Accueil > Hiver 2010 / N°08

Pourquoi les grévistes perdent-ils (presque) toujours à la fin ?

Postiers à la recherche d’une riposte

Cet automne, les défilés grenoblois n’auront pas été marqués par les élans de manifestations sauvages d’une jeunesse débordante d’énergie rageuse et ses jets de pommes pourries ou ses renvois de lacrymos. Contrairement aux mouvements de 2006 (CPE) et 2008 (lycées), et contrairement à d’autres villes comme Lyon, les étudiants et lycéens grenoblois sont restés cette année plutôt calmes.
On retiendra plutôt de cet automne l’impuissance de milliers de salariés remplis de colère. Contre la réforme des retraites bien sûr, mais aussi contre la dégradation de leurs conditions de travail, le népotisme du pouvoir, l’arrogance des élites, etc. Le ras-le-bol et l’exaspération n’ont jamais été aussi profonds depuis des dizaines d’années. Et pourtant, l’impuissance n’a jamais été autant ressentie que lors de ces énormes défilés incapables de faire bouger quoi que ce soit, tout juste égayés par quelques œufs s’écrasant sur les vitres du Medef et sur les robocops postés devant.
On explique souvent le succès du mouvement de 1995 contre la réforme des retraites par l’ampleur des blocages, qui avaient véritablement paralysé le pays. La distribution du courrier, par exemple, avait été entièrement bloquée pendant trois semaines, en Isère comme dans la plupart du reste de la France. Cet automne, les boîtes aux lettres sont restées vides un seul jour dans le département. Pourquoi ?
Armé de cette question, Le Postillon est parti à la rencontre de 9 postiers grenoblois, facteurs, manutentionnaires, guichetiers ou employés de la Banque Postale, tous impliqués dans le dernier mouvement(lire la présentation ci-contre). Résultat : des paroles brutes et débridées causant autant de la difficulté de faire grève et des nouveaux modes de management que de l’évolution du système postal à l’heure des nouvelles technologies et du libéralisme triomphant.

L’organisation du travail

Michel : «  Si les grèves ont beaucoup moins bien marché cette fois-ci qu’en 1995, c’est parce qu’à l’époque La Poste n’avait pas encore entamé les séparations de branches, ni toutes les casses d’organisation du travail.
Jusqu’à la fin des années 1990 - début 2000, les centres de tri avaient des organisations collectives de travail, des heures de pause et des lieux de pause communs. La Poste avait également toute une flotte de camions jaunes. Tous les transports entre les centres de tri et les bureaux de poste se faisaient avec ces camions jaunes, conduits par des postiers.
Les centres de tri, comme les transports, sont un moteur pour l’économie de La Poste. Si les centres de tri et les transports sont bloqués, La Poste ne fonctionne plus. Donc en 1995, c’est bien simple, les centres de tri ont été bloqués et occupés. Les camions jaunes ont été mis à quais, les clefs enlevées et La Poste était bloquée.
Après 1995, la direction de La Poste a réfléchi pour éviter que cela se reproduise. Elle a déjà privatisé le transport et éliminé cette flotte de camions jaunes. Maintenant La Poste sous-traite ce transport à plusieurs sociétés privées différentes. Et puis elle a décidé de casser toutes les organisations collectives de travail. Le centre de tri qui se trouvait à Eybens a été déménagé à Sassenage, et est devenu ce qu’on appelle une plate-forme industrielle. Ces plates-formes sont toutes faites sur le même modèle : des caméras partout, pour passer les portes il faut un badge, des organisations de travail complètement bâtardes, avec de toutes petites équipes qui n’ont plus de lien avec les autres équipes du fait de leurs horaires de travail et de pause. Les Assemblées Générales du personnel ne sont plus tolérées par la Direction du centre, les personnels y participant étant menacés de sanctions. Rien de tel pour museler la contestation et la colère.  »
Hervé : «  Au centre de tri d’Eybens, il y avait beaucoup de solidarité. Là, avec Sassenage, on a mis en place une plate-forme industrielle de courrier (PIC). C’est quoi ? Ça ressemble à un magasin Carrefour où on enlève les rayons et où on met des machines à la place. C’est un grand hall chauffé par des radians. Les agents ne prennent pas leurs pauses en même temps, ce qui les empêche de communiquer. Dans certaines PIC, ils en sont à un système que je qualifie de Koh-Lanta. C’est un peu comme sur un porte-avion : il y a des zones de couleurs et les gens qui ont la couleur bleue ne peuvent pas parler à ceux qui ont la couleur rouge sauf à remplir un cahier en expliquant pourquoi ils veulent les rencontrer.  »

