Cela faisait une heure et demie que j’étais parti de Grenoble. Je roulais entre Vizille et Bourg-d’Oisans, traversant la charmante commune de Livet-et-Gavet, qui – chose rare vu l’encaissement de la vallée – était arrosée de soleil. En ce début mai, ça sentait l’ail des ours jusque dans le cœur des usines désaffectées de cette zone sinistrée (voir Le Postillon n°11). C’est à cet endroit-là que j’ai fait une pause pour relire ce bon vieil Henri Beyle [1]. Le plus célèbre des écrivains dauphinois était en effet passé par cette route en août 1837.
« La diligence qui m’a mené au bourg d’Oysans passe par la superbe route du pont de Claix ; on emploie six heures pour faire le trajet. La conversation des bourgeois de campagne mes compagnons de voyage m’a fort intéressée. Excepté par la forme de leurs têtes, ces gens-là ressemblent à des Normands ; leur unique affaire au monde est d’amasser une fortune, et dès qu’ils ont quelque argent, ils achètent des champs à un prix fou. Alors ils sont considérés de leurs voisins, ces gens vivent sans aucun luxe ; je crois qu’on les appelle à Grenoble des Bits. Le terrain au bourg d’Oysans ne vaut rien et se vend horriblement cher. Les gens de ce pays se répandent dans toute la France, et vont jusqu’en Amérique ; partout ils font le métier de colporteur et le petit commerce ; ils reviennent toujours au pays, et à leur retour il faut acheter un champ, coûte que coûte ».
Je ne voyage pas en diligence mais à vélo, c’est moins charmant quoique plus rapide – magie des routes bitumées. Si je roule en direction du Bourg-d’Oisans (comme on l’écrit aujourd’hui) ce n’est pas pour aller acheter un champ, mais pour rencontrer les descendants et successeurs de ces fameux Bits (qui désignaient les colporteurs de l’époque).
Henri Beyle prit cette route il y a presque deux cent ans à l’occasion d’un voyage à travers la France qui lui permit d’écrire ses Mémoires d’un touriste. Il est allé en Oisans parce que – écrit-il – « un de [ses] amis de Paris [l’]a chargé de savoir ce que c’est que la mine d’or de la Gardette », qui était située au dessus de Bourg d’Oisans. Tout au long du bouquin Beyle se présente comme un commerçant en fer ; en réalité il semble que cette activité n’est qu’un prétexte pour sillonner les routes et raconter son expérience d’être un des premiers « touristes » au monde. Le saviez-vous ? Le terme « touriste » date seulement du début du XIXème siècle et a justement été popularisé par ce bouquin.
Moi aussi je pars faire un peu le touriste, et moi aussi j’ai un prétexte : j’ai réussi à imposer à la direction du Postillon un reportage sur la fermeture du tunnel du Chambon. Une « catastrophe » moderne s’est abattue sur ce territoire montagneux : pas de morts, ni même de blessés, mais une route bloquée. Depuis le 10 avril dernier, on ne peut plus circuler entre la Grave et le Bourg-d’Oisans, car le tunnel du Chambon, construit à côté du lac et du barrage du même nom, menace de s’effondrer. Début avril, les failles présentes au-dessus du tunnel se sont brutalement élargies : de peur que le tunnel ne s’écroule, les autorités ont décidé de fermer la route pour « sécuriser » cet axe de circulation emprunté quotidiennement par des milliers de voitures.
Une décision sans doute sage, mais pas très populaire. Dans ce genre d’endroit escarpé, on ne peut pas pallier une route bloquée par un petit détour : il faut contourner des montagnes. Par exemple, les huit cents habitants de la Grave et Villar d’Arène, villages situés après le tunnel, mettent normalement une vingtaine de minutes pour se rendre en voiture à Bourg-d’Oisans où beaucoup d’entre eux travaillent, étudient ou vont faire des courses. Depuis que le tunnel est fermé, s’ils veulent faire le trajet de façon motorisée, il leur faut passer par Briançon et Gap, franchir trois cols, en quatre heures de route. Trois heures quarante de perdues : la vie en montagne a de quoi faire passer les bouchons de la rocade pour des désagréments minuscules. Quoique ces « désagréments » paraîtraient certainement ridicules à Henri Beyle si – et pourquoi pas ? – il revenait d’entre les morts se promener dans la France du XXIème siècle.
