Quelles leçons de 1995 ?
Des réformes des retraites, il y en a eu pas mal. Des victoires contre ces réformes, beaucoup moins. La dernière remonte à 1995 ; le mouvement avait duré à peine trois semaines et avait abouti au retrait total du plan Juppé. Plongée dans les archives du Daubé et de l’institut d’histoire sociale (IHS) pour comparer les deux mouvements à 28 ans d’écart.
Quelques différences
1995, c’est trois semaines de mobilisation complète, des journées d’actions « diversement prolongées » (Le Daubé, 2/12), des secteurs qui se mettent en grève pour la première fois. La première semaine est déjà explosive : la grève est reconduite partout, directement après la première manif’ du 24 novembre, les étudiants se mettent à occuper la fac, les Assemblées Générales débordent... « Le suivi de la grève est plus important en Isère que dans la majorité des départements. » M. Bouvier, membre du comité régional Rhône-Alpes de la CGT, se disait « extraordinairement frappé par la dynamique et la détermination des grévistes qui œuvrent au coude à coude » (Le Daubé, 3/12). Pourtant, tous les syndicats n’étaient pas aussi unis qu’ils le sont aujourd’hui contre cette énième réforme. L’IHS raconte : « La CFDT-FEN déclarant avoir une vue positive du plan Juppé avec certaines nuances appelle uniquement à l’action des fonctionnaires le 24 novembre », contrairement à d’autres organisations qui appellent non seulement à une « action large le 24 » mais aussi « pourquoi pas le 28 ». Les syndicats ne s’étaient pas aussi bien alignés qu’aujourd’hui, mais le mouvement était parti quand même, plus largement que celui qu’on vient de connaître.
Quelques points communs
Pendant tout le mouvement de 1995, des actions se tiennent un peu tout le temps même en dehors des jours de manifestation. On se rassemble le matin avant les manifs « pour se chauffer pour la manif de l’après-midi » (Le Daubé, 6/12). En 1995, les étudiants ouvraient déjà les Restaurants Universitaires en réclamant « le RU [restaurant universitaire] à 1 franc ! ». Cette année, la tentative d’un CROUS gratuit au restau’ de l’intermezzo s’est bornée à des négociations vaines avec le directeur des restaurants CROUS du coin.
En 1995, des parkings gratuits au CHU avaient permis de récolter « 6000 francs [environ 1300€] remis aux grévistes divers » (IHS). Cette année, il y a aussi eu un parking gratuit, mais ce sont surtout les péages gratuits qui ont la cote. Malgré la présence rapide des autorités, les militants collectent à chaque fois plusieurs centaines d’euros, destinés là aussi aux grévistes. Ce sont toujours les mêmes qui font grève : SNCF, EDF, la Poste, centres de tri des déchets... En 1995, les éboueurs déversent leurs poubelles sur la place aux Herbes, pour lesquelles il avait fallu « au moins trois jours pour nettoyer ».
Les salariés d’EDF avaient enchaîné les manifs spontanées, et menacé de « mettre le département dans le noir si les autorités tentent d’évacuer les occupations ». Le journal avait tenu à rappeler que « oui, les grévistes contrôlent les centrales mais que non, ils ne sont pas irresponsables. Pour populariser la lutte, les usagers sont au tarif de nuit » (Le Daubé 6/12). Presque 30 ans plus tard, les coupures d’électricité, plus joliment appelées « mises en sobriété énergétique » ont aussi rythmé la lutte à Grenoble.
Une efficacité bien plus grande en 1995
À la gare, aucun train n’avait circulé pendant toute la durée du conflit : quelques dessertes, aux heures de pointe, avaient circulé sur les axes principaux, c’est tout. La SNCF avait reçu un important soutien en permanence.
En 1995, à la fac, il avait suffit aux étudiants de l’Ufraps de menacer d’occuper pour rencontrer un délégué du ministère. Comment imaginer ça aujourd’hui ?
