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Quels enfants allons-nous laisser à nos journaux ?
« La question n’est pas : quel monde laisserons-nous aux enfants de demain ? mais plutôt : quels enfants laisserons-nous à ce monde-là ? » C’était Jaime Semprun qui s’interrogeait il y a quelques années. Aujourd’hui, les adultes s’inquiètent des jeunes « qui passent leur temps derrière les écrans ». Mais oublient de questionner leurs responsabilités dans l’avilissement numérique généralisé.
L’impression d’être un extraterrestre.
De venir d’une autre planète et de parler une langue inconnue.
C’était début février, j’avais été invité par le lycée Louise Michel de Grenoble pour rencontrer des élèves de seconde et causer de la « presse satirique ». Sympas, les élèves, hein, attentifs à ce que je racontais, en tout cas en apparence. En plus la prof d’histoire-géo et la documentaliste avaient vachement bossé avant, leur avaient fait étudier des caricatures anciennes, lire un ancien numéro du Postillon. Alors j’arrivais pas comme un cheveu sur la soupe mais quand même, quand je leur ai demandé s’ils avaient déjà lu des journaux papier dans leur vie, tous ont répondu par la négative. Pire : à la question de savoir s’ils avaient déjà vu des personnes de leur entourage lire un journal, tous ont aussi assuré que non, à part deux ou trois qui m’avaient dit : « Ah ! Si ! Des fois, mes grands parents. »
Quelques semaines plus tard, j’étais avec des CM1-CM2 de l’école du Grand Châtelet. Mêmes questions et mêmes réponses : « Les seuls que j’ai vu lire des journaux, c’est papi et mamie ! »
Un truc de vieux, bordel.
Je passe mes journées à faire un truc de vieux.
J’ai jamais eu l’intention de faire quelque chose de tendance, mais pitié, pas juste un truc de vieux. Je suis pas du tout grandparentophobe hein mais j’ai pas encore quarante piges et surtout j’aimerais quand même parvenir à faire réfléchir quelques jeunes avec notre canard.
Les élèves de seconde de Louise Michel n’ont pas été méchants avec moi et certains même très intéressés. Une des demi-classes m’a bombardé de questions en tout genre. Le même genre de curiosité qu’ils auraient eu face à un extra-terrestre. Et toi, comment tu fais pour manger sur ta planète ?
Bref, je voyais bien que les journaux papier ne faisaient pas partie de leur monde, que leur monde c’était un tout petit peu la télé et surtout beaucoup les réseaux, que l’information ou la lecture ne pouvait passer pour eux que par l’intermédiaire d’un écran.
Fin février, on a eu une stagiaire de troisième au Postillon. Normalement, on refuse – vous verriez déjà le bordel dans notre bureau – , mais bon la mère a insisté et c’est une copine. Je savais pas trop quoi lui faire faire, à Ele, à part lui apprendre à coller des affiches sauvages. Je lui ai fait lire le canard et contre toute attente ça lui a plu. « Franchement j’ai bien aimé » qu’elle m’a assuré, et si vous la connaissiez, vous sauriez qu’elle est pas du genre à fayoter. Alors je lui ai demandé : comment faut qu’on fasse, les vieux cons comme moi, pour intéresser des jeunes comme toi à nos journaux ? Elle savait pas trop quoi me dire, alors elle a fini par écrire une petite bafouille, dont j’ai corrigé les fautes :
« J’étais en train de finir mes devoirs, à contre-cœur d’ailleurs. Tout pouvait me divertir plus que ma rédaction, Le Postillon était posé sur la table, c’est lui que j’ai choisi pour échapper à cet enfer. Je l’ai feuilleté, puis j’ai commencé à lire un article, puis deux, etc. Et j’ai réalisé que du haut de mes 14 ans, je n’avais quasiment jamais ouvert un journal de ma vie. Je n’en voyais même que très peu. La presse est de moins en moins intégrée à notre quotidien, il n’y a que chez Papi et Mamie qu’on peut apercevoir des journaux et encore cela est de plus en plus rare. (...) Pourquoi on ne s’intéresse pas aux journaux ? J’entends souvent des adultes dire que ma génération ne vit que dans son téléphone. Je ne peux pas vous contredire mais nous avez-vous éduqués à lire ? Avez-vous laissé traîner le journal sur la table pour qu’on s’y intéresse ? Il est facile de dire qu’aujourd’hui les “ado” nous sommes désintéressés de tout, coupés du vrai monde. Tous les jours à l’école on me dit que plus les générations avancent, plus nous sommes bêtes et nous manquons de curiosité. Alors avant d’affirmer de tels propos, regardez le monde dans lequel vous nous faites grandir. Est-il vraiment développé pour que nous nous intéressions à la lecture ? Pour ma part, j’ai été élevée au milieu d’immenses meubles remplis de livres, mais rarement de journaux. Chez beaucoup de mes amies, pas un seul livre ne traîne, alors comment ne pas comprendre qu’elles passent leur temps derrière des écrans ? »
Comment ne pas comprendre ? En croyant que ces évolutions des pratiques de lecture et d’information seraient dues aux « jeunes » et non à l’accélération de la numérisation du monde.