« Il y a quatre diligences de Grenoble au bourg d’Oysans ; la route est fort périlleuse, remplie de précipices, et toutefois on voyage toujours de nuit, afin de ne pas perdre de temps. Nous trouvons ici le vrai Dauphinois, tel qu’il était avant la république et le gouvernement de l’empereur, qui l’ont un peu mêlé à la France en séduisant son cœur. Le petit propriétaire du bourg d’Oysans part à huit heures du soir, après avoir fini sa journée ; il arrive à Grenoble à six heures du matin, fait ses affaires et repart à la nuit. Ces gens ont une excellente logique ; et un ami du préfet me contait que, dans les élections, il n’est point facile de leur faire prendre le change. »
Une fois passé le Bourg-d’Oisans, je remonte les gorges de l’Infernet, un faux plat montant qui s’élève jusqu’au lac du Chambon [2]. Au Moyen-Âge, la route que je sillonne s’appelait la « petite route de l’Oisans ». C’était le parcours le plus rapide pour aller de Grenoble à Briançon : elle nécessitait environ quatre jours. Par la « grande route », qui passait par Gap, il fallait trois jours de plus. Aujourd’hui, on a normalement besoin de deux heures pour aller de Grenoble à Briançon : avec le tunnel du Chambon fermé, le détour par Gap rajoute une heure et demi. L’étourdissante réduction des temps de déplacement raconte notre époque autant que la panique générale que suscite la coupure d’un axe de circulation.
Cette route a été maintes fois remodelée au fil des siècles et je vous passerai les détails de son évolution carrossable, des ponts emportés, des différents endiguements de la Romanche, des percements de galeries, des « refuges » et relais pour chevaux le long de la route [3]. Ce qui est cocasse, c’est que l’endroit qui pose problème aujourd’hui ne présentait pas de difficultés dans le temps. Avant, au Chambon, il n’y avait pas de barrage, donc pas de lac, pas de tunnel, mais trois petits hameaux appelés Le Dauphin, Pariset et Le Chambon. La route passait tranquillement au fond de la vallée, où se trouvait notamment un relais pour chevaux.
À la fin des années 1920, mode de « l’hydro-électricité » oblige, on décide d’y construire un énorme barrage, le plus gros de France à l’époque, pour alimenter en électricité les nombreuses usines présentes en dessous. Six ans de travaux, plus de neuf cents ouvriers – dont au moins treize trouvent la mort –, et 320 000 tonnes de béton : en 1935, le barrage est mis en eau et le lac recouvre les anciens hameaux, laissant aux anciens habitants souvenirs et mélancolie. « On s’habitue, mais on n’oublie pas… » témoignait il y a peu l’un d’entre eux [4]. Entre-temps, une nouvelle route a été construite, contournant le lac grâce à un tunnel de huit cents mètres. C’est la fragilité de cet ouvrage qui emmerde toute la Haute Romanche depuis début avril.
J’arrive au lac à peine essoufflé et me dirige directement vers l’embarcadère. J’ai oublié de vous dire : suite à la coupure de la route, on n’est pas obligés de passer par Gap pour aller au bourg-d’Oisans. On peut aussi contourner le tunnel à pied, en une grosse demi-heure de marche. Ou prendre des navettes en bateau traversant le lac du Chambon, mises en place une semaine après le début de la fermeture. Cela permet aux habitants de la Grave et Villar d’Arène de se rendre à Bourg-d’Oisans en perdant « seulement » une demi-heure (ou plus s’il y a de l’attente). Voiture - bateau - voiture : un vrai déplacement multimodal qui devrait réjouir les promoteurs des « nouvelles mobilités ».