Poids des défaites & Fatalisme

Pascal & Édith : «  Ce qui pèse, outre les défaites d’avant (mouvement des retraites de 2003, mouvement contre la privatisation en 2009), c’est le changement progressif de population : à chaque départ en retraite, on se dit « encore un collègue plutôt pro-grève qui part ». Aujourd’hui, dans les centres de chèques, les jeunes sont embauchés pour leur profil commercial, alors qu’avant on rentrait via des concours. En 2003, quand on parlait de reconduction, on sentait qu’on avait une base importante de collègues qui nous suivaient. On les a encore eus sur la privatisation. Mais là, sur la retraite, on n’a pas eu ce noyau. Les gens n’ont pas eu confiance, n’ont pas cru qu’on pouvait gagner.  »
Nono : «  Je trouve qu’il y a encore, selon les bureaux, un reste de culture ouvrière qui veut ‘‘qu’on ne se fait pas balader par les chefs’’, mais chez la plupart des facteurs c’est surtout un mélange de désespoir intégré, de ‘‘se bouger, ça ne sert à rien’’ et parfois des carrément ‘‘ça va très bien, c’est quoi le problème ?’’.
Il y a une très forte tendance à avoir ‘‘le nez dans le casier (de tri)’’ comme on dit, à réfléchir et réagir seulement au jour le jour. Et puis il y a surtout le stress de la tournée, ne pas savoir si tu vas réussir à finir à l’heure. À un moment donné tu n’as plus de vision globale de lutte collective. La fatigue fait qu’il y a beaucoup moins de prise de recul et, à mon avis, de conscience politique.  »

Un manque de culture politique

Sam : «  Ce qui manque c’est une culture politique et des connaissances économiques. Les salariés ne comprennent rien au fonctionnement de La Poste, ne savent pas si elle est rentable ou pas ; et donc gobent les paroles de la direction quand elle dit les mots magiques ‘‘baisse du courrier’’ et ‘‘concurrence’’. Comme les syndicats ne sont pas vraiment au top sur l’analyse économique de La Poste, on se fait avoir par un discours à la con. Alors que c’est une boîte qui n’a jamais perdu d’argent, qui est stable, qui fournit quand même un gros travail.  » 
Pascal & Édith : «  La Banque Postale a toujours été bénéficiaire et a toujours reversé de l’argent à La Poste, ce qui permettait de maintenir des bureaux en zone rurale. Avant, tous les gens qui avaient peu d’argent ou qui avaient des problèmes d’interdits bancaires venaient à La Poste, qui acceptait tout le monde : c’était dans sa mission de service public. Maintenant, La Banque Postale commence à faire comme les autres : sélection de la clientèle. Et puis maintenant on ne répond plus aux gens, on les aiguille sur des répondeurs.
Petit à petit, on va supprimer des missions de service public et de l’emploi pour avoir de l’argent à donner pour les actionnaires, même si actuellement l’actionnaire est public. La logique, c’est celle-là. La Poste, dans son budget annuel, assume un milliard et demi de charges de mission de service public qu’une entreprise normale ne devrait pas assurer qui sont pas compensés par l’État. Et malgré ça, elle dégage quand même un bénéfice de 500 - 700 millions d’euros annuels. La baisse du courrier aurait pu être compensée par des bénéfices d’autres secteurs de La Poste. Mais maintenant ils raisonnent par segment. Chaque branche doit être rentable.  »
Sam  : «  Les Forum, les journaux de la direction à destination des postiers, si tu les prends un par un, ça ne parle pas trop. Mais si tu les mets ensemble côte à côte, tu obtiens une image très claire de ce qu’ils veulent faire de La Poste et de ce qu’elle est en train de devenir. Ils communiquent pour dire qu’on a acheté telle entreprise étrangère ou telle filiale spécialisée dans le net pour compenser la baisse du courrier ou pour la stratégie à long terme du groupe. Et après ils vont dire que le courrier est en perte de vitesse et que La Poste perd des sous, alors que c’est eux qui participent à la produire, cette baisse du courrier, et qui en profitent.  »
Mich’ : «  On est dans une logique de chiffres, qui est complètement dingue, et on n’a pas prise dessus. Donc il faut qu’on arrête de parler chiffres parce que de toute façon la direction dit ce qu’elle veut. Par exemple, cette année ils avaient estimé la baisse du courrier à 6% alors qu’elle n’a été que de 3%. Il faut qu’on axe plus sur les ressentis. Quand tu vois le salaire qu’on touche à la fin du mois (autour de 1100 euros pour un ‘‘jeune’’, 1400 euros pour un ‘‘ancien’’) moi j’ai pas l’impression de voler mon salaire.  »
Marc : «  Si on se bagarre avec des chiffres, si on n’est pas sur une bataille politique - sur le partage des richesses par exemple - on est morts.  »
Pascal & Édith : «   Il faut une conscience politique aussi pour comprendre ce qui te bouffe quotidiennement au boulot. Nous, on a cette conscience et ça nous aide vachement, y compris par rapport au suicide ou des choses comme ça. Ça t’aide vachement de comprendre ce qui t’arrive. Tu te dis : le responsable c’est le capital et c’est pas moi qui suis un con, un nul, ou une brêle. C’est le capital qui me broie. C’est important d’en être conscient pour ne pas se retourner contre soi.  »

