Accueil > Automne 2024 / N°74

La chimie, c’est de la merde

"Pour moi à la fin, c’était invivable."

Un ancien ouvrier de Vencorex témoigne

Roland signe toujours ses mails par « votre abonné de Loire-Atlantique ». S’il a migré de l’autre côté de la France depuis quelques années, ce n’est pas seulement pour profiter de l’océan : c’est aussi pour respirer un air plus sain que celui de la cuvette et ainsi préserver sa santé mise à mal par une vie de travail sur la plateforme chimique de Pont-de-Claix. Ouvrier à Progil (aujourd’hui devenu Vencorex), délégué syndical, et surnommé Léon à l’usine, il nous a souvent écrit ces dernières années pour nous informer du rôle de son ancienne boîte dans la fabrication du terrible « agent Orange » ou de ses souvenirs de pollution due à la plateforme.

On a profité d’une virée vers l’océan pour le faire parler plus longuement. Il revient ici sur sa vie, les multiples accidents dans l’usine, les retombées mortelles de l’amiante, la bonne ambiance alcoolisée qui régnait dans les ateliers, l’arrivée du management plus brutal et les incessantes réorganisations des boîtes.

« C’est souvent dans le demi-sommeil qu’il y a des choses qui me reviennent. Chez les vieux c’est la mémoire ancienne qui remonte à la surface comme ça. Cette nuit m’est revenu un accident mortel survenu à la centrale de production d’électricité et de vapeur, en 1994. Un tuyauteur d’une entreprise sous-traitante intervenait sur le site pour des travaux de maintenance. Une détente soudaine de vapeur d’eau chaude à haute pression projeta son corps ébouillanté à plusieurs mètres de distance. Il fallut attendre le procès au tribunal pour apprendre que c’était parce qu’un opérateur de l’atelier avait omis de vidanger la tuyauterie de vapeur sous haute pression. Mais, surtout, l’entreprise avait négligé de prendre des mesures centralisées de contrôle ou d’établir une double vérification. Voilà le genre d’accident qui nous menaçait quand on travaillait sur la plateforme chimique.

Je suis arrivé à Progil en mars 1962. J’ai grandi à Belleville-sur-Saône, dans le Rhône, où ma grand-mère avait une épicerie de quartier minuscule. Mon grand-père, aveugle probablement des suites de la guerre de 1914, refaisait les dessus de chaise avec des tiges de rotin et confectionnait des paniers en osier. Petit garçon j’étais plein d’admiration ! Alors je tâchais de l’aider… Pendant nos promenades, j’étais vigilant à tout ce qui se passait. Du coup ça m’a donné un don d’observation, c’est peut-être pour ça que j’ai fini par devenir délégué syndical. À mon entrée dans l’usine j’avais 17 ans, je venais de passer le brevet et j’avais entendu parler des boulots dans la chimie. J’avais vainement cherché à travailler en région lyonnaise, mais toutes les boîtes exigeaient d’avoir satisfait aux obligations militaires. C’était pas le cas à Progil, alors j’y suis allé. Le responsable du laboratoire nous avait reçus, moi et ma mère. Grenoble était encore une ville de garnison un peu austère. On a parcouru cette longue route, les cours Jean Jaurès et de la Libération, flanquées d’arbres, il y avait encore des champs autour et il faisait très froid. J’avais l’impression d’arriver dans un autre monde. Ils recrutaient beaucoup de jeunes issus des campagnes de toutes les régions de France.

À l’origine de l’usine de Pont-de-Claix il y a les Gillet, une grosse famille lyonnaise, spécialisés dans les teintures et qui se sont reconvertis dans la chimie. Ils ont bénéficié de la manne de l’État pendant la Première Guerre mondiale pour se lancer dans la chimie du chlore et des gaz de combat, notamment du gaz moutarde, en créant Progil. Dans la région grenobloise, il y avait de l’eau, de la main-d’œuvre et, surtout, de l’électricité bon marché à proximité, tout ce qu’il faut pour faire l’électrolyse de la saumure qui produit le chlore. À côté il y avait les ateliers du service des poudres de la défense nationale où étaient chargés les obus avec les produits de l’usine.