Sauf que cela implique d’avoir une voiture de chaque côté, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Au bord du lac, je papote un moment avec un charpentier bossant à l’Alpe d’Huez, dont la boîte est basée à Briançon. Il est là parce qu’il attend son boss qui vient pour une réunion sur le chantier. Mon interlocuteur est donc obligé de venir chercher son supérieur de ce côté du lac, puis il devra le ramener après sa réunion : il ne peut pas travailler de l’après-midi parce qu’il fait le taxi. Lui dort sur place, mais à la fin de chaque semaine il fait le tour par Gap pour rentrer à Briançon, car il ne veut pas laisser son fourgon rempli d’outils à la merci des cambrioleurs de l’inter-saison en station de ski.
Aide à domicile devant se rendre à la Grave, habitant de Villar d’Arène travaillant à Grenoble, gérant de station hydro-électrique située de l’autre côté du lac, jeune fille qui est allée voir de la famille, personne malade allant à un rendez-vous médical : j’aborde les personnes empruntant les navettes à bateau, et leurs situations sont aussi variées que mes phrases sont longues. Officiellement, les navettes sont réservées aux habitants et travailleurs ; en fait, pas du tout. Un pompier m’ayant vu zoner autour de l’embarcadère avec mon vélo me propose d’embarquer, et zou : c’est parti pour une traversée gratos en zodiac.
Les premières semaines, ce sont les pompiers qui ont assuré les navettes, transportant une centaine de personnes par jour. Depuis fin avril, le Conseil général de l’Isère paye 55 000 euros par mois une association de tourisme fluvial sur la Saône pour assurer des navettes de 7h à 19h. Le problème, c’est que leurs deux bateaux sont beaucoup moins rapides que celui des pompiers : pour traverser les deux kilomètres d’eau fraîche constituant le lac du Chambon, l’un met douze minutes, l’autre vingt, alors que les puissants zodiacs font la même chose en à peine cinq minutes. Cette lenteur agace nombre des utilisateurs des navettes, déjà plutôt remontés par la situation. C’est assez cocasse : les membres de l’association – dont certains sont bénévoles – ont un certain âge, et sont habitués au « tourisme fluvial », c’est-à-dire à un rythme tranquille, voire très tranquille. Et ils ont été appelés pour « sauver » des personnes pour qui les déplacements sont devenus une galère et qui n’ont aucune envie particulière de passer dix minutes de plus sur un lac, même si c’est vrai que « quand il fait beau, c’est la classe », comme m’a dit une passagère – et je confirme. Alors les pompiers sont restés quelques jours de plus pour les aider, mais devaient partir le lendemain de ma venue, le taxi aquatique ne faisant pas partie de leurs missions prioritaires.
Sur l’autre rive, je tape la causette avec un couple d’anglais gérant un hôtel à La Grave. Ils sont tout contents de voir que j’ai pu traverser en bateau avec mon vélo et me demandent de poser pour une photo. Leur clientèle est majoritairement constituée de cyclistes et donc ils commencent à baliser pour la saison d’été (quand j’y suis allé le 6 mai, la réouverture de la route était prévue pour le 15 juin, elle a depuis été décalée au 10 puis au 20 juillet, sans que rien ne soit sûr [5]). Ils m’expliquent : « 100 % des cyclistes qui viennent chez nous veulent faire la montée de l’Alpe d’Huez, donc si la route est fermée, ça pose problème. La nouvelle tourne sur des sites de cyclistes du monde entier, alors on veut montrer qu’on peut prendre le bateau avec le vélo et donc aller faire l’Alpe d’Huez en logeant chez nous ! »
À La Grave et Villar d’Arène, ceux qui n’ont pas besoin de se déplacer pour travailler ont en revanche besoin que les autres puissent se déplacer. Ici, comme dans la plupart des zones montagneuses, on chasse aujourd’hui beaucoup moins le chamois que le touriste. Henri Beyle, tu peux être fier de toi : si tu as été l’un des premiers, 180 ans plus tard les touristes ont envahi la planète et ont bouleversé les paysages de nombre d’endroits autrefois préservés des ravages de l’économie. Le problème, c’est que la plupart de tes successeurs n’envisagent pas le voyage comme une exploration, mais comme une simple consommation, ce qui fait du tourisme un condensé des travers de notre monde capitaliste moderne. Alors, quelque part, je te maudis, Henri Beyle ; même si c’est vrai que tu n’y es pas pour grand chose dans cette évolution ; et même si les deux tomes de tes Mémoires d’un touriste sont autrement plus intéressants que les blogs ou soirées diapo des touristes modernes.