Un manque de convivialité

Marc : «  Depuis des années, le libéralisme a gagné à travers la consommation et la télévision. Il a individualisé les gens. Tout ce qu’on faisait avant, les lutte dures, où les gens étaient réactifs, acteurs des AG... tout ça s’est perdu. C’est tout à reconstruire. On sent que cette lutte a reconstruit un peu ça, ce qui est quand même intéressant. C’est pour ça que quand les gens disent qu’on a perdu, je ne suis pas tout à fait d’accord parce qu’on n’a pas tout perdu : on a gagné au moins ça. Les gens ont besoin de se ressouder, de se solidariser, de recréer des liens. Et je pense qu’il n’y a pas eu de grève dures parce qu’il n’y a plus le lien social qu’il y avait avant. Il faut de la convivialité. Et ça ne passe pas par Internet ou Twitter, c’est quand même se voir de visu, ce qui se passe de plus en plus dans mon bureau, à Chavant. (…) On est dans un syndicalisme où Internet fout le bordel. Les gens attendent tout d’Internet. Alors que c’est un outil supplémentaire mais que tout ne peut pas passer par le Web. Avant, quand il y avait un mouvement dans un bureau de France, on relayait ça par des AG, des tracts. Maintenant les syndicats mettent l’info sur leur site et attendent que les gens aillent cliquer dessus. Mais le facteur lambda ne va jamais sur le site du syndicat. Alors qu’un tract, souvent, il le lit. Ce qui manque dans le militantisme par Internet, c’est la convivialité. Car pour se bouger, il faut être soudés. Aujourd’hui les gens sortent du boulot et rentrent tout de suite chez eux. Beaucoup ne font même plus de pause et ne discutent quasiment pas avec les collègues. Avant on se retrouvait au café avant d’aller au boulot. On prenait le casse-croûte ensemble. Et dans ces moments là, tu échanges. Ça soude et c’est bien plus facile après de tenir un mouvement.  »

