droit de les soigner.
Je voulais jouer la montre et ne pas donner mon passe tout de suite. Mais dans mon établissement j’étais complètement isolée, alors on m’a mis la pression et finalement je l’ai donné un lendemain de nuit de garde, alors que j’étais très fatiguée. Je me suis sentie minable, je n’ai même pas la petite fierté de les avoir fait attendre jusqu’au 14. J’ai pleuré de me sentir dépossédée.
Le 14, j’ai reçu une lettre, j’ai fini ma journée, on m’a dit de ne pas revenir à l’hôpital couple-enfants. Je suis pourtant motivée, j’ai envie de travailler, mais on m’empêche de bosser. J’attends de voir les semaines qui vont passer, voir si ça va être levé. Financièrement je peux tenir deux mois.
Le 13 on a reçu une lettre de suspension, j’ai été convoquée à la direction pour qu’elle me soit remise en main propre. Quelques semaines auparavant, j’avais reçu des félicitations de la directrice de l’hôpital pour un appel d’offres remporté et là ils étaient prêts à me jeter comme un malpropre. Devenir praticien hospitalier implique quand même un certain sacrifice, de longues années d’études, un surinvestissement au quotidien, et du jour au lendemain ils peuvent nous jeter ? Vous voyez l’état de choc dans lequel on peut être ? Finalement au collectif, on a décidé que ceux qui pouvaient rester donnent leur justificatif, alors je l’ai fait au dernier moment. C’était pas de gaîté de cœur. Le problème quand on est suspendus, c’est qu’on a plus la voix au chapitre. Certaines sont en règle mais ont quand même maintenu leur décision de ne pas donner de justificatif, aujourd’hui elles sont suspendues.
Il y a deux jours j’ai dû dire à mes patients que je ne pourrai plus assurer leur suivi et leurs soins, c’est anormal, inadmissible. Je suis tellement attristée de ne plus avoir le droit de soigner.
Je suis revenue le 9 septembre, au niveau du boulot, c’était une période compliquée, alors j’ai plongé dedans, mais la date du 15 se rapprochait. Comme j’aime beaucoup mon travail, les équipes avec qui je bosse, j’ai essayé de faire des efforts. J’avais déjà reçu la première dose de vaccin. Alors j’ai proposé au directeur de juste lui montrer mon justificatif, mais qu’il ne le stocke pas. Je n’aurais pas fait ça en bossant pour une autre structure, là j’ai presque été conciliante. Mais il n’a pas accepté et ça m’a soulagé. De toute façon, après la première injection, j’avais perdu instantanément le papier, et je n’ai pas de compte Améli. Quand je suis allé me faire vacciner, j’avais demandé d’ailleurs qu’ils ne fassent pas tous les papiers du passe, mais ils n’ont pas accepté. Comme je faisais ma deuxième injection le 16 septembre, ils m’ont proposé de rester jusqu’au 16 sans justificatif, et que ce jour là je donne le papier de la deuxième injection. J’ai un peu hésité, mais le jour-même j’étais sûre de refuser. En fait je me sens juste incapable de donner ce genre de document. Alors je suis venue le 16, j’ai bossé le matin, et entre midi et deux, le directeur m’a donné un papier qui actait ma suspension. Mes collègues m’ont soutenue, on a beaucoup pleuré pour mon départ.
Ça a créé des tensions entre soignantes alors qu’on était extrêmement soudées pendant le Covid. Dans mon équipe, il y en a qui ont de l’empathie pour moi mais qui ne savent pas trop comment faire, qui me disent « je suis désolé pour toi Manue ça me fait de la peine ». Et puis il y a celles qui sont devenues un peu agressives sur le sujet, et ça me fait de la peine parce que ce sont des gens que j’estimais. J’en veux même pas à mes collègues ni à mon établissement, j’en veux au système qui conduit à ces tensions.
J’ai quand même été assez soutenue par mes collègues, certaines étaient d’accord avec moi même si elles ont fini par se faire vacciner. Je connais une personne qui bossait aux urgences en pédiatrie, ses collègues ne lui ont pas dit un dernier mot pour son dernier jour, elle est partie toute seule à 23 heures, sans aucune empathie.
Il y a un climat tendu dans les couloirs, des invectives toute la journée, des cadres qui insultent les non vaccinées.
Mes collègues ont plutôt été admiratifs de mon courage. Je n’ai pas été méprisé. Je ne sais pas ce qui va se passer après, je vis au jour le jour. Dans ma tête je suis sorti de l’hôpital, je ne sais pas comment je vais vivre, j’ai quelques économies.