La première année, je travaillais à la journée au laboratoire central de l’usine et le soir j’allais à l’école de chimie de Grenoble. À l’époque j’avais déjà constaté qu’ils envoyaient chaque semaine un gars du labo faire des prélèvements dans le Rhône au niveau d’Avignon, voir s’il n’y avait pas du phénol (un hydrocarbure) dans l’eau, parce qu’il y avait eu peu de temps avant un scandale là-dessus. Quand j’ai eu 18 ans, ils m’ont sorti du laboratoire central et m’ont mis au laboratoire Progelec, une association entre Progil et Sece-Maeu (Société d’électrochimie, d’électrométallurgie et des aciéries d’Ugine) pour fabriquer du phénol et de l’acétone à partir du cumène, un dérivé du pétrole. Là-bas je m’occupais avec mes collègues des analyses et du contrôle de la production. On faisait les trois-huit, 365 jours par an et, toutes les heures, il y avait un gars de la fabrication qui arrivait avec un petit panier métallique plein de flacons en verre qu’il fallait analyser. Il fallait être bien protégé avec des gants et des lunettes, parce que les produits étaient très corrosifs et souvent malodorants.

Je suis parti à l’armée en juillet 1968. Quand je suis rentré, il n’y avait plus de place dans le labo et ils m’ont mis en fabrication. C’est là que j’ai débuté aux « hydrogénations diverses ». Un des produits que nous envoyaient les producteurs de parfum de Grasse produisait une telle puanteur à l’hydrogénation que ça sentait dans toute la cuvette ! On n’a pas fini le fût. L’entreprise avait réussi à faire croire que c’était le dépôt d’ordures du bec de l’Échaillon…

Il régnait vraiment une bonne ambiance, on était tous jeunes, à peu près du même âge, et on faisait de belles conneries. On pouvait circuler dans toute l’usine et on ne se privait pas, surtout la nuit, pour aller voir d’autres collègues. Ça papotait, ça tapait le carton et ça picolait aussi un peu, avant d’entrer au boulot et même au boulot, il faut l’avouer. Tu avais même ta chope ! Je me souviens qu’il y avait un jeune Breton qui planquait des bouteilles d’alcool dans l’installation à différents niveaux pour boire en douce pendant qu’il y circulait. Et le comble, c’est qu’il y avait même un container qui était une sorte de débit de boissons. Il y avait une forme de tolérance… De temps en temps, tu te faisais un peu rabrouer, mais c’étaient des chefs d’équipe ou des contremaîtres qui étaient rentrés au même temps que toi, avec qui tu avais travaillé, et la chose n’allait pas plus loin. Les seuls licenciements c’était quand il y avait eu des vols. Mais avec le temps tout ça a disparu. Quand je suis parti en 2004, l’ambiance était beaucoup plus triste. Depuis 1990 ils réduisaient les effectifs et te demandaient de plus en plus de boulot : « Quand tu finis ça, il faut vite que tu ailles dans tel endroit faire telle chose.  » Ça devenait infernal. En plus chaque atelier est devenu une entité juridique différente et tu n’avais plus le droit d’aller voir tes collègues, tu ne pouvais plus faire un pet de travers. Pour un oui ou pour un non tu étais sanctionné, licencié même. Tu avais une pression, une surveillance qui ont continué à empirer depuis mon départ.

Le syndicalisme a connu un essor après mai 68, et je suis assez vite devenu délégué syndical. Ça me plaisait de me balader, de discuter avec les gars et de recueillir leurs doléances. Le travail devenait moins monotone. Au début j’ai été à la CGT. Après, comme avec quelques collègues on avait des idées d’extrême gauche, ils nous avaient exclus et on est rentrés à FO. Parce qu’à Grenoble, à l’époque, c’était un anarcho-syndicaliste qui était à la tête de l’union départementale FO. Comme j’avais tenu à faire ma tournée dans mon temps de travail, ils m’avaient mis à la préparation du nickel de Raney, un catalyseur de réaction pour les hydrogénations. C’était un petit boulot et j’avais toute latitude pour arrêter l’opération quand je voulais tant que je fournissais les quantités voulues, qui n’étaient pas non plus phénoménales. J’y avais remplacé un vieux réfugié espagnol, un gars formidable. Il avait un accent tellement rocailleux que j’arrivais difficilement à le comprendre. Quand je suis arrivé à l’usine il y avait encore beaucoup de réfugiés espagnols, c’étaient eux les noyaux durs du parti communiste, à l’époque.

