Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

Spartoo, notre petit Amazon à nous

Depuis le reconfinement, Amazon est devenu une cible récurrente. Faut dire que c’est facile : ce géant américain du commerce virtuel, dont le patron est l’homme le plus riche du monde, ne paie quasiment pas d’impôts en France en y réalisant 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Mais le problème avec Amazon réside-t-il seulement dans ce scandale ?
À Grenoble, on a Spartoo, le «  leader de la vente de chaussures en ligne en Europe  ». Et cette boîte a beau ne pas être américaine, ne pas avoir de patron milliardaire, et payer (a priori) ses impôts en France, ses pratiques sont tout autant détestables.

Un petit quizz pour commencer, ça vous dit ?
Qui a dit : «  Nous voulons être une aide aux petits commerces pour se digitaliser » ?

Et qui a dit : «  On est conscients d’être un peu privilégiés. Aujourd’hui, on espère juste que cette modeste contribution du groupe va permettre aux détaillants de faire du chiffre pendant le confinement. (…) Il est essentiel que les indépendants se digitalisent » ?

La première phrase a été prononcée par le directeur général d’Amazon France, Frédéric Duval, à France Inter (18/11/2020).

Et le second paragraphe est une citation de Boris Saragaglia, patron de Spartoo, le « leader de la vente de chaussures en ligne en Europe », dans Le Daubé (9/11/2020).

Le géant américain et la pépite grenobloise ont la même idée au même moment. Alors que les sites de vente en ligne sont accusés de tuer les petits commerçants obligés de fermer pendant le confinement, ils offrent gratuitement des « services » en ouvrant leur « marketplace » afin de pousser ces petits commerçants à se « digitaliser ». Un geste présenté comme altruiste et « solidaire » alors qu’il sert avant tout à renforcer la puissance de leur plateforme de vente. «  Avec cette opération, Boris Saragaglia ne s’en cache pas : “Notre intérêt est de développer notre activité. Si nous pouvons le faire en étant aussi solidaires, c’est bénéfique. L’idée est d’aider à court terme et de fidéliser à long terme”, illustre ce diplômé d’HEC et de l’École des Mines  » (Le Daubé, 9/11/2020). À quand une appellation de rapaces solidaires ?

Cet altruisme intéressé n’est pas le seul point commun entre Amazon et Spartoo. Il y a certes trois zéros en moins dans le chiffre d’affaires de la start-up grenobloise ( 250 millions en 2019 contre 280 milliards d’euros pour Amazon). Mais le modèle est le même.

Comme Amazon, Spartoo a été fondé par un jeune entrepreneur – Boris Saragaglia avait 23 ans quand il a lancé sa boîte – qui a fait une étude de marché pour savoir où il y était possible de s’enrichir : « C’est en analysant les choix des investisseurs dans les start-up de forte croissance américaines et asiatiques qu’il trouve l’idée de son entreprise : la vente de chaussures sur Internet. » Un businessman sans passion autre que celle du profit qui n’avait même pas d’idée pour nommer sa boîte : «  Quant au nom “Spartoo”, loin du récit très “marketé” qui le relierait à Sparte la grecque et à sa célèbre sandale, c’était la proposition la plus “mnémotechnique” générée aléatoirement par un logiciel...  »

Comme Amazon, Spartoo a permis à son créateur de s’enrichir très vite. En 2012, il chouinait : « Je ne suis pas riche pour autant ! Je n’ai rien gagné pendant deux ans, et mon salaire est loin d’être le plus élevé de l’entreprise  » (sur le site espritmillionnaire.blogspot.fr, le 20/03/2012). Mais un an plus tard, par magie, il faisait partie du « top 20 des entrepreneurs déjà millionnaires... à 30 ans  », avec 38 millions d’euros (Le Daubé, 17/12/2013). Pas mal pour quelqu’un de « pas riche  ».