On est désespérées de l’indifférence générale, ça fait 15 ans que je vois la désorganisation des soins, cette obligation vaccinale, c’est plus que le coup de grâce. J’ai honte de travailler pour ce système, demain je vais arriver dans le service, certaines vont manquer à l’appel, d’autres vont être là avec un air triomphant, sans aucune empathie pour les soignantes suspendues, en ressassant « zavaient qu’à se faire vacciner ». Tout ça alors que selon les données officielles, si on suit les indicateurs et le remplissage de lits, on n’est plus en situation d’urgence épidémique.
Ça a créé un clivage très important dans certains services, dans notre unité on est nombreuses à refuser le passe alors ça va, dans d’autres services des collègues sont seules, culpabilisées, harcelées par mails, voire moquées par d’autres collègues.
Dans certains centres hospitaliers, notamment à Bordeaux selon les syndicats, des soignantes non vaccinées ont été rappelées parce que la situation était intenable. Vous avez vu à l’hôpital de Pointe-à-Pitre ? Comme trois quarts des soignantes n’étaient pas vaccinées, le gouvernement a décidé de suspendre l’obligation vaccinale des soignantes pour l’instant. Il y a deux poids, deux mesures, on continue dans les aberrations, car si on ne fait pas vacciner les soignantes en plein pic épidémique, alors à quoi sert le vaccin ?
À la clinique, la semaine dernière, il y a eu une grève pour dénoncer le manque de personnel. C’est la première fois qu’il y avait une grève dans cet établissement alors ça a été panique à bord : toutes les opérations ont été déprogrammées.
À l’hôpital de Voiron, toujours selon les syndicats, la moitié des salles d’opération ne peut pas tourner cette semaine faute de personnel, des patients attendent d’être opérés depuis plusieurs jours.
À l’hôpital psychiatrique, on est 39 suspendues et 64 autres qui n’ont pas envoyé leurs documents. On dénonce le fait que les sanctions que nous subissons sont disproportionnées : nous n’avons pas commis de faute grave (erreur médicale, maltraitance ou autre) justifiant une telle sanction : suspendues, sans salaire, sans droit au chômage.
Samedi 11 septembre, on a organisé un voyage en bus à Paris pour manifester. On est parties à 5 heures du mat, revenues à 2 heures la nuit suivante. Il y a eu de nombreuses prises de paroles malheureusement les infos n’ont parlé que de la manifestation des blacks blocs. On est complètement boycottées par la presse nationale, c’est moche car on a besoin d’expliquer notre démarche aux gens, on n’est pas des réac, des antivax, et encore moins des complotistes.
Faut pas faire n’importe quoi, moi je prône les gestes barrières, mais tout ce qu’on est en train de nous faire vivre, ça va abîmer bien plus que ce qu’on a vécu avec le Covid. Dans la vie je suis une battante, et à chaque fois que j’ai cherché une porte de sortie je l’ai trouvée, mais là mes angoisses c’est de me demander où est cette porte ? Aujourd’hui je ne la vois pas. Et là je flippe de ne jamais la trouver, j’ai l’impression qu’il n’y en a pas. Si les gens se réveillaient, on se sentirait moins seules et surtout plus fortes.
Une semaine après le 15 septembre, il y a toujours beaucoup de colère, et aussi un peu d’abattement. Je me sens sur les nerfs, épuisée par les tensions que ça crée dans nos maisons, avec notre entourage et dans la société. Ça fait des semaines que je dors mal, que je ressens un sentiment d’injustice. Le fait de participer aux réunions des collectifs soignants, qui grandissent de semaine en semaine, donne de l’espoir et permet de croiser nos opinions et de rester mobilisées.
Je ne sais pas quelle sera l’issue de notre combat, nous on veut le retrait de cette loi du 5 août, le libre accès aux soins, pouvoir prodiguer des soins de qualité et non subir les fermetures de lits et le manque de personnel. Ce qui est de plus en plus criant, c’est la volonté du gouvernement de détruire l’hôpital public.
Chacun commence à chercher du boulot pour la suite, certaines sont partis faire des vendanges, on m’a proposé de bosser dans une usine. Financièrement ça sera vite un problème, mais psychologiquement c’est un truc de malade. Il y aura un avant et un après pour beaucoup de soignantes, même non suspendues. Ils nous ont profondément blessées. J’ai soigné des gens pendant trente ans et là je suis mise dehors. En dehors de mon cas personnel, cet épisode va entraîner des fermetures de lits et au final faire baisser la qualité des soins pour tous.
Depuis, je m’investis dans des projets collectifs, mais après je ne sais pas du tout comment ça va se passer. Il n’y a pas de fin annoncée de l’obligation vaccinale, je n’attends rien du 15 novembre. Je n’ai droit à aucune aide et ne peux pas retrouver du travail dans ma branche. Je vais faire des choses qui m’intéressent tant que j’ai des économies, au moins j’ai du temps maintenant. Je réfléchirai vraiment quand j’aurai besoin d’argent.