Malgré tous les contrôles, il y avait des accidents. Des fois ils étaient sans conséquence et nous faisaient bien rire, comme le gars qui a fini tout roussi suite à une petite explosion dans le réacteur d’hydrogène qui avait dû être mal vidé. Mais d’autres étaient bien plus tragiques : un gars qui avait mal vissé son tuyau pour vidanger un camion est mort brûlé et intoxiqué par le phénol… Une autre fois, dans l’atelier pour fabriquer les mousses, il y avait du TNT, l’explosif, qui était en train de se former dans une des conduites ! Et il ne faut pas oublier qu’on utilisait, par exemple, du phosgène, la même substance qui a tué plein de monde lors de la catastrophe de Bhopal. D’ailleurs, c’est l’explosion d’un wagon plein d’un des produits de l’usine en octobre 1971 qui a mis fin à l’atelier d’hydrogénation. Juste en face du wagon il y avait les cuves de chlorure d’éthyle, un produit extrêmement volatile et inflammable. Une des cuves a juste été frôlée par un morceau de métal. Si jamais le morceau l’avait percée, ça aurait été l’apocalypse ! Rien qu’entre 1994 et 2005, j’ai recensé six explosions dans différents ateliers.

Jusqu’au premier choc pétrolier de 1973, il y avait une nouvelle installation de production tous les deux ou trois ans : atelier oxyde de propylène, atelier diphénylopropane, atelier tétrachlorure de carbone et perchloréthylène, qu’on appelait tetra-per [dont les déchets constituent une grande partie de la décharge ouest qui a grandement contaminé la nappe phréatique sous Grenoble (voir notre précédent numéro)], atelier hormones. La vocation de l’usine était ces « grands intermédiaires », des produits chimiques qui allaient rentrer ensuite dans la fabrication de produits finaux comme les mousses, plexiglas, vernis, peintures, etc. Et aussi des pesticides, des désherbants et des défoliants, comme les fameux 2.4 D et le 2.4.5 T, c’est-à-dire l’agent orange que la boîte vendait aux États-Unis pour la guerre du Vietnam. Pour celui-ci, ils avaient fait carrément un nouvel atelier qui jouxtait l’atelier hormones, sans que cette production soit connue publiquement. Je me souviens d’une discussion entre un syndicaliste et un ancien cadre ingénieur : le premier pressait le second de reconnaître qu’ils avaient fait de l’agent orange. Il avait finalement avoué, mais il avait ajouté, comme pour se justifier, que c’était un agent orange « d’une qualité extraordinaire », l’air de dire « nous ce n’était pas n’importe quel défoliant, il contenait moins de résidus que la merde américaine » !

Une fois fermée l’hydrogénation, ils m’ont muté aux tolonates, un produit pour les peintures et les vernis qu’ils cherchaient à exporter au maximum. Là-bas je remplissais et étiquetais des échantillons pour les envoyer à des clients. Et je suis resté là-bas jusqu’à mon départ en retraite en 2004, 33 ans quand même ! De temps en temps j’allais aider les collègues dans l’enfûtage, ça me donnait le prétexte de discuter avec eux en dehors des heures déléguées.
Dans cette période, les appellations de l’usine changent et se succèdent. Après Progil, Bayer Ugine, Rhône-Progil, Rhône-Poulenc, Cevco, Chloralp, Rhodia… jusqu’à aboutir à l’éclatement qu’on connaît actuellement, avec Vencorex, Solvay, Air Liquide, Suez et Seqens (qui fait toujours partie du groupe Rhodia). C’est devenu un peu comme une zone d’activités où tu as plein de boîtes. Pour moi, à la fin, c’était invivable.