Formatage

Nono : «  J’ai été obligée de faire une formation pour avoir un CDI. Cette formation à «  l’école des facteurs  » n’existe que depuis deux-trois ans, elle remplace le recrutement par concours (époque des fonctionnaires) et le recrutement légal de CDI après 3 CDD... Dans ‘‘ma classe’’, on avait déjà tous fait plein de CDD à La Poste, donc on connaissait le métier hein, mais on devait juste encore fermer nos gueules pour « mériter » le CDI. C’était en fait un bourrage de crâne de la nouvelle culture de l’entreprise. Six mois d’entretien d’embauche. Six mois où tu es observé, sous pression psychologique.
Un formateur a osé nous sortir la ‘‘courbe du changement’’ pour comparer la mutation de La Poste avec un deuil de la vie privée : au départ la tristesse, puis la colère, ensuite tu cherches à comprendre et après tu comprends et c’est l’acceptation. Le formateur, c’était un manager à la nouvelle mode, qui fait un peu ‘‘de gauche’’, avec les cheveux en pétard, un peu déglingué, et avec des sous-pulls de ski. Le genre où tu peux croire qu’ils sont proches de toi alors qu’ils ont la pensée du ‘‘requin costard-cravate’’. Comme tu as l’impression que c’est ton monde qui te parle, tu peux être vachement malléable. (…)
Une fois j’ai posé une question avec ‘‘bureau de poste’’ et ‘‘usagers’’, un peu par provocation. Et là il m’a directement dénigrée : ‘‘alors ça y est la gauchiste, Arlette, non mais c’est bon, « bureau de poste » c’est une expression du XXe siècle, et maintenant on est au XXIème.’’ (…) Souvent les formateurs traitaient les anciens facteurs ‘‘d’alcooliques-nostalgiques-arc-boutés sur leur tournée’’ qui devaient bien
‘‘s’adapter’’ à ‘‘la modernité’’ pour ‘‘ne pas rester à la préhistoire’’  ».
Pascal & Édith : « Il y a une vraie manière de laver le cerveau des gens. Maintenant, si tu penses différemment tu es dangereux pour l’entreprise. Sud, on nous dit tout le temps qu’on est un syndicat dangereux qui met en péril la boîte. Avant, la conflictualité était intégrée et on fonctionnait avec. Maintenant il y a une chape de plomb parce que les gens savent que s’ils dévient ils n’auront pas la promotion.  »

Le relocalisation de la lutte

Marc : «  Le problème actuellement c’est que les gens prennent plein de coups dans la tête avec l’enchaînement des restructurations. Donc plein de gens nous disent : « on va se préserver pour les restructurations ». Leur engagement en perte de salaire, ils veulent le préserver pour des luttes locales. La retraite, pour certains, c’est loin.  »
Michel : «  La Poste, avant quand elle faisait une réforme, c’était tel jour, telle heure pour tout le monde. Maintenant, quand ils changent les organisations, c’est espacé sur deux ans, un bureau ce mois-ci, tel bureau deux mois après, etc. (…) Depuis 1995 il n’y a pas eu d’autres grands mouvements, il n’y a eu que des grèves ponctuelles dans des bureaux contre les réorganisations. Des bureaux se sont bagarré et ont réussi à sauver les meubles. Mais les bureaux qui ne se sont pas bagarré, se sont fait laminer, écrabouiller.  »

Blocage ?

Pascal & Édith : «  Cette année, le blocage du centre de tri était assez bizarre parce que pendant qu’on bloquait, les employés du centre de tri continuaient à bosser. Le bloquer sans eux, ça fait drôle et ça n’a pas un sens énorme. (…) Les blocages c’est de la substitution. À Grenoble, il y avait peut-être 500 personnes sur toute l’agglomération qui pendant 15 jours ont essayé de faire des blocages un peu partout. Mais c’était plus que minoritaire. La grève c’est des gens qui arrêtent le travail et qui bloquent eux-mêmes leur outil de travail. Les blocages avaient peut-être une utilité dans le mouvement, mais ne remplaceront jamais la grève générale.
Il faut redonner une culture de la grève reconductible. Il faut expliquer aux gens. La majorité de l’intersyndicale a maintenu l’illusion qu’en manifestant juste tous les 15 jours et en étant de plus en plus nombreux, on allait gagner. Je pense qu’il faut expliquer aux gens que face à un gouvernement, et particulièrement celui-là, si on ne va pas à un affrontement central et une grève générale, on ne gagnera pas.  »