Après avoir parcouru les douze derniers kilomètres de montée à un rythme soutenu et élégant, je finis par arriver à la Grave, 1485 mètres d’altitude. Une commune qui est dépendante du tourisme, donc des déplacements, et qui logiquement paraît un peu morte quand je la traverse. De toute façon, début mai c’est l’inter-saison, donc jamais très vivant, mais là « c’est encore pire » m’assure-t-on à l’Office de tourisme. « Plein de personnes qui avaient prévu de venir m’appellent, notamment des résidences secondaires, pour se renseigner sur les conditions. Qu’est-ce que vous voulez que je leur dise ? De venir quand même ? On a beaucoup de gens qui viennent de Grenoble ou Lyon ici, peu de Briançon, alors ok ils peuvent traverser le lac, mais après comment ils font ? ». J’avais lu dans Le Dauphiné Libéré [6] que les habitants avaient profité de la situation pour organiser un banquet sur la route un mercredi midi. Si je suis venu ici, c’est aussi parce que j’espérais que cette situation « de crise » inédite provoque d’autres initiatives marrantes, intéressantes ou inspirantes. Mes premières rencontres cassent tout de suite mon enthousiasme : tout le monde se plaint, point barre.
En parlant de ça, je finis par trouver le seul bar ouvert du bled, Le Ratel. À la table à côté de moi s’agrège petit à petit une joyeuse bande de montagnards, dont la plupart sont guides ou aimeraient le devenir. Je les toise un moment, faisant semblant d’écrire pour mieux les écouter, et comme ils commencent à parler du tunnel, je me rapproche et m’incruste à leur tablée.
« T’es venu voir comment on vit la situation ? Ben tu vois aujourd’hui ça va parce qu’il y a des bières. Mais la semaine dernière c’était chaud parce que la patronne n’avait pas pu aller faire ses courses : on a été obligé de boire du pastis... Je ne t’explique pas la galère. » Blagues mises à part, mes lurons sont, comme tous leurs voisins, plutôt énervés, et ne comprennent pas qu’on ne trouve pas une solution. « Pour le crash d’avion de la Germanwings, l’armée est venue, en deux jours ils ont fait une route dans une zone très raide. C’était pour aller chercher des morts. Nous on est bien vivants, mais ils ne font rien. » Les habitants rencontrés n’ont pas arrêté de m’expliquer des solutions potentielles :
- Faire une route de l’autre côté du lac (côté Cuculet) car même s’il y a des gros couloirs d’avalanches, ça pourrait être une solution pour l’été.
- Faire une route traversant le plateau d’Emparis, mais c’est une zone Natura 2000, et ce serait quand même ballot de saccager cet endroit magnifique.
- Assécher le lac et refaire une route dans le fond de la vallée.
- Et enfin la plus répétée car c’est celle qui pourrait être la plus rapide : installer un pont militaire, carrossable, sur le lac.
Ce qui agace les habitants, c’est qu’ils ne sont pas considérés comme une zone sinistrée car ils peuvent encore aller en voiture à Briançon faire leurs courses (même si selon eux c’est beaucoup plus cher qu’à Comboire) ou rejoindre d’autres axes de circulation. Et donc les « gros moyens », c’est-à-dire l’armée, ne sont pas mobilisés pour venir les « sauver ».