Un peu plus tard, le 12 mars, je suis tombé sur un « grand reportage » de France Culture : « Tweeter, snaper, scroller : quand les jeunes s’informent. » Une de ces émissions où les journalistes et intervenants sont tout excités d’expliquer les habitudes des « jeunes » , un groupe supposément homogène dont tous les membres feraient la même chose. Où j’ai appris que « d’après le dernier baromètre publié par La Croix, 76 % des 16-24 ans s’informent par Internet et via leur smartphone », que le « journal de référence » Le Monde est tout fier de salarier huit personnes pour aller chercher des « nouvelles cibles » sur Snapchat et Tiktok en transformant ses articles en « stories », que « les jeunes » ne vont plus chercher les informations, mais cliquent des fois sur un « article » qui leur « tombe dessus » et la plupart du temps « se contentent des titres ».
Comme d’habitude, dans ce genre d’émissions et d’analyses, on en ressort avec le sentiment que ces pratiques numériques sont dues aux « jeunes », que c’est eux qui les ont mises en œuvre et choisies. Comme si ces nouvelles habitudes n’avaient rien à voir avec le monde développé par les adultes, qui n’avaient plus qu’à « s’adapter » aux pratiques des « jeunes ». Et si la vérité n’était pas exactement l’inverse ? Que les jeunes ne lisaient plus de journaux et passaient leur temps derrière des écrans pour s’adapter au monde voulu par les adultes et transformé par les gros intérêts économiques des industries du numérique ?
Depuis fin février, et la sortie du bouquin Le Vide à moitié vert, je vais des fois faire un tour sur Twitter voir ce qu’il s’en dit. Alors je dérive un peu de compte en compte, les pro-Piolle, les anti-Piolle, les fâchés, les fachos, les indignés, les scandalisés, et surtout les buzz, les clashs et les polémiques débiles qui s’enchaînent à longueur de clics.
Franchement c’est pas beau à voir. Comment ne pas être d’accord avec l’analyse de l’humoriste Blanche Gardin dans son sketch sur Twitter ? « Les gens sont en danger, vraiment ! L’ordinateur c’était censé nous faire gagner du temps, au départ. Mais qu’est-ce qui s’est passé ? »
Qu’est-ce qui s’est passé, pour que tant de gens perdent tant de temps sur Twitter et les autres réseaux sociaux ? Ne serait-ce pas ces plateformes qu’il faudrait accuser de « mise en danger d’autrui » plutôt que les organisateurs de fêtes clandestines pendant le couvre-feu ?
À l’occasion de la suppression des comptes de Donald Trump sur les réseaux sociaux, un débat s’est engagé sur la liberté d’expression et le pouvoir de censure des propriétaires des plateformes. Certains citoyens ou politiciens se sont exprimés pour un Twitter ou Facebook « public » où la modération serait exercée par une autorité judiciaire indépendante d’intérêts privés.
Comme si le problème avec ces moyens d’expression ne venait que de leurs propriétaires. Plutôt que de les transformer en services publics, je pense qu’il faut avant tout viser à la suppression de ces plateformes.
Ça fait dix, quinze ans, que Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, Tiktok et compagnie étendent leurs tentacules et représentent le « futur » de l’information.
Je pense qu’il faudrait faire un audit, un bilan de ce que ça a entraîné. Est-ce que l’intelligence collective a progressé ? Pour quelques scandales dénoncés, combien de polémiques angoissantes ? Pour quelques informations révélées, combien de clashs sans intérêt, de zapping permanent et de lobotomie ?
Personne ne se pose ces questions – pas même les militants et partisans de l’émancipation présents en masse sur ces réseaux « parce que faut y être pour toucher les gens ». Mais rester sur ces déversoirs à conneries ne fait que légitimer leur existence quand la seule attitude raisonnable semble être la désertion de la guerre de la communication numérique. Si les adultes, des gens supposés « responsables », foncent tête baissée dans l’utilisation de ces supports avilissants, comment ne pas comprendre que « les jeunes » leur emboîtent le pas ?