Globalement, la lutte avait mobilisé de nombreux secteurs pour la première fois, comme en témoigne cet ouvrier, heureux de retrouver un de ses collègues lors d’un rassemblement devant sa boîte. « J’étais surpris. Il ne débraye jamais. Il n’y a jamais eu autant de monde pour défiler dans la rue. » Un autre raconte : « Beaucoup de copains attendaient que ça pète plus fort, ils pensaient que le mouvement allait s’élargir et qu’ils pourraient rentrer à ce moment-là. Des non-syndiqués se sont impliqués et le mouvement s’est étendu à Lyon et à Chambéry » (IHS).
Les assemblées générales (AG) fleurissaient un peu partout, avec des centaines de personnes syndiquées ou non, et même les simples « permanences de la CGT se transformaient en mini AG » (IHS). Les bases s’étaient organisées au mieux qu’elles pouvaient. Cette année, aucune AG n’a vraiment impressionné qui que ce soit. Les petites assemblées qui ont suivi certaines manifs n’ont pas eu de grande répercussions. Pour chaque secteur, il y a eu des difficultés à se regrouper ; les étudiants n’ont pas dépassé la barre des 500 personnes en AG alors qu’ils étaient au moins le double en 1995.
En 1995, la plupart des boîtes avaient porté des revendications locales, en demandant, comme toujours, l’augmentation des salaires ou l’embauche des plus précaires. Si quelques directions avaient réprimé les militants, beaucoup de petites victoires avaient été obtenues. En février 1996, la CGT tire le bilan : une liste de trois pages recense « les acquis de la lutte », nombreux et importants (embauches en CDI, salaires augmentés, réduction du temps de travail, etc., dans une dizaine de boîtes). Cette année, hormis au centre de tri des déchets (+ 15% de salaire pour certains) et à Ocelia (davantage de moyens et de suivi pour les étudiants travailleurs sociaux), les luttes n’ont pas permis des avancées fulgurantes dans les conditions de travail.
À la Poste, rien ne vient à bout de la direction. Après quatre mois de grève et d’actions pugnaces d’une partie des facteurs grenoblois, la direction refuse encore d’accéder à des revendications basiques, comme la transformation de huit contrats intérimaires en CDI.
L’angoisse des patrons
La grande différence entre 1995 et 2023, c’est qu’à l’époque les patrons avaient vraiment eu peur. Le 8 décembre 1995, Le Daubé consacre une page entière aux plaintes du patronat : « Privés d’approvisionnement, de règlements ou de commandes, un grand nombre d’entreprises ne pourront plus tenir que quelques jours. Des dépôts de bilans sont désormais inévitables à grande échelle. » Les patrons réclament un service public minimum et se disent eux-mêmes « minoritaires par rapport aux fonctionnaires ». La mobilisation en période de fêtes inquiète : moins d’approvisionnement et moins de transports, c’est moins de monde dans les magasins qui préparent Noël. Les « systèmes D pour contourner les grèves » – l’ouverture d’un centre de tri postal complémentaire ; des trajets en avions qui explosent, etc – ne suffisent plus : les patrons « appellent à la raison ». Le lendemain, Le Daubé nous apprend qu’une table ronde s’est tenue entre les syndicats et les patrons, avec, in fine, la création d’une « sorte de plateforme commune informelle, qui serait à même de prendre la température sur le terrain, d’analyser les problèmes sociaux, et plus largement de se situer dans une prospective » (Le Daubé, 9/12). Il n’a pas fallu deux semaines, en somme, pour que là-haut on commence à tendre l’oreille, contrairement à cette mobilisation qui n’en finit pas.
Pourquoi cette différence de traitement ? Il y a, bien entendu, le mode d’action choisi, l’inefficacité de ces journées ponctuelles de grève par rapport à la grève reconductible, bloquant le pays plusieurs jours d’affilée. Il y a aussi le mépris grandissant des élites et du gouvernement pour les mouvements protestataires. Et puis enfin, ce qui a changé, entre les deux mouvements, c’est le développement du « distanciel » et le fait que les blocages physiques, même conséquents, n’empêchent plus une majorité d’activités de fonctionner. Si les amphis sont bloqués, les étudiants font cours en visio. Si les trains ne fonctionnent pas, les salariés concernés bossent depuis chez eux… Pour de futurs mouvements sociaux efficaces, suscitant la peur du patronat et donc des chances de victoire, il faudra bien réfléchir à comment bloquer le monde virtuel...