J’avais lu quelques semaines auparavant le dernier bouquin du Comité invisible À nos amis (la suite de L’insurrection qui vient). Leur prose romantico-prophétique explique que – attention je caricature – le pouvoir est maintenant « dans les flux » et que pour faire naître une situation révolutionnaire, il faut « bloquer tout » et notamment les axes de circulation. Je crois être assez d’accord avec cette idée, même si je pense qu’il faut avant tout convaincre le plus grand nombre de la nécessité de « tout arrêter, réfléchir et c’est pas triste » (selon la formule de Gébé dans L’An 01). Mon reportage en altitude renforce ce sentiment : ce blocage de route n’entraîne pas une situation pré-révolutionnaire, mais un appel à l’armée. S’il y avait eu une intention insurrectionnelle dans l’affaissement de la montagne, ou pour être plus clair, si des révolutionnaires avaient fait sauter le tunnel, je doute que les réactions du peuple aient été différentes.
Ça fait plus de deux heures qu’on picole en terrasse quand on voit passer un petit camion de 3,5 tonnes filant à vive allure vers le tunnel. Un de mes néo-copains de beuverie s’exclame : « Ah, un polonais, dans une demi-heure on le voit passer dans l’autre sens ». En fait, cette route – interdite aux 38 tonnes – est de plus en plus fréquentée par ce genre de petits camions, majoritairement conduits par des gens de pays de l’Est. Selon mon voisin de table, de plus en plus de marchandises sont transportées par ce genre de véhicule, car ils peuvent passer par des endroits comme ici et parce que les conducteurs n’ont pas de « disque » et peuvent conduire trente heures d’affilée. La semaine d’avant, il en avait dépanné un qui lui a expliqué faire deux fois l’aller-retour Rome-Glasgow par semaine. Ces conducteurs de l’Est sous-payés ne parlent ni anglais, ni français : en arrivant à Briançon, ils ne comprennent pas que la route est fermée. Ils font donc l’aller-retour jusqu’au tunnel pour rien, perdant ainsi plus de deux heures. Même un mois après la fermeture de la route, les Gravarots en voient passer plusieurs par jour : s’ils ne se font pas passer le mot, c’est parce qu’ils n’ont pas d’organisation, pas de syndicat, trimant tous chacun dans leur coin. Joies du libéralisme. Et effectivement, une demi-heure après, on le revoit passer dans l’autre sens.
Le reste de la soirée est plutôt flou : je me souviens qu’après la fermeture du bar, on est allés dans une pizzeria où on est passés au rouge, puis qu’on est allés chez un des lurons pour finir un cubi et goûter son génépi. Que finalement, j’ai dormi quelques heures sur son canapé, alors que j’avais prévu de bivouaquer dans un champ. Dans ma mémoire brouillardeuse et avinée surnagent mille histoires de montagne, chutes à ski, parapentisme alcoolisé, touristes russes millionnaires, ce satané examen-probatoire d’aspirant-guide et son épreuve de « douze pointes » (crampons à glace). Je crois qu’ils m’ont causé des galères de bagnoles l’hiver, des embrouilles sur la station de ski, de la distance marquée mais cordiale entre les vieux du coin, les jeunes venus ici pour la montagne et les nombreux anglophones installés dans la commune. Qu’ils m’ont invité à venir s’en remettre une pour la fête des guides du 15 août. Qu’à la fin, ils ont évoqué une grande partie des ragots et autres histoires de coucheries de la Grave de ces dix dernières années. Que c’était plaisant d’être saoul avec des inconnus et de se faire porter dans un univers étranger. Que ceux qui n’habitaient pas là ont fini par partir en titubant et me lançant : « Bah putain, je sais pas ce que tu vas raconter dans ton article. Laissez la route coupée et puis fermez le Lautaret ! Ils sont fous ici, ils sont bien entre eux ! »
Pour évacuer le mal aux cheveux qui accompagne mon café, je décide d’aller me faire le col du Lautaret. Mon état m’impose un rythme un peu moins rapide que la veille, ce qui me permet d’enfin contempler le paysage, la mythique Meije et ses nombreux glaciers. Une fois n’est pas coutume, je suis totalement en phase avec Henri Beyle : « Les montagnes de ce pays sont imposantes, et il y a des détails charmants. (N’est-ce pas là précisément ce que l’analyse fait découvrir dans cette fameuse beauté italienne dont on parle tant ?) Nous sommes au milieu des plus grandes Alpes, mais je suis trop fatigué pour décrire avec quelque justesse ; je tomberais dans les superlatifs ».
