Accueil > été 2024 / N°73

C’est l’histoire d’une remorque

Robert et les « balayures » électroniques

C’est l’histoire de la dernière ferme de Saint-Martin-d’Hères. Celle qui a connu l’époque d’avant le tout-béton. Mais qui devrait bientôt disparaître sous les constructions. C’est l’histoire de Robert, et de sa vieille remorque qui nous a permis de vivre une charmante aventure en la faisant parader dans les rues de Grenoble.

C’est une belle bête. Quatre mètres par un mètre soixante-dix. Quatre roues à pneus montées sur deux essieux en bois. L’avant-train pivote sur une grande platine d’acier.
Quatre ridelles, en bois aussi.
De jolies charnières, un ingénieux système pour tendre les cordes attachant le foin et un frein de parking à manivelle.
De la belle ouvrage.

Quel âge a-t-elle, cette remorque ? A-t-elle été construite avant ou après la Seconde Guerre mondiale ?
Robert, 73 ans, croit l’avoir toujours connue. Il nous montre des photos de son père la tirant en tracteur, tout habillée de fleurs pour aller à un corso, fête d’antan où les chars fleuris défilaient. D’autres où elle est utilisée pour les foins, ou pour transporter des légumes.

Ça faisait bien longtemps – sûrement des décennies – qu’elle n’avait pas servi. Robert, qui faisait des fleurs, n’en avait pas besoin. Mais l’avait conservée au sec, d’où son état impeccable.

Comment a-t-on eu cette idée bizarre de s’en servir ?
Une concordance de coïncidences. Un ami d’ami qui nous parle de Robert et de cette remorque, qu’il a l’intention de donner. La perspective de la manifestation du 6 avril « De l’eau, pas des puces » et l’envie de faire une grande sculpture en forme de vague. Ça aurait sans doute été plus pratique de la châler sur une grande remorque à vélo ou une benne de camion. Oui, mais il y avait ce plan. Alors on est allés voir. Et on est tombés amoureux.

De la remorque.
Et de Robert, aussi.
Guichard, c’est son nom et celui de son entreprise d’horticulture : Guichard fleurs, cinquante années de bons et loyaux services. Jusqu’à l’année dernière, où Robert a pris sa retraite.
On ne sait pas combien de milliards de fleurs il a vu pousser dans sa vie, mais ce qui est sûr, c’est que le bonhomme cultive la gentillesse avec soin. Il nous a accueillis dans sa cour avec une simplicité désarmante, nous laissant bricoler notre « sculpture » pendant trois demi-journées. Le temps de voir défiler d’autres personnes accueillies tout aussi simplement : des Sénégalais entreposant divers meubles récupérés par leur association avant de les envoyer au pays, un jeune venu jardiner, des voisins venus papoter, un jeune fleuriste venu se confier, ou l’entreprise voisine Champiloop, « champignonnière urbaine » entreposant des bottes de paille et de la sciure de bois.

La ferme de Robert est située en pleine ville, juste à côté du quartier Renaudie de Saint-Martin-d’Hères. Il y a sa maison, quelques hangars, et les anciennes serres où les fleurs étaient cultivées, en cours de démontage. Et puis autour : trois hectares de terrain. Jusqu’en 1990, le père de Robert y faisait du maraîchage et un peu de céréales. Ces derniers temps, c’était un paysan de Crolles qui en faisait pousser. Cette année, c’est du colza.

Trois hectares de terrain non bétonnés en pleine ville ! Une rareté. Et un témoignage du passé. Robert se présente comme « le dernier paysan de Saint-Martin-d’Hères ». Il y a bien eu récemment de nouvelles installations : les Jardins détaillés sur le campus, ou la ferme des Maquis au Mûrier. Mais Robert est le dernier à avoir connu l’époque où « les maraîchers étaient partout autour de Grenoble ». Alors on l’écoute nous raconter des bribes de « tout ce monde qui a disparu sous le béton ». Robert est né dans une ferme sur les terrains de Grand’Place. Chassée par les constructions qui ont tout envahi dans les années pré-Jeux olympiques, la famille Guichard s’est installée à Saint-Martin-d’Hères en 1962.

C’était la fin d’une époque, celle du système de polyculture-élevage où une multitude de paysans « produisaient de tout et vivaient de rien » comme le raconte le recueil SMH Mémoires vives n° 4, la revue de l’association SMH-Histoire (SMH signifiant Saint-Martin-d’Hères) « Empreintes, évolution de la vie agricole et rurale des communes de Saint-Martin-d’Hères, Eybens, Gières, Herbeys, Poisat ». Ici peut-être un peu plus vite qu’ailleurs, le manque de main-d’œuvre dans l’après-guerre, la mécanisation, l’industrialisation de la société ont décimé petit à petit toutes les fermes, en laissant quelques-unes se partager les terres restantes.

Il y a quelques décennies, il y avait encore dans le coin la ferme Guichard donc, mais aussi les fermes Fontbonne, Truchet, Buisson, Blachon, Jouchard, Prat, etc. Toutes témoins de l’histoire du village qu’était autrefois Saint-Martin-d’Hères, passé en un siècle de 2 500 à 38 000 habitants. Une des significations possibles du mot « hères », c’est «  les lieux marécageux, ou plaines de roseaux ».