Un sursaut d’orgueil

Mich’ : «  Un truc m’a fait pleurer d’émotion. Cet automne, deux facteurs faisaient grève depuis plusieurs jours et ils ont voulu mettre des gens pour faire leurs tournées. Ça ne se fait pas de remplacer un gréviste. Le mec perd ses ronds alors il faut au moins qu’il y ait un impact sur les usagers, sinon ça ne rime à rien. Ça a suscité un espèce de vent de révolte dans le bureau, un truc hallucinant. Ça a commencé un peu à gueuler. Alors le chef d’établissement est venu et a décidé de faire une AG dans la travée au milieu du bureau, un peu comme un cowboy. Il a voulu justifier le fait que les deux tournées allaient être couvertes. Et là c’était super drôle : il s’est pris une levée de boucliers et s’est retrouvé acculé contre un casier. Il prétextait que c’étaient les ordres au-dessus, qu’il y était pour rien. Il a fini par partir en disant ‘‘voilà c’est comme ça’’. Et là, dans tout le bureau, les gens disaient « oh ce n’est pas possible là ». Alors tout le bureau est sorti à l’extérieur, même ceux qui ne bougent jamais. On a fait redescendre le boss. Quelqu’un lui a dit : ‘‘c’est très simple, si les deux tournées sortent, les 70 autres restent au bureau. À vous de choisir.’’ Il a vite choisi : les deux tournées de grévistes sont restées à découvert.  »
Sam : «  Mais il ne faut pas oublier que ce jour-ci, des grévistes de la SNCF, des impôts et des forestiers étaient venus à 6h du mat faire une AG et dire ‘‘écoutez-nous, on lutte, on est partis en grève illimitée, il faut que tout le monde parte pour qu’on bloque l’économie’’. Les facteurs ont applaudi, semblaient d’accord, mais quand la question s’est posée de faire grève, on a été seulement deux à partir. Tout le monde est rentré à l’intérieur pour travailler normalement. C’est au moment où ils voulaient que les tournées des quelques grévistes soient assurées qu’ils se sont mis à gueuler. Pour moi, ça ne rime à rien. C’est une façon de se déculpabiliser de ne pas avoir fait grève. En même temps, c’est chouette qu’ils l’aient fait mais pour moi ça n’a pas beaucoup de sens.  »

Des faux prétextes ?

Nono : «  Au départ j’avais de l’empathie quand un collègue disait ‘‘je veux faire grève mais j’ai vraiment besoin de thune’’. Sauf que tu réalises que souvent, derrière, il y a aussi des choix de consommation, de mode de vie, d’acheter une grande maison, une grosse voiture et d’avoir plein d’emprunts. Il y en a marre de cette excuse perpétuelle de l’argent  ; en tous cas que ça bloque toute possibilité de résistance collective.
L’exemple caricatural c’est quand certains disent ‘‘je ne peux pas pas trop partir en grève…’’, et trois phrases plus tard : ‘‘ouais cet hiver y’a pas moyen que je ne puisse pas aller au ski’’ (…).On sait que la lutte c’est super galère. C’est fatiguant, t’as de l’herpès, de l’eczéma, tu maigris, t’en peux plus, tu fais que fumer des clopes, etc. Mais des collègues qui luttent depuis longtemps, qui à l’époque y ont passé des journées et des semaines, ils continuent à repartir en grève encore aujourd’hui, même s’ils sont fatigués. Parce que ce qui les motive, c’est la dignité et des convictions profondes. Comme disait l’autre, ‘‘il faut choisir entre être libre ou se reposer’’. La thune ou l’épuisement comme impossibilité totale à partir en grève ce sont un peu des faux arguments.  »

Bilan

Pascal & Édith : «  Il faut dire aux collègues : ‘‘on a perdu’’. Il faut être clair là-dessus. Parce que des syndicats disent : ‘‘c’est bien, on a gagné la bataille de l’opinion’’. Mais alors qu’on n’a rien gagné, on a tout perdu. Non il faut être clair et dire qu’on a perdu pour analyser cette défaite et pouvoir rebondir la prochaine fois.  »

Petit cours de novlangue postale

Ne dites plus «  usagers  » mais «  clients  ».
«  Centre de tri  », c’est dépassé. Parlez de «  PIC  » (plateforme industrielle de courrier). 
«  Bureau de poste  », c’était au XXème siècle.
Maintenant, on dit «  PPDC  » (plateforme de préparation et de distribution de courrier).