Ne pas donner mon passe ce n’était même pas un acte militant, j’en étais juste incapable. Je ne revendique pas de réussir à créer quelque chose avec ce geste. Pour mon travail, ça m’embête, je bosse avec des personnes en grande précarité et concrètement mon acte fait qu’il y aura juste une personne de moins pour les aider.
Si c’était pas tombé en plein mois d’août, j’aurais peut-être tenté de faire quelque chose de plus collectif, une grève, essayer d’avoir une voix commune. Mais là tout s’est passé trop vite alors mon acte ne sert à rien à part me mettre dans la merde.
Je ne me sens pas du tout en vacances, je ressens surtout un grand vide. Je suis en attente de je ne sais pas quoi. Je n’avais jamais manifesté, ni fait grève, c’est pas du tout mes pratiques, mais là c’est tellement énorme ce qu’il se passe.
Ce passe, ça va entraîner un manque de personnel, des cabinets de libéraux qui vont fermer, une situation dramatique dans le système de soin qui est déjà actuellement en grande tension. Je ne sais pas ce qu’il faut aux gens pour se réveiller.
J’ai l’impression d’être sonnée, que je fais un cauchemar mais tous les matins je me réveille et ça continue. Je ne peux plus m’occuper de mes patients, j’ai laissé des malades en souffrance. Je ne peux pas accepter cette violence-là. On n’a tué personne, ce n’est pas normal. On ne peut plus rester sans rien faire, nous on veut juste continuer à soigner.
[(
Le blues des salariées qui restent
Voici le témoignage d’une salariée d’un établissement médico-social :
« Aujourd’hui ma collègue a été suspendue, on lui a interdit de venir travailler. Mon équipe est amputée d’une de ses membres. Nous étions trois, nous ne sommes plus que deux. Je bosse en établissement médico-social alors j’ai dû montrer mon passe. Date limite au 15 septembre. C’est sûr, j’ai gueulé, je me suis énervée, j’ai eu des débats houleux, mais soyons honnêtes, j’ai su dès le début que j’accepterais de me faire contrôler par mon chef. Je tiens à mon boulot. J’ai gueulé et pourtant, l’obligation vaccinale, je n’y suis pas opposée. Ma collègue non plus d’ailleurs.
Mais alors si quelque chose ne passe pas, c’est que jamais un patron ne devrait avoir accès à des données de santé. Même s’il ne s’agit que d’un vaccin. La brèche est trop grande, et peu importe qu’un jour il y ait des dérives ou non, cette brèche m’inquiète. Ce n’est qu’une brique de plus dans la surveillance que je sens se déployer petit à petit. Et puis il ne s’agit pas que d’un papier, mais il y a ce foutu QR-code, qui grignote un peu plus les espaces, déjà réduits à peau de chagrin, où l’on n’est pas obligé de se servir d’un smartphone. Je tente de me convaincre que je garde le contrôle : je n’ai pas mon passe sur mon téléphone mais j’ai le papier dans mon portefeuille. Ironie, j’ai envoyé mon sésame par mail à la direction, sans réfléchir.
Parce que réfléchir à tout ça, on n’en a pas trop eu l’occasion. Réfléchir ensemble, encore moins. Début septembre, nous revenions de vacances, on ne s’était pas croisées depuis un mois, pas le plus propice pour s’organiser autour d’une réflexion commune. Et puis, il faut dire qu’on ne parle plus trop de tout ça, le sujet est si crispant qu’il en devient tabou, alors on réfléchit chacune dans son coin. Et, chacune, isolée, on prend notre décision.
Voilà, maintenant c’est fait, c’est vraiment arrivé, ma collègue est suspendue, je me réveille et la colère monte. La médecine du travail, normalement seule récipiendaire des données de santé des salariés, s’est dédouanée de toute responsabilité. La direction de mon établissement a suivi les règles, scrupuleusement. Et moi j’ai donné mon passe. Aujourd’hui ma collègue a été suspendue, on lui a interdit de venir travailler. Je regrette d’en avoir le droit. »
)]
Notes
[1] Les soignants étant des soignantes à 90 %, on a fait le choix d’écrire « soignantes ».
[2] Cette idée est complètement pompée de l’excellent livre de Sophie Divry Cinq mains coupées (Seuil 2020), mélangeant les témoignages des cinq gilets jaunes ayant perdu une de leurs mains pendant des manifestations de l’hiver 2018- 2019.
[3] Ces prénoms ont été modifiés.
[4] Ces prénoms ont été modifiés.