Accueil > Été 2016 / N°36

Qui s’y frotte, s’y pique

« Si ça frotte, c’est peut-être qu’on est au bon endroit ». Dans une interview au Petit Bulletin (5/04/2016), Éric Piolle et Corinne Bernard défendent la politique culturelle menée par la mairie de Grenoble avec une rhétorique bien pratique. La fermeture des bibliothèques ? Ça « frotte », donc on est « au bon endroit » ! En attendant d’aller bouquiner dans les bibliothèques menacées, Le Postillon a scruté deux autres « bons endroits », où ça a bien frotté ces derniers mois. Attention, ça pique !

Le Tricycle en roue libre

Le Tricycle, c’était ce regroupement de deux théâtres (de Poche et 145), dont le but était de faire émerger de jeunes compagnies et créer un réseau grenoblois de création. La « reprise en main par la mairie », par contre, c’est pas du cinéma.

L’annonce municipale de la fin du Tricycle a jeté un bon froid. Mais les membres du collectif ont quand même tenté de sauver l’idée. Ils ont même envisagé de « co-construire » avec l’élue à la culture Corinne Bernard. Hélène Gratet, comédienne et membre du Tricycle, résume la situation succinctement : « On apporte des pions, on se fait dégager. On se fout de notre gueule, on en a marre. »
C’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Face à la situation tendue, la mairie a nommé un médiateur. Bon il n’était pas vraiment neutre, cet Alain Dontaine : c’est le président du Parti de gauche de l’Isère, composante de la majorité municipale. L’intéressé analyse : « On me disait beaucoup de mal sur la politique culturelle à Grenoble, autour de moi. Le Tricycle cristallisait cette incompréhension. Je me suis rendu compte que, dans cette affaire, des deux côtés, la grille de lecture n’était pas la bonne. Chacun méprisait l’autre ». Il a tenté de faire que tout le monde se parle, après un an d’arrêt des discussions entre Tricycle et mairie. Mais la volonté de la mairie semble se résumer à une tentative de persuasion, et non pas d’échanges. Alain Dontaine explique : « Le milieu culturel a du mal à comprendre que la sanctuarisation des budgets culturels, c’est fini ».
Pourtant, il y a bien d’autres choses que les difficultés financières qui « frottent ». Dans la gestion du dossier « Tricycle », les incohérences et changements de cap de la mairie sautent aux yeux.
Au conseil municipal fin mai, Corinne Bernard avait assuré à propos de l’équipe du Tricycle : « On va continuer à travailler, on est en train de voir s’ils peuvent accompagner la ville et le théâtre municipal, par exemple avec un comité d’experts. »
Au Tricycle, on en a sursauté : « On l’a évoqué il y a un an lors d’une discussion avec la mairie. Mais il n’y a pas eu de propositions officielles. La seule fois, c’était il y a un an, une hypothèse qu’on a rejetée » se rappelle Hélène Gratet, une adhérente du Tricycle.
C’est le même genre de procédé qui a fait tiquer les salariés du Tricycle à la lecture du Point (31/03/2016). Il y est affirmé que « les membres du Tricycle ont obtenu de la mairie qu’elle revoie sa décision. » Un média national apporte un scoop ? « C’est ce qu’aurait dit la mairie à la journaliste, et comme vous le voyez, ce n’est pas vrai », conclut Hélène Gratet, déçue jusqu’au bout. Leur dernière rencontre à la Ville, le 7 juin, n’a apparemment rien amené. « Pour le moment, aucune perspective ne se fait jour, et aucun ‘‘comité d’experts’’ ne saurait nous intéresser », assure-t-on au Tricycle. Du côté municipal, on reste en mode disque rayé : « Le dialogue existe et le souhait de trouver une issue est partagé. »
Ce qui énerve le plus Hélène Gratet, c’est le sort réservé aux salariés du Tricycle. La mairie ne veut pas reprendre leurs contrats : elle veut récupérer les théâtres mais sans les deux salariés. Pascal Huissoud est l’un d’entre eux. Pour lui, ça ne fait aucun pli : « La ville nous a dit : ‘‘on n’a pas les moyens de garder les deux employés. On n’a pas envie de le faire. Il faut que l’association licencie.’’ »
Maître Picca, avocate et défenseuse des employés : « Le Maire a indiqué au collectif Tricycle ‘‘on va faire un chèque’’ », sous-entendu si la mairie perd aux Prud’hommes. Pour expliquer ces licenciements, Maud Tavel, en charge des relations humaines, s’appuie dans une lettre sur le nouveau projet du Théâtre municipal, qui « représentera une réelle diversité de répertoires » alors que le projet mené par le Tricycle est « axé sur la mise au plateau d’écritures théâtrales contemporaines. » Mais en quoi ces différences feraient-elles changer le travail de billetterie ? Encore une question qui arrive au bon endroit.

Une décision tombée du ciel ?