Un autre numéro de SMH Mémoires vives raconte comment la « fenaison des marais communaux était une fête, enviée par les communautés alentour ». La dernière eut lieu en… 1799. À l’époque, la famille Teisseire, créatrice du business des fameux sirops (et qui a donné son nom au quartier Teisseire), avait acheté une grande partie de ces marais, avec l’ambition de les assécher. Quantité de fossés avaient été creusés «  pour attirer et canaliser l’excès d’eau ». Cent-cinquante ans plus tard, ces ouvrages étaient encore visibles. Robert se souvient de ces fossés et notamment celui de la Mogne, un ruisseau qui descendait de Poisat et allait se jeter dans l’Isère vers le cimetière de Saint-Roch. Gamin, il allait avec ses amis jouer dans ce cours d’eau qui marquait la frontière entre Grenoble et Saint-Martin-d’Hères. Aujourd’hui la Mogne a été recouverte par le béton, comme la quasi-totalité des terres drainées, alors qu’elles étaient « particulièrement adaptées » à la culture. Les autres paysans ont vendu, des immeubles ont poussé sur leurs cultures, la famille Guichard est restée.

Autre anecdote glanée dans les bouquins historiques : jusque dans les années 1960, c’était ces familles de paysans de la ceinture verte grenobloise qui allaient aux « balayures » à Grenoble. Chaque ferme avait un quartier d’où elle devait évacuer les ordures avant le petit matin (voir l’article « La houille brune » dans Le Postillon n° 44). Les déchets alimentaires, dits « eaux grasses » récoltés notamment à l’hôpital ou dans les casernes, étaient donnés aux cochons, ce qui restait de putrescible servait au compost, les objets métalliques étaient triés et revendus. Cela représentait beaucoup de travail et un triple apport pour les paysans, qui étaient dédommagés par la Ville de Grenoble en plus d’avoir de la nourriture pour leurs bêtes et de l’engrais pour leurs terres.

Dans SMH Mémoires vives, on voit des photos de remorques remplies de déchets alors tout-à-coup, ça nous fait tilt : et si la remorque de Robert avait servi à aller aux « balayures » il y a quatre-vingt ans ? Impossible de savoir, mais peu importe, maintenant on trouve du sens à notre idée bizarre : les déchets qui prolifèrent aujourd’hui, ce sont les déchets électroniques. Alors notre vague, on va la faire comme sur les affiches du collectif StopMicro, organisateur de la manif : d’un côté, peinte en bleu, comme celle d’Hokusai, et de l’autre remplie de déchets électroniques. Les voilà les « balayures » modernes ! Robert, qui vit sans portable et sans Internet, est bien d’accord avec nous sur ce point.
Trouver de vieux écrans, claviers, circuits imprimés, ça n’a pas été bien compliqué, il y en a tellement. Et puis après, quel plaisir ! Planter des clous dans des ordinateurs portables ou des claviers nous procura des sensations inoubliables.

D’autant plus en étant bercés par les histoires de Robert, qui nous a raconté les bons et mauvais souvenirs de son demi-siècle d’activité avec une poignée de salariés (quatre ou cinq la plupart du temps). Pour le négatif, il y a les cambriolages (« sept au total »), les pannes des chaudières qui chauffaient les serres, la grêle qui a plusieurs fois cassé quantité des centaines de vitres des serres («  en 1993, j’avais dû changer la moitié des vitres !  »). Pour le positif, il y a les relations avec les clients, les fêtes de la Toussaint à l’activité débordante, les marchés aux fleurs de La Grave et de Lans-en-Vercors. Les cimetières, pour lesquels il nourrit toujours une étonnante passion et qu’il continuera de visiter pendant sa retraite.

Car Robert a cessé son activité depuis l’année dernière. Et les terrains alors, ces trois hectares non bétonnés ? «  La mairie a préempté, ils ont plein de projets dessus avec le promoteur 6ème Sens Immobilier, des constructions, peut-être une gare au fond du terrain [NDR : la ligne de chemin de fer passe au bout]. » Ça lui fait mal, Robert, de se dire qu’ici aussi la terre va disparaître, mais comment faire autrement ? Il n’a pas d’enfants, son seul frère est mort jeune dans un accident de voiture. Ne reste que sa nièce, qui, elle, est céréalière dans la Beauce et qui, avec six enfants, est bien intéressée par une partie de la belle somme que va représenter la vente. Robert s’apprête donc à partir d’ici deux ans, puis à vivre dans un bien plus petit espace, sans savoir où il va « poser sa tente » pour l’instant. « J’aimerais juste avoir encore la vue sur Belledonne  », confie-t-il.

