« Je suis chercheur, mathématicien. On me demande souvent pourquoi j’aime ça. Je ne sais pas, il y a cette forme de beauté, de poésie même, dans l’articulation logique des lignes d’équations. Mais il faut aussi manger, alors je suis devenu mathématicien appliqué, en télécommunications d’abord puis plus récemment en intelligence artificielle (la fameuse et mystérieuse IA), essentiellement parce que c’est dans l’air du temps, et c’est donc là que les financements se trouvent. Pourquoi faire des maths pour l’IA ? Tout bêtement parce que, si le grand public n’y comprend absolument rien, rassurez-vous, l’expert en IA non plus. Les algorithmes modernes (les réseaux de neurones artificiels dits « profonds ») qui équipent nos smartphones et futures voitures autonomes, pour faire simple, on ne sait absolument pas comment ils marchent, ils sont essentiellement « hors de contrôle mathématique ». L’industrie en met partout et les matheux rament péniblement derrière à comprendre pourquoi ça fonctionne.
Pour financer mes recherches, je réponds en général à des appels à projet dans lesquels je dois d’abord détailler « Le Projet » : fastoche, je tartine des louches d’équations que vingt personnes grand max dans le monde comprennent, je suis rigoureux, carré, dans ma zone de confort. Vient alors la section « Impact sociétal ». Là, le mot d’ordre est de se muer en bonimenteur. L’honnêteté sur le moment voudrait en effet qu’on réponde « Je ne sais pas du tout. Aucun ? » Mais comme ça ne remplit pas les deux pages requises, on joue sur la corde sensible en parlant d’applications médicales, sociales, environnementales voire pour les plus audacieux d’assistance aux personnes vulnérables par des robots humanoïdes.
Un jour, sous les cris incessants et de plus en plus douloureux de la planète et du monde, je me suis sincèrement posé la question de cet impact sociétal de mon travail... pour me rendre à l’évidence qu’améliorer la compréhension et le fonctionnement de l’IA, c’est la nourrir, et donc nourrir la production déjà explosive d’appareils électroniques, et donc nourrir l’extractivisme, la pollution et l’impérialisme colonial sur les pays et les gens pauvres, mais aussi nourrir la crétinisation d’une humanité assujettie à des machines et gadgets électroniques qui, comble du progrès, maintenant pensent et décident à notre place. En bon scientifique, devant l’évidence factuelle et l’urgence du danger, une seule issue possible : tout arrêter. Ce que j’ai décidé de faire. Comme tout le monde, j’ai été jeune et con, ça m’a pris vingt ans pour comprendre, « finie l’abondance, finie l’insouciance » comme qui dirait, on fait table rase, on remet les compteurs à zéro.
Comme visiblement une grande partie de mes collègues et étudiants ne cernaient pas l’ampleur des enjeux, ma première action a été de revêtir ma cape de super héros – syndrome hyper classique de l’écoanxiété parait-il – pour aller haranguer le peuple des informaticiennes et des matheux : « C’est hyper simple, c’était sous notre nez depuis des années, et on ne l’avait pas vu, l’IA détruit la planète parce que si, parce que ça. CQFD. » De là, selon devant qui et à quel moment je déroule ma preuve du caractère mortifère de l’IA – ou de la 6G, ou de l’ordinateur quantique, ou de bien d’autres idées lumineuses du genre –, preuve d’une trivialité sans nom comparée aux obscurs théorèmes mathématiques de ma vie d’avant, le spectre des réactions est très coloré : devant une assemblée d’étudiantes ou doctorants en proie à un avenir totalement incertain et qui viennent de prendre les coups de fouet des quatre vagues de chaleur cet été (dans l’élan des n vagues de covid), lancer un appel à bifurquer conduit à des standing ovations comme seules les Papinades des OM-PSG de la belle époque pouvaient en provoquer. Pas de standing ovation par contre pour mon collègue Aurélien Barrau, lors de son intervention devant les patrons du Medef. Mais beaucoup de selfies « pour ma gamine qui est une grande fan ».
Le problème bien sûr est toujours le même : les constats, OK, mais « que fait-on ? ». Aujourd’hui à la machine à café du labo, entre collègues, j’arrive à avancer l’option du « démantèlement du numérique » comme sujet de recherche et porte de sortie crédible : sortie des émissions massives, de la fuite en avant technologique destructrice, mais surtout sortie de la fragilité sociale et sociétale induite et sans cesse renforcée par cette hyperconnexion terriblement aliénante. En tout cas, avec mes yeux tout neufs, c’est comme ça que je le vois, que je le vis : le numérique interpénètre tous les domaines aujourd’hui, on ne peut plus vivre sans, mais il va bien falloir parce que les métaux se font déjà rares et, sans électricité (le gouvernement lui-même prévoit des black-outs cet hiver), tout s’arrête, notre argent qui n’est même plus physique se volatilise, l’agriculture 4.0 sur-technologisée ne produit plus rien, et on vivra dans le noir vu qu’on ne pourra plus remonter nos volets électriques. Alors j’étudie l’écologie du démantèlement, c’est mon nouveau sujet de recherche : comment arrêter le développement absolument inutile (dangereux ?) de la 6G ? Comment démonter l’intelligence artificielle et toutes nos sources de dépendance et fragilité ? Comment s’adapter à l’après-croissance au lieu de foncer bêtement dans le mur et advienne que pourra ? Comment démonter pour mieux (nous) reconstruire ? »