Je savoure la joie de faire un « grand col alpin » à vélo dans les mêmes conditions que la montée de Mont-Saint-Martin, c’est-à-dire en se faisant doubler une fois toutes les dix minutes (alors que normalement passent ici 2 500 voitures par jour). Cette joie n’est évidemment pas partagée par le gérant du restaurant-bar de la Ferme du Lautaret, qui a « perdu 90% de sa clientèle, même si on est les seuls à être ouverts ». Mêmes échos chez les commerçants de Villar d’Arène, où je déjeune tout seul dans un gîte-restaurant vide, ce qui permet au cuistot de venir me taper la causette pour insister sur la « catastrophe économique » qui vient si la route ne ré-ouvre pas avant l’été. Au bar, je rencontre deux agents d’entretien des routes qui m’assurent qu’une pareille situation ne s’était jamais produite : « Dans le temps, la route était des fois bloquée par des avalanches plusieurs jours de suite, mais jamais aussi longtemps. Mais c’est sûr qu’avant ça pouvait faire partie du quotidien, il y avait pas mal d’entraide à ces occasions. » Plusieurs des habitants rencontrés m’ont quand même dit que cette « catastrophe » entraînait un regain de solidarité entre eux, qu’ils se parlaient plus et se filaient des coups de main.
J’avais envie de venir ici aussi parce que j’avais entendu parler d’une très vieille histoire : la République des Escartons. En 1343, les communautés du Briançonnais rachètent les droits seigneuriaux au dauphin Humbert II et acquièrent un statut d’autonomie. Pendant plus de quatre siècles (la révolution française clo+ra cette expérience), les 40 000 habitants de ce territoire regroupant la région de Briançon, le Queyras, des parties de l’Italie limitrophe et donc la Grave et Villar d’Arène, vécurent dans une sorte de république autonome, tentant une certaine forme de démocratie directe. La République des Escartons était constitué d’une cinquantaine de communauté villageoises « affranchies » nommées faranches. Les habitants disposaient de « privilèges » inexistant ailleurs en France : « possession des terres communales, des fours et des moulins, le droit de répartir eux-mêmes les impôts, celui de s’assembler librement pour élire leurs responsables ». Par exemple, selon Wikipedia – hélas un des seuls endroits où on peut trouver des informations sur ce sujet, même aux archives de l’Isère ils n’ont rien à part quelques documents en latin – il y avait une trentaine d’assemblées par an en moyenne à Villar d’Arène, où tous les hommes du village (« démocratie directe » pour seulement la moitié de la population) débattaient des sujets agitant la vie de la commune. Une fois par an, à la Chandeleur, ils élisaient un « consul » défendant ensuite leurs intérêts dans la République des Escartons.
La coïncidence fait que la route est coupée à l’endroit où commençait à peu près cette république autonome deux siècles et demi auparavant. J’ai donc cherché des traces de ces faranches, en questionnant les jeunes et les vieux. Beaucoup ne connaissaient pas, quelques-uns en avaient entendu parler, sans avoir grand chose à en dire. Ils restent des vestiges de la vie d’avant, mais surtout de quelques aspects folkloriques, comme le fameux « pain bouilli cuit », mais aucun de cette organisation politique audacieuse – hormis le nom des habitants de Villar d’Arène, qui s’appellent les faranchins. Comme je le questionnais sur cette histoire, un barman s’est esclaffé : « C’est sûr que si ça continue comme ça, avec la route coupée, on va en redevenir une, de République autonome ! »
Une fois redescendu au barrage, je décide cette fois de prendre un des deux chemins en poussant mon vélo. Pour rejoindre le hameau des Aymes, faisant partie de Mizoën, il faut une grosse demi-heure de marche sur un petit sentier des plus charmants surplombant le lac. Je repense à la discussion avec le gérant de l’hôtel à cyclistes, et me dis que ses clients pourraient prendre ce chemin. Il m’avait contredit en affirmant que ce n’était pas possible, que de toute façon, les « vrais » cyclistes, avec leurs chaussures spéciales, ne peuvent pas marcher. Misère des activités sportives modernes : des gens qui font des milliers de kilomètres pour venir « faire du sport » à un endroit, se dépasser, se défoncer, ne sont même pas capables de marcher une demi-heure de plus. Ça ne rentre pas dans les cadres normaux et puis ça risque de faire baisser leur chrono. On vient faire du vélo en montagne comme dans une salle de musculation : et la moindre petite « aventure » – prendre un sentier en poussant son vélo, tu parles d’une aventure – est tout simplement inenvisageable. D’ailleurs, une des rares « chances » des Uissans (habitants de l’Oisans), c’est que le Tour de France a prévu de passer par cette route le 25 juillet prochain. Vu que ce barnum survitaminé intéresse plus les autorités que le sort des simples habitants, elles devraient tout mettre en œuvre pour que le tunnel soit ré-ouvert à cette date.