Le combat pour l’amiante a commencé dans les années 1990, suite au premier comité amiante créé à la fac de Jussieu, à Paris. Avant, il y avait des gens malades, mais on ne faisait pas le lien avec l’amiante. Le service médical n’allait pas mettre en cause les dangers courus au travail. On avait découvert que les médecins du travail étaient au même niveau de rémunération que les directeurs de l’entreprise : ça les incitait à ne pas faire trop de vagues… Il y a eu tout un combat au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour avoir des statistiques sur le nombre de cancers, tant liés aux produits chimiques qu’à l’amiante. Et petit à petit ça a pris de l’essor.

De l’amiante, à l’époque, il y en avait partout. On en floquait les poutrelles métalliques des bâtiments pour les protéger en cas d’incendie. L’amiante faisait aussi partie de la production du chlore par électrolyse. Dans chaque cellule d’électrolyse, et il y en avait des dizaines, il y avait une membrane remplie d’amiante. On le recevait en petits blocs puis on le dissolvait pour faire une bouillie et la plaquer contre la membrane. Les cellules, on les démontait régulièrement, justement pour changer l’amiante des membranes. Elles étaient apportées dans une enceinte, les gars les décolmataient au jet d’eau. Ils avaient tous un ciré en caoutchouc parce que ça giclait de tous les côtés. Le comble, c’est qu’ils avaient mis à l’extérieur un bassin pour recueillir ces eaux, mais de temps en temps, il y avait des bouchons : l’eau chargée d’amiante dégueulait sur la chaussée où passaient des camions, des bus, mais aussi des piétons et des cyclistes. Tout ça se répandait dans l’air et séchait avec le soleil.

Une loi a interdit l’utilisation d’amiante à partir de 1997, mais avait prévu une dérogation jusqu’en décembre 2001. Chloralp utilisait de l’amiante encore en 2005 ! Au 27 mars 2021, nous avions recensé 39 morts à cause de l’amiante. Moi, après pas mal de péripéties, le tribunal a fini par reconnaître que mon insuffisance respiratoire est due à l’amiante. Aussi je souffre d’une forme de stérilité et je me suis quelquefois posé la question « est-ce à cause des produits chimiques ? » D’autant plus qu’à l’époque où je fis faire les tests révélant ma stérilité, j’avais déjà plusieurs années de laboratoire Progelec où nous respirions tout un cocktail de produits plus toxiques les uns que les autres ! Parmi les anciens ouvriers encore en vie, je suis bientôt le plus vieux. Le pneumologue m’avait dit, «  c’est pas mal si vous arrivez à quitter Grenoble » tellement c’est pollué. À Nantes, je n’ai plus besoin de la bouteille d’oxygène que j’utilisais à Grenoble… Je suis persuadé que je serais mort si j’étais resté dans la cuvette. Quand il y a des anticyclones, je me sens un peu plus essoufflé : ce n’est pas pour rien que les pneumologues disent que nous sommes de vrais baromètres. Ici, en plus j’ai une superbe vue et je peux voir les bateaux passer.

Ça a dû être un vrai coup de tonnerre le redressement judiciaire de Vencorex par chez vous. Dans le temps, nous en rigolions, car à chaque fois qu’un atelier de production s’arrêtait, il y avait toujours des gars pour dire : «  ça ne va pas tarder à tout fermer et ils vont mettre un parc d’attractions à la place ! » C’était en effet la mode à l’époque de créer ce type d’espace de loisirs, ça s’est émoussé depuis. Mais je pense que les finances publiques cracheront au bassinet, car il y a toujours un potentiel avec l’utilisation du gisement de sel de Hauterives pour la production du chlore. Lui et ses dérivés, comme le phosgène qui continue d’être produit par la plateforme, sont des précurseurs d’explosifs… Les produits aux finalités guerrières ont toujours un marché ».