Présentation

Michel, manutentionnaire à Terray, 30 ans de boîte.
Hervé, guichetier à Terray, 15 ans de boîte,syndiqué à Force Ouvrière (FO).
Nono, factrice à Terray, en CDI depuis six mois après 12 CDD et une formation.
Pascal & Édith, salariés de la Banque Postale, plus de 25 ans de boîte, syndiqués à Sud.
Marc, facteur à Chavant, 35 ans de boîte,syndiqué à FO.
Mich’ & Oliv’, facteurs à Chavant, 3 et 8 ans de boîte.
Sam, facteur à Chavant, en CDI depuis 2008 après 14 CDD et 20 contrats-intérim depuis 2003.

La crise

Hervé : «   La crise, sur le quartier, on la prend de plein fouet. On voit la misère progresser assez rapidement. J’ai des gens qui retirent quarante centimes sur leur compte. Ça, trois ans en arrière, ça n’existait pas. Ici, ils achètent des enveloppes à l’unité. Ils ont besoin d’enveloppes pour payer les factures, en utilisent beaucoup - à l’unité ça coûte 75 centimes, par 10, c’est 6,80 euros - mais ils les prennent à l’unité parce qu’ils ont un euro sur eux et pas plus. De plus en plus de clients, avant de prendre un recommandé, ils demandent ce que c’est. Ils ont peur que ce soit des dettes, leur employeur. Sans les postiers, il y aurait de plus en plus de tension.  »
Pascal & Édith : «  Il y a énormément d’appels de gens qui sont à découvert et qui demandent qu’on leur passe leur chèque.  »

À Grand’Place, la Poste n’est plus qu’une boutique.

Hervé : «  À Grand’Place, ce n’est plus un bureau de poste, c’est une boutique. Tu ne peux plus aller là-bas pour chercher un recommandé. Alors, ça s’explique de deux manières : d’abord le prix des loyers est hallucinant. Et puis on a une clientèle dite ‘‘banque sociale’’ qui est celle du bureau de Terray, des quartiers, et que La Banque Postale à priori ne souhaite pas voir à Grand’Place et je ne pense pas non plus que les dirigeants de Grand’Place souhaitent voir cette population faire la queue dans la galerie.  »

Besoin d’humain

Hervé : «  La réflexion qu’on entend de plus en plus souvent, quand je redirige mes clients vers un automate, c’est ‘‘je veux parler à un être humain’’, ‘‘je veux qu’il y ait de l’emploi, je ne veux pas que les gens soient au chômage, parce que moi-même j’y suis...’’. Les gens se tournent de plus en plus vers l’humain. J’ai jamais vu un besoin d’humain comme maintenant. Et ça se ressent au niveau du marketing parce que c’est ce que les boîtes essayent de traduire, de l’humain. Sauf qu’elles essayent de traduire de l’humain commercialement parlant. (…) Le vrai challenge, c’est que l’humain revienne dans la société. Moi mes réseaux sociaux, c’est les gens avec qui je parle. Et je pense que c’est peut-être comme ça qu’on va y arriver.  »

L’urbanisme plombe le moral

Nono : «  Terray, c’est tout ce qui est ‘‘Grenoble sud’’, en-dessous des grands boulevards. C’est gris. Bon, quand tu distribues à la Villeneuve, dans les vieilles rues des Eaux-claires ou dans certains endroits de la Capuche, il y a encore des trucs qui restent. Parce que moi, ce que j’aime dans le métier, c’est le plaisir de traverser la ville et d’aller dans des bars paumés, des boulangeries, des escaliers trop bizarres, des cours trop étranges. J’adore ça. Alors que tout le sud de Grenoble, avec les nouveaux quartiers comme Vigny-Musset et autres zones très résidentielles, tu sens le glauque dans la disparition de la vie sociale. C’est à dire que tout est concentré autour de Grand’Place et dans les quartiers il n’y a plus de PMU, de petits bars, il n’y a plus rien et tu ne vois que du béton, que du gris. Les ascenseurs et les escaliers se ressemblent tous. À Vigny-Musset, tout est pareil, exactement pareil. Tout ça me pèse sur le moral. Certaines matinées, tu ne croises personne, en plus tu distribues surtout de la pub de merde, tu te dis ‘‘merde, je suis au fin fond de nulle part’’, avec des gens qui sont loin de tout et je leur distribue juste des pubs pour Damart, Marionnaud, la Fnac...
Alors qu’à Chavant, les quartiers nord, même s’il y a des quartiers pourris comme la caserne de Bonne ou Europole et des quartiers très bourgeois où ça me fait chier de distribuer là-bas, n’empêche qu’il y a plus d’interactions, de vie de rue.  »