La mairie vient d’annoncer qu’elle fermait le Ciel, une petite salle (180 places assises) qui programmait de la « musique actuelle » et accueillait des répétitions de groupes. Une décision pas forcément stupide pour une salle largement déficitaire (entre 51 000 et 160 000 euros) et pas si fréquentée. Mais encore faudrait-il donner les bonnes explications…

« Cela m’étonne beaucoup tout le foin que l’on fait sur le Ciel après un silence quasi-total sur la fermeture de la Chaufferie. » Laurie fait partie des quatre anciens salariés de la Chaufferie (deux licenciés et deux fins de CDD). Le Ciel et la Chaufferie faisaient partie de la Régie 2C.
Nous avions raconté l’année dernière (Le Postillon n°31) l’abandon organisé de la Chaufferie, une salle culturelle du quartier Jouhaux, par les municipalités de Destot et de Piolle. Laurent Simon, le directeur de la régie 2C, avait petit à petit laissé tomber ce lieu d’importance pour le quartier, au grand dam des salariés. « On n’avait plus de mission en 2013-2014 de sa part, plus rien à faire », affirme Laurie. Et toujours avec la complicité de la Ville, qui a laissé la situation pourrir : « La Ville ne peut pas dire qu’elle a financé deux ans de CDD payés pour rien (…). Pourquoi le PS puis les écolos ont-ils laissé Laurent Simon [directeur et programmateur de la Régie 2C ndlr] détruire la Chaufferie, au profit du Ciel ? »
Cette fois-ci, c’est encore soi-disant à cause d’une baisse de dotations que la mairie a décidé de fermer le Ciel. D’après l’élue aux cultures de Grenoble Corinne Bernard, l’explication est tellement simple : « L’état prend une décision unilatérale avec la Région, d’arrêter de subventionner les missions [du Ciel]. » Elle a pourtant bossé dur, de son propre aveu. Pas moins de trente conseils d’administration en deux ans pour sauver le Ciel. Mais cela n’a pas suffi.
Pourtant, à la Drac, on chante un autre air : « Une demande de subvention a bien été envoyée. Mais nous l’avons reçue le 25 avril. » Or, ces demandes sont censées arriver au 15 novembre. Un retard de six mois ? Un peu gros.
Un ancien employé de la Chaufferie se rappelle : « L’administrateur, M. Rossi m’avait dit : ‘‘on ne demande pas les subventions cette année. Il refuse de la faire à la mairie, car il y aurait des pourparlers avec la Drac.’’ »
Quant à la Région, la com’ nous explique brièvement : « La subvention a été demandée le 28 avril dernier. C’est très tardif par rapport à d’habitude. La demande est de 30 000 euros ». Donc en baisse de 40 000 euros par rapport à la demande 2015. Malgré le retard, le dossier sera instruit lors de la session du 7 juillet prochain (le Ciel ne sera donc peut-être pas fermé...). Encore une fausse note.
L’administrateur du Ciel ne souhaite pas répondre aux questions, procédure de licenciement oblige. Mais des voix filtrent tout de même. « Lors d’un des derniers CA, Corinne Bernard a accusé le directeur et l’administrateur de ne pas avoir demandé de subventions en 2016. L’administrateur a alors expliqué qu’on lui avait demandé de ne pas le faire », explique une source très proche du Ciel.
Corinne Bernard et Laurent Simon, main dans la main, ont donc tué volontairement la Régie 2C... en faisant comme si le Ciel venait de leur tomber sur la tête. Ça va mieux en le disant.

Et vive le street business !


Vous connaissez Jérôme Catz ? Avant, il était rider chez Rossignol. Maintenant, c’est le Tony Montana du street art grenoblois. Le street monde est à lui. Il a écrit son livre sur le street art. Il a son festival de street art, Street Art Fest Grenoble, seul événement culturel dont la mairie a augmenté la subvention de 25 000 euros. Il a sa galerie (pardon, il préfère « art center ») de street art. Et maintenant, il a son financement participatif de street art. Dans le cadre du festival, Jérôme Catz a voulu rénover une fresque toute abîmée d’Ernest Pignon-Ernest, un artiste engagé, passé par Grenoble durant les années 70. Passons rapidement sur l’ineptie consistant à vouloir conserver une œuvre de street art, par essence éphémère : Ernest Pignon-Ernest lui-même a déclaré jadis qu’il se sentait « très à l’aise avec l’éphémère ».
Pour la rendre éternelle, Jérôme Catz a demandé 50 000 euros aux Grenoblois et aux autres, sur Kiss Kiss Bank Bank, la célèbre plateforme de crowdfunding. Pendant un mois et demi, 190 personnes ont fait des dons (de 5 à 550 euros). Mais le 16 mai, à dix jours de la date limite des dons, Jérôme Catz n’avait rassemblé que 13 000 euros. Tristesse. Curieusement, quatre jours plus tard, le compteur affichait 43 000 euros. De mystérieux et très généreux donateurs ont sauvé la mise à Jérôme. Parmi les dix-neuf dons sur cette période, cinq n’affichent pas la somme du don. Ce qui représente quand même presque 30 000 euros. On compte parmi eux des quidams (Barnier, Nicole Francis ou Vadz) et deux noms bizarres : mécénat EPE et FMAB. Deux institutions qui ont dû poser une grosse somme. C’est sûr qu’afficher un don de 20 000 euros, d’un coup, c’est un peu décrédibilisant. Alors oui, le financement participatif, c’est bien mignon, mais mieux vaut avoir de riches amis. Tony Montana avait déclamé : « Sur cette terre, moi je ne fais confiance qu’à mon manche et ma parole ». Jérôme Catz aurait pu rajouter : et mes sponsors.