Arrivé en bas, je croise une trentaine de collégiens qui s’apprêtent à prendre le bateau-navette pour rentrer chez eux. Depuis le blocage de la route, ils doivent dormir à Bourg-d’Oisans pendant la semaine, soit à l’internat, soit chez d’autres familles. Comme eux aussi semblent inaptes à la marche, un fourgon descend leurs sacs à dos jusqu’à l’embarcadère : il ne faudrait pas qu’ils fassent une activité physique en dehors des heures réservées. Ils sont prioritaires pour la traversée du lac, tout comme la vingtaine de lycéens (scolarisés à Vizille) qui arrivent juste derrière. Au rythme des rotations de bateau, cela risque de prendre un moment de faire traverser ce jeune monde. Les travailleurs qui arrivent sont donc partis pour attendre au moins une heure et demi, j’aimerais leur dire qu’ils feraient mieux d’aller prendre le chemin. Mais qui suis-je, moi qui habite à 80 mètres de mon lieu de travail et qui n’ai pas une journée de travail dans les pattes, pour donner ce genre de conseils ? Oh et puis tant pis, car comme Henri Beyle, « je ne prétends pas dire ce que sont les choses, je raconte la sensation qu’elles me firent ».
La nuit tombant dans deux heures, je me remets en selle pour Grenoble. Le gros vent de face de la plaine de Bourg-d’Oisans et la fatigue accumulée m’obligent à finir à la nuit tombée [7] . Heureusement, je n’ai pas le genre d’impératifs que devait gérer Henri Beyle il y a deux siècles « J’entendais de loin, et mon postillon aussi, la cloche de la grande église de Grenoble, qui sonne à dix heures et annonce la fermeture des portes ; ils appellent cela le saint. Le postillon, sans me rien dire et d’un air sournois, poussait ses chevaux le plus qu’il pouvait ». [8]
Trois semaines plus tard, une manifestation est organisée à Grenoble pour « la sauvegarde économique et humaine de nos vallées ». Environ trois cents habitants de la Grave, Villar d’Arène, le Freney, Besse ou Mizoën (communes situées juste avant le tunnel) manifestent avec des slogans du style « Le tunnel : bordel ; le pont : solution », « ça chambon la révolte », « des sous pas des cailloux », « prenez-nous pas pour des chambons », « on nous mène en bateau ». Une pancarte m’interpelle particulièrement : « Et ma liberté de circulation ? Toute personne qui réside dans un pays a le droit de circuler. Article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme. » Pour le porteur de la pancarte, le blocage d’une route est contraire à la déclaration des droits de l’homme. Comme si la liberté de circulation signifiait « liberté de circulation automobile ».
Je reste un peu dubitatif face à ces mots d’ordre, même si ces vingt-quatre heures à la Grave ont été charmantes. Ma façon à moi de les aider ne sera pas de râler devant l’incurie de l’État, mais de conseiller aux lecteurs du Postillon ayant les moyens de prendre l’air d’aller faire un tour là-haut tant que la route est fermée : à vélo, à pied, en autostop ou en diligence, peu importe.