C’était un beau métier

Oliv’ : «  Prendre une lettre dans la rue, maintenant tu n’as plus le droit. Parce qu’il y a les ‘‘collectes primo’’, des systèmes mis en place par La Poste et qui sont payants... C’était un beau métier. Il y a 10 ans ça l’était encore, t’arrivais à rendre des services aux gens, tu pouvais leur faire plaisir. Maintenant on est obligés de leur refuser, c’est super lourd.  »
Michel : «  Hier, au XXeme siècle, le postier amenait naturellement, à la demande, le pain, la pharmacie, le journal, à ses ‘‘usagers’’. Cela s’appelait un lien social. Aujourd’hui, au XXIème siècle, la Poste impose une marchandisation de ces services. Tout doit être payant pour les ‘‘clients’’.  »
Sam : «  De toute façon, 90% de ce qui est distribué par La Poste n’a pas lieu d’être et devrait disparaître. Tout ce qui est pub ou pub déguisée. Parce que ça n’a aucune utilité sociale. (…) Ce qui est cocasse aujourd’hui c’est que les factures sont dématérialisées – par exemple, les gens reçoivent leur facture EDF en ligne – mais comme la boîte a quand même besoin de garder un contact avec « le prospect « , elle envoie des pubs par courrier. Donc elle dit ‘‘voilà, faites des virements électroniques, c’est plus vert, ça sauve la planète’’. Mais à côté, ça lui permet d’envoyer deux fois plus de pub papier. (…) La presse bénéficie de tarifs postaux avantageux. Ça avait un sens avant de subventionner la presse quand c’était pour défendre des médias libres. Mais là, toute la presse qui est livrée par La Poste, qui bénéficie des tarifs presse, c’est Télé Z, Le Dauphiné Libéré, Le Journal de la bière, tous les journaux de mutuelles, etc. Certains des vrais journaux indépendants, comme La Hulotte, ne peuvent plus passer en tarif presse parce qu’ils n’ont pas assez de régularité dans la diffusion. Aujourd’hui la presse qui transite par La Poste, ce n’est pas de la presse libre. Pour un Monde Diplomatique, t’as plus de cent Daubé et autres merdouilles.  »
Hervé : «  Tout ce qui s’est passé à France Télécom s’est passé à La Poste avec 3, 4, 5 ans de retard. Les bureaux de poste, on a appelé ça ‘‘grand public’’, puis ‘‘réseau’’, puis ‘‘l’enseigne’’. Pourquoi l’enseigne ? Parce que l’ambition de La Poste, c’est d’être une grande surface.  »
Sam : «  À Chavant ce qui a changé, c’est qu’avec Facteurs d’avenir, pas mal de jeunes sont un peu montés en grade ou espèrent être promus. Ils n’ont donc pas envie de se battre parce qu’ils se disent que s’ils ouvrent leur gueule, c’est compromis pour leur avenir. Ce qui est débile, parce que, de toute façon, ils ne vont arriver à rien dans cette Poste. Il n’y a pas d’avenir.  »
Mich’ & Oliv’ : «  En Allemagne le métier de facteur c’est des précaires, femmes au foyer, retraités, ou étudiants, employés par intérim, qui font juste de la distribution en récupérant les dépôts de telle ou telle rue. Le boulot d’avant se passe dans des énormes centres de tri qui préparent les dépôts et où les employés font juste de la manutention. En France, on n’en est pas encore là, mais ils vont se diriger de plus en plus vers ça. Il faut qu’ils réussissent à investir suffisamment pour les machines qui vont nous remplacer. Pour les nouveaux centres de tri, ils ont déjà investi des milliards d’euros. Ça leur a permis de réduire considérablement le nombre d’employés.  »