Si Amazon se déploie grâce à des centaines d’entrepôts, Spartoo en a un seul, basé à Saint-Quentin-Fallavier dans le Nord-Isère. Cette plateforme d’entreposage et de distribution de 23 000 m2 (soit trois terrains de foot) assure «  la réception de 7 000 à 8 000 colis par jour, jusqu’à 25 000 au moment des soldes ». Tout y est extrêmement automatisé : « Des caméras haute résolution identifient les étiquettes associées aux boîtes, et les comparent pour vérification à la base des articles attendus. De manière automatique, une étiquette RFID (identification automatique par radiofréquence) est collée sur chaque boîte. (…) La RFID a fait énormément gagner en qualité et en cadence de traitement des flux entrants. (...) En bout de ligne, deux tunnels RFID, couplés à des lecteurs de codes-barres, valident les commandes en associant les tags RFID des boîtes de chaussures aux numéros de série apposés sur des cartons de suremballage d’expédition dans lesquels elles ont été déposées au préalable. » C’est clair, non ?

Comme Amazon, Spartoo fait fermer des petits commerces. Après neuf ans de business virtuel, la start-up grenobloise s’est mise à ouvrir de véritables magasins dans le monde réel. Une première boutique a ouvert à Grenoble en 2015 avec l’ambition annoncée d’en avoir une vingtaine à court terme. Cinq ans plus tard, onze seulement sont recensées sur leur site internet. En 2018, la start-up frappe un grand coup en rachetant la marque de chaussures centenaire André, disposant de plus d’une centaine de boutiques en France, en s’engageant à « reprendre l’ensemble des boutiques et leur personnel ». Le but est de renforcer la stratégie « phygitale  » de Spartoo, mélange de « physique » et « digital », de remplir les magasins de tablettes et de développer le «  click & collect ». Deux ans plus tard, l’enseigne de chaussures est lâchée par Spartoo et placée en redressement judiciaire. Finalement, l’ancien patron François Feijoo rachète André, ne réussissant à « sauver  » que 55 magasins sur 120 et 225 salariés sur 405. Les syndicalistes s’insurgent : «  André existe depuis 120 ans et Spartoo l’a conduit à sa perte en 18 mois. Les salariés dénoncent la casse sociale, résultat d’une mauvaise stratégie de Spartoo, et les conditions de travail déplorables et catastrophiques depuis le rachat de l’enseigne par Spartoo » (tract de la CGT du 30/06/2020). Cette situation catastrophique serait-elle due à la seule conjoncture, comme le prétend Spartoo ? « Pas du tout, selon Élodie Ferrier, secrétaire fédérale de la CGT Commerce. Spartoo a multiplié les mauvais choix stratégiques, n’a pas investi dans les magasins “physiques” et a imposé le développement des ventes à distance, qui n’étaient pas du tout la culture d’André. » Une confirmation que le développement des plateformes de vente, même françaises, ne conduit qu’à la fermeture des petits commerces et que le «  phygital  » favorise toujours à terme le «  digital  ».

Comme Amazon, Spartoo n’a pas peur d’utiliser des procédés immoraux, voire illégaux. Cet été, l’entreprise Spartoo a été condamnée par la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) à une amende d’un montant de 250 000 € à cause du non-respect de plusieurs articles du RGPD (le règlement général sur la protection des données). Sont notamment mis en cause «  l’enregistrement systématique des conversations entre salariés du service client et les clients  », « l’enregistrement des coordonnées bancaires des clients enregistrées à l’occasion de l’évaluation des salariés  », «  la conservation des justificatifs d’identité et de domicile, voire d’un scan de la carte bancaire  », « la conservation de l’intégralité des données de ses anciens clients à des fins de prospect  », etc.
Ainsi vont toutes les boîtes de l’e‑commerce, américaines ou françaises, payant leurs impôts ou pas. Grâce à des algorithmes et au recours à l’intelligence artificielle, elles vont de plus en plus analyser, traquer, pister, les comportements des potentiels consommateurs. Tout faire pour les prendre dans les mailles de leur filet électronique et les pousser à acheter des choses la plupart du temps inutiles.