En dehors des choix et impératifs familiaux, la position de la mairie de Saint-Martin-d’Hères interpelle. Ces trois derniers hectares non bétonnés dans la plaine pourraient être sacralisés, pour installer un ou plusieurs paysans, pour faire une ferme pédagogique ou des jardins ouvriers. Bref, pour garder une bribe, ne serait-ce qu’une petite bribe, du passé agricole de la commune. Mais non. Dans le plan local d’urbanisme intercommunal, les parcelles de Robert sont inscrites comme « zones à urbaniser de type UC1 », pouvant ainsi permettre des constructions de 20 mètres de haut, soit « de l’habitat collectif en R+5 ». Des petits immeubles, quoi.

On a tenté de questionner la mairie sur ses projets. Réponse lapidaire de Brahim Cheraa, adjoint à l’urbanisme : « Historiquement la ville de Saint-Martin-d’Hères a toujours eu pour volonté de maîtriser et de co-construire son aménagement urbain. Pour ces raisons, la ville a entamé des dialogues réguliers avec différents interlocuteurs du territoire, dont M. Guichard. À ce jour la ville a pu manifester un intérêt pour ce terrain, mais rien de concret. » On a bien tenté de le relancer, en lui demandant si la question de préserver ces dernières terres agricoles se pose au moins un petit peu ou si ce n’est même pas un sujet, mais sans résultat.

Apparemment, ces terrains ne font pas partie des projets « d’agriculture urbaine » vantés par la ville sur son site internet. Pour une mairie, c’est important d’en avoir un ou deux, des projets comme ça, pour faire joli. Une fois que tout ou presque sera bétonné, il sera toujours temps de faire un Paen (Périmètre de protection des espaces agricoles et naturels périurbains), comme vient de le faire la ville de Fontaine en septembre dernier. La com’ est durable, la réalité beaucoup moins.

Ainsi devraient mourir dans les prochaines années ces terres «  particulièrement adaptées  » à la culture. Faire défiler cette vieille remorque, témoin de l’âge d’or de la paysannerie locale, dans les rues de la ville avait pour nous encore plus de sens. Même si évidemment, personne ne ferait le lien avec les balayures, le travail acharné de Robert ou l’avancée continue du béton.
Restait à savoir comment s’y prendre. Pour tracter ce genre de remorque à deux essieux avec un véhicule, il faut le permis B96, qu’on n’a pas. Et puis la remorque n’a pas de carte grise, ni de système d’éclairage fonctionnel. Autant de raisons de se prendre une prune un jour de manif.

Et pourquoi pas le faire à pied ? Ou avec un vélo qui la tire un peu, une fois qu’il est lancé ?
Ça peut paraître idiot – ou bêtement technophobe –, vu qu’elle pèse quelques centaines de kilos, mais au moins les flics devraient avoir plus de mal à trouver des raisons de nous mettre une amende. « Poussage de remorque ancienne par une dizaine d’individus sur la voie publique » : à priori ça n’existe pas comme contravention.
C’est comme ça qu’on est partis – un vélo devant qui la tractait, six personnes derrière qui la poussaient et trois personnes autour pour faire la circulation – pour rejoindre le parc Paul Mistral, lieu de départ de la manifestation. Un trajet de deux kilomètres assez rondement mené.
Pour le défilé, c’était pas non plus trop compliqué, plusieurs personnes ont aidé à pousser le char (ou le retenir un peu dans les rares descentes). Cinq kilomètres sans trop d’encombres aux cris de « Siamo tutti anti-smart city » ou de « De l’eau, pas des robots ». Bloqués par les flics une centaine de mètres avant le siège de recherche et développement de STMicro, là-bas tout au bout de la Presqu’île, paradis des cultivateurs d’inepties high-tech, on a déposé la sculpture de déchets électroniques sur un terre-plein. Retour à l’expéditeur.

Robert, qui ne voulait surtout pas récupérer la remorque, aurait aimé qu’elle serve encore pour des activités agricoles. Alors les jours d’avant on avait demandé à des ami-es paysans s’ils n’en auraient pas l’usage. Mais comme ils sont tous installés dans des terrains pentus, elle n’était pas pratique : trop haute, trop de risque de benner. Finalement un ami d’amie, éleveur à Sassenage, a accepté de la récupérer.
On s’était dit : ça tombe bien, Sassenage ce n’est pas loin depuis le bout de la Presqu’île. Mais on n’avait rien calculé, pas capté qu’il y avait encore presque huit kilomètres. À la fin de la manifestation, on est repartis – toujours à une dizaine – à pousser la remorque en trottinant. Cette fois, le trajet était la plupart du temps sur une grande route, les voitures se retrouvaient bloquées derrière, certains conducteurs se sont bien énervés. Depuis quand un tel véhicule n’avait pas été vu en ces lieux ? Est-ce que les gens nous ont vraiment pris pour des guignols ?

On a vite fait des pauses quand on pouvait se garer. Fatigués, mais amusés par ce grand n’importe quoi. Quelques bières sont opportunément venues nous désaltérer. Au bout de deux heures et demie, on y est finalement arrivés, sous les yeux écarquillés de l’éleveur, qui pensait qu’on allait la tracter avec un véhicule. La vache, qu’on était contents ! Si c’était à refaire, on le referait peut-être pas ! Mais la remorque des Guichard nous aura au moins permis